Skip to main content

Full text of "Oeuvres. Pub. par le baron Kervyn de Lettenhove"

See other formats


ACADÉMIE  ROYALE  DE  BELGIQUE. 


TYPOGRAPHIE  DE   M.   WEISSENBRUCH ,   IMPRIMEUR  DU  ROI 
7,    RUE    DU    MUSÉE. 


ŒUVRES 


GEORGES   GHASTELLAIN 


PAR  M.  LE  BARON  KERVYN  DE  LETTENHOVE 

MEMBRE    DE    L'ACADÉMIE    ROYALE    DE    BELGIQUE. 


TOME    DEUXIEME. 


CHRONIQUE 

1430-1431,  1452-1453. 


BRUXELLES, 

F.  HEUSSNER,  LIBRAIRE-ÉDITEUR, 
U,    PLACE    SAISTE-GCDCLE. 

1863 


£05360 

De 


CHRONIQUE 


GEORGES  CHASTELLAIN 


LIVRE  II. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Comment  le  duc  de  Bourg'ongne  mist  sus  l'ordre  de  la  Toyson  d'or  • . 

Vous  avez  ouy  les  hautes  solempnités  des  noces  de  ce 
duc  qui  furent  faites  dedens  la  riche  ville  de  Bruges,  dont 
les  haulx  et  grans  estats  des  dames  et  seigneurs,  enseml3le 

«  Nous  avons  publié  le  premier  livre  d'après  le  teste  d'Arras,  coUa- 
tionné  avec  celui  de  Florence.  Le  manuscrit  n»  176  de  Florence  étant 
beaucoup  plus  complet  pour  le  livre  II,  nous  le  reproduirons  de  préfé- 
rence ,  en  nous  bornant  à  faire  usage  des  meilleures  variantes  du 
manuscrit  d'Arras. 

Dans  les  manuscrits  de  Florence  et  d'Arras,  la  division  en  chapitres 

TOM.     II.  i 


6  CHRONIQUE 

les  manières  et  somptueuses  décorations  de  la  feste,  ont 
esté  déclarées  pleinement  par  articles,  et  comment  aussi 
ce  noble  prince,  le  jour  de  ses  noces  principal,  par  un 
mardy  xV  '  jour  de  janvier,  se  présenta  premièrement  et 
se  monstra  partant  de  sa  chambre  lui  xxiv''  de  nobles  che- 
valiers portans  au  col  l'ordre  de  la  Toyson  d'or,  tous  sem- 
blables à  luy,  lequel  ordre  par  longtemps  devant  avoit 
esté  pourpensé  en  la  secrète  ymagination  de  ce  duc,  mais 
non  jamais  descouvert  encore  jusques  ceste  heure  ;  lequel 
entre  toutes  les  hautes  choses  onques  entreprises  par 
avant  en  prince  chrestien,  cestui  sembleroit  estre  un 
des  haulx  et  courageux  attemptemens  qui  onques  y  fût, 
et  l'ordre  de  plus  grand  pois  et  mistère,  entendues  les  très- 
anciennes  racines  dont  le  nom  est  sorty,  et  lesquelles^ 
lues  et  relues  es  hautes  royales  cours  diverses  par  le 
monde,  tant  de  Gédéon  comme  de  Jason^  n'ont  onques  tou- 
tesvoyes  esté  aherses'  par  nulluy,  fors  maintenant  que  le 
haut  courage  de  ce  prince,  tendant  à  excellence  aucune 
et  singularité  de  gloire ,  l'a  appliqué  à  sa  très-excellente 
bonne  volenté  qu'avoit  de  bien  faire,  souverainement  en 
soy  exhiber  vray  humble  serviteur  de  Dieu,  prest  deffen- 
deur  de  la  sainte  foy,  quéreur  du  bien  publique  et  dili- 

n'existe  qu'en  quelques  endroits.  Nous  l'avons  établie  dans  tout  le 
cours  du  récit,  partout  où  elle  faisait  défaut. 

Une  lacune  de  sept  années  existe  entre  ce  livre  et  le  tome  1".  Les 
principaux  événements  qu'elle  comprend  sont  :  Tavénement  de 
Charles  VII,  les  batailles  de  Gravant  et  de  Verneuil,  le  siège  d'Orléans, 
Il  venue  de  la  Pucelle,le  sacre  de  Charles  YII  à  Reims. 

•  Lisez  :  Mardi  x  janvier.  On  avait  écrit  d'abord  :  Dimanche  xv,  mais 
le  mot  «  dimanche  »  a  été  effacé. 

^  Olivier  de  la  Marche  raconte  que  le  duc  Philippe ,  en  fondant 
l'ordre  de  la  Toison  d'or,  n'avait  songé  qu'à  Jason.  Ce  fut  Jean  Ger- 
main, chancelier  de  l'ordre ,  qui  l'engagea  à  prendre  plutôt  Gédéon 
pour  modèle. 

'  Aherses,  saisies. 


DE  CIÏASTELLAIiN.  7 

gent  insécuteur  de  toute  honneur  et  vertu.  En  quoy,  entre 
tant  de  tribulations  et  misères  que  veoit  par  le  monde  et 
avoit  vu  jusques  icy,  qui  l'attristoient,  les  veines  luy  cui- 
soient  en  ardeur  de  une  fois  soy  pouvoir  monstrer  exécuteur 
de  son  noble  couvert  désir,  par  faire  chose,  non  pas  tant 
seulement  honorable,  mais  méritoire,  s'il  pouvoit,  et  fruc- 
tueuse au  monde  ;  par  quoy  en  excellence  de  si  singulière 
bonne  volenté  qu'il  portoit,  non  donnée  totalement  à  la 
vanité  de  ce  monde,  mais  à  gloire  de  fruit  perdurable, 
justement  il  pouvoit  et  de  voit  songer,  et  de  fait  par 
longtemps  estudia  et  songea  en  ceste  très-excellente  et 
très-glorieuse  ymage  et  enseigne  de  la  Toison,  laquelle, 
à  cause  de  Jason,  on  peut  surnommer  d'or,  et  quant  ap- 
pliquée seroit  à  Gédéon,  pour  cause  que  l'or  appartient 
à  porter  aux  chevaliers,  sy  se  peut-elle  nommer  justement 
aussi  toyson  d'or,  comme  l'autre,  dont  cy-après,  par  un 
chapitre  à  par  luy,  vous  sera  déclaré  l'entendement  qu'il 
pouvoit  avoir  à  tous  deux  et  non  soy  parant  de  l'un  pour 
rebouter  l'autre,  auquel  détermination  s'est  arresté  et  les 
causes  et  raisons  pour  quoy. 

Sy  est  vray  qu'en  hautesse  de  cœur  et  de  singulier 
bon  vouloir,  luy  qui  se  sentoit  prince  puissant  en  sa 
droite  fleur  de  vertu  et  de  raddeur,  prist  à  par  luy  le  plus 
haut  mistère  d'ordre  qui  se  pouvoit  penser,  mais  la  cause 
pour  quoy  il  prist  ordre  en  luy  et  que  longtemps  avoit 
estudié  à  en  mettre  sus  une,  ceste-là  seroit  bon  à  savoir, 
et  seroit  convenable  qui  la  sauroit,  et  bien  spécial  de  la 
mettre  avant,  considéré  que  moult  de  grans  et  haulx 
princes  chrestiens,  roys,  empereurs  et  ducs  par  le  monde 
sont,  en  qui  maisons  onques  pour  gloire,  ne  haute  for- 
tune qui  y  entroit,  nulles  ordres,  nulles  singulières,  ne 
solemi)nelles  portanges  n'y  ont  esté  mises  sus,  souveraine- 


8  CHRONIQUE 

ment  en  ce  royaume  de  France ,  dont  le  chef  et  le  roy 
onques  ne  mist  sus  telle  fraternité,  ne  telle  religion  en 
chevalerie,  par  quoy ,  moy  informé  '  de  la  cause  qui  de  lon- 
gue racine  a  esté  produite  et  traite  premier  que  venir 
en  efiPet,  et  qui  est  honorable  moult  et  méritoire  à  ces- 
tuy  prince  qui  a  esté  inspiré  d'y  entendre,  je  vous  diray 
les  causes  originelles  et  les  premières  racines  dont  luy  est 
mu  pensement  à  mettre  sus  ordre,  sans  avoir  encore  pensé, 
ne  délibéré,  ou  au  moins,  si  pensé  l'avoit,  sy  l'avoit-il  celé, 
de  mettre  sus  celle  ou  telle ,  combien  qu'en  ensievant  la 
nature  de  son  père  le  duc  Jehan  qui  en  son  temps  moult 
a  voit  eu  grans  affaires  en  France  et  portoit,  à  entende- 
ment de  pluseurs  grandes  choses,  le  rabot",  cestui,  non 
veuillant  fuir  l'entendement  de  son  père  par  moins ,  ains 
plustost  l'approcher  par  plus  vive  signification  et  plus 
ague,  selon  le  temps  que  veoit,  prist  et  mist  sus  pour  en- 
seigne perpétuel  de  sa  maison  le  fusil  %  lequel,  s'il  le  prist 
sans  conseil  que  de  luy,  sy  ne  le  prist-il  sans  mistère,  me 
semble,  entendible  àchascun;  par  quoy,  là  où  se  songea 
nne  générale  enseigne  de  telle  substance,  non  merveil- 
les, si  en  songeant  à  chose  espécialle  qui  pourroit  et  de- 
vroit  estre  chief  de  sa  gloire,  il  mist  avant  chose  moult 
haute  et  singulièrement  exquise,  et  bien  convenoit  que 
l'un  sievist  l'autre. 

*  Ces  informations  auxquelles  Chastellain  fait  allusion,  étaient  dues 
sans  doute  à  Lefebvre-Saint-Rémy,  roi  d'armes  de  l'ordre  de  la  Toison 
d'or. 

"  Le  rabot  avait  été  choisi  comme  une  menace  adressée  aux  parti- 
isans  du  duc  d'Orléans  qui  portaient  pour  emblème  un  bâton  noueux, 

'  Le  fusil,  dont  la  forme  rappelle  la  lettre  initiale  du  mot  :  Bour- 
gogne, paraît  s'expliquer  par  cette  ancienne  devise  :  Ânte  ferit  quant 
Jfammanticet. 


DE  CHASTELLAIN. 


CHAPITRE  II. 


Comment  le  duc  de  Bethfort  voulut  avoir  trop  haute  main  sur  le  duc 
de  Bourgong'ne  et  lui  proposa  que  il  voulsist  prendre  et  porter  l'ordre 
de  la  Jarretière. 


Or  avez  oiiy  par  cy-devant  assez  comment  le  duc  pré- 
sent avoit  donné  en  mariage  sa  sœur  Anne  au  duc  de 
Bethfort ,  régent  soy-disant  de  France  ou  nom  de  son 
nepveu  Henry  jeusne  roy  d'Engieterre',  et  comment,  à 
cause  d'alliances  si  prochaines  comme  de  mariage,  en 
renforcement  encore  des  premières  alliances  faites  géné- 
rales entre  le  roy  d'Engieterre  et  luy,  il  avoit  entre  ces 


'  Il  est  toutefois  à  remarquer  que  le  13  octobre  1429,  c'est-à-dire  le 
jour  même  de  la  mort  du  comte  de  Salisbury,  le  duc  de  Bourgogne 
avait  été  créé  lieutenant  général  du  roi  d'Angleterre  à  Paris.  (Docu- 
ments déposés  à  la  Bibliothèque  impériale  de  Paris.)  Les  Anglais 
avaient  fait  beaucoup  pour  le -duc  de  Bourgogne.  Le  8  septembre  1423 
Henri  VI  lui  avait  donné  les  villes  de  Péronne ,  Montdidier,  Roye, 
Tournay,Mortagne  et  Saint-Amand.  Le  duc  de  Bourgogne  les  accepta 
le  lendemain  par  une  déclaration  fort  remarquable  ;  «  Savoir  faisons 
«  que  pour  ce  que  ladite  ville  de  Tournay  n'est  pas  pour  ce  présent 
«  obéissant  à  mondit  seigneur,  nous  promettons  par  la  foi  et  serment 
«  de  notre  corps  et  en  parole  de  prince,  de  faire  diligence  et  notre  vray 
«  et  loyal  povoir  de  réduire  et  remettre  ladite  ville  de  Tournay  et  les 
><  manans  et  habitans  dicelle  en  la  bonne  obéissance  et  subjection  de 
«  mondit  seigneur  le  roy  dedans  le  le'  jour  du  mois  de  juillet  prou- 
«  chainement  venant  ;  et  s'il  advenoit  que  dedans  ledit  premier  jour 
«  d'icelluy  mois  ne  le  pourrions  faire,  et  il  plairoit  à  notre  dit  seigneur 
«  le  roy  et  ù  notre  dit  frère  le  régent  entendre  par  puissance  ou  autre- 
«  ment  à  la  réduction  de  ladite  ville  de  Tournay,  nous  promettons 
«  loyalement  en  bonne  foy  et  parole  de  prince  de  y  aidierùnostre  pou- 
'(  voir.  "l'Archives  de  l'empire  à  Paris.  J.  249.)  Au  moment  môme  où 
le  duc  de  Bedford  offrait  au  duc  Philippe  l'ordre  de  la  Jarretière, 
Henri  VI,  par  une  nouvelle  donation  du  8  mars  1429  (v.  st.),  lui  attri- 
buait la  Champagne  et  la  Brie.  Le  duc  répondait  à  ces  faveurs  par  des 
protestations  de  dévouement.  Une  de  noschartes,transportéesà  Vienne, 
expose  V amour  que  le  duc  de.  Bourgogne  •porte  au  roi  d'A  ngleterre. 


10  CHRONIQUE 

deux  princes,  le  duc  régent  et  luy,  une  très-singulière  et 
espéciale  habitude  et  une  très-amiable  et  privée  commu- 
nication souvent  ensemble,  par  apparence  au  moins  de 
dehors  longuement,  comme  ceux  qui  de  l'un  l'autre 
avoient  à  faire  tous  les  jours,  tant  à  cause  de  la  fraternité 
comme  des  grans  et  haulx  affaires  de  ce  royaulme,  dont 
chascun,  en  sa  portion,  pouvoit  et  vouloit  estre  chief  dis- 
positeur,  l'un  comme  régent  y  estant  entré  par  conqueste, 
et  l'autre  comme  juste  querelleur  y  ayant  domination  et 
seigneurie  par  nature  ;  en  quoy  longtemps  assez  douce- 
ment se  comportèrent  d'accort  ensemble,  jusques  orgueil 
qui  volentiers  aguise  la  corne  aux  Angles  et  la  leur  fait 
bouter  dehors  lorsque  se  trouvent  en  régnation  et  avoir  les 
bras  deseure,  fist  desvoyer  cestuy  duc  angles  de  bon  train 
accoustumé,  et  veuillant  avoir  trop  haute  main  par  desur 
son  beau-frère  le  duc  bourguignon,  tendoit  à  le  pincher 
couvertement  par  pluseurs  et  diverses  hautaines,  comme 
régent  représentant  la  personne  du  jeusne  roy  angles,  se 
disant  roy  de  France  et  maintenu  aussi  à  celle  heure 
du  duc  bourguignon  pour  tel,  par  la  querelle  qu'il  avoit 
encontre  le  vray  héritier. 

Or  est  vray  que  assez  bonne  pièce  par  avant  que  l'amour 
devint  à  estre  toute  refroidie  entre  ces  deux,  le  duc  régent, 
en  une  assemblée  que  se  trouvèrent  ensemble,  une  heure 
entre  les  autres,  soy  avisant  de  la  forme  et  durable  régu- 
lation anglaise  en  France,  dont  avoit  le  plus  fort  membre 
devers  luy  et  par  mariage  et  par  alliance  jurée  (c'estoit 
cestui  duc  de  Bourgongne),  luy  va  mettre  en  termes  et  pro- 
poser comment  il  avoit  bien  grand  désir,  pour  renforce- 
ment de  leurs  amours  et  alliances  plus  estables,  que  il 
voulsist  prendre  et  porter  l'ordre  de  la  Jarretière,  de  la- 
quelle tant  de  haulx  princes  autrefois  avoient  esté  frères. 


DE  CHASTELLAIN.  H 

et  encore  estoient,  et  de  fait  pour  mieux  venir  à  ses  in- 
tentions ,  espérant  que  à  sa  prière  le  pourroit  faire  encli- 
ner ,  très  -  instamment  luy  requist  qu'en  faisant  tant 
d'honneur  au  roy  anglois  et  à  tout  le  linag-e,  qu'il  luy 
plust  à  prendre  ledit  ordre  de  la  Jarretière,  car  n'avoit 
chose  au  monde,  ce  disoit,  dont  ledit  roy  et  la  compagnie 
se  tiéndroient  plus  à  paré,  ne  qui  leur  pouvoit  estre  plus 
propre,  ne  à  luy  aussi  pareillement,  pour  estre  à  tousjours 
mais  une  mesme  chose ,  une  inséparable  perpétuelle 
liaison  en  amitié  ensemble,  pour  faire  ploier  toutes  na- 
tions et  puissances  royales  et  toutes  roideurs  et  résisten- 
ces  chrestiennes  devant  leur  bras,  dont  voirement  ne 
mentoit  pas  si  son  intention  eust  pu  tirer  fruit  de  sa 
prière,  laquelle  il  fondoit  en  espoir;  mais  le  jeusne  sage 
duc  qui  léger  n'estoit  pas  à  soy  tost  abandonner  à  riens 
sans  en  avoir  délibéré  beaucoup,  et  notant  tantost  la  haute 
gravité  du  cas  en  quoy  on  le  vouloit  attraire  et  le  mener 
de  franchise  en  obligation  par  prières  ausquelles  ne  de- 
voit  point  fort  estre  affecté  (ce  luy  sembloit),  tantost  pensa 
en  luy-mesme  que  par  aucunes  gracieuses  manières  de 
faire  et  de  parler,  sans  donner  refus  entièrement  et  sans 
donner  espoir  aussi  de  l'accepter,  il  pourroit  faire  différer 
la  chose  et  la  mettre  en  traynée  jusques  à  une  autre 
fois,  et  de  fait,  par  autres  paroles,  intervalles  promettant 
à  y  penser  dessus,  en  cuidoit  rompre  le  langage.  Mais  tant 
se  trouva  pressé  des  prières  de  son  beau-frère  que  fînable- 
ment  il  se  convenoit  rendre  à  une  conclusion  de  :  oy  ou  de 
nenny  ,  et  ne  veoit  manière  d'en  pouvoir  eschapper  autre- 
ment. Lors  commença  à  aviser  le  tronc  de  la  racine  de 
son  extraction  et  comment  il  estoit  party  d'une  maison 
dont  onques  nul  de  ses  devanciers  ne  s'estoit  asservy 
autre  part,  et  jugeant  en  luy-mesmes  sa  nature  là  où  elle 


12  CHRONIQUE 

])ortoit  et  porter  devoit  affection,  et  là  où  elle  devoiî 
astre  plus  raisonnablement  contraire  que  amie,  quoy- 
que  en  présent  il  en  convenoit  dissimuler  par  doloreux 
accident ,  toutesvoyes  non  amant  d'amour  cordial  les 
Ang-lès  et  non  quérant  à  demourer  leur  perpétuel  allié 
en  forlig-nant  de  ses  pères ,  mais  que  Dieu  luy  donnast 
grâce  de  vivre  et  de  venir  à  ses  bonnes  intentions;  et 
considérant  aussi ,  si  une  fois  il  acceptoit  cest  ordre,  à 
tousjours  mais  de  son  vivant  il  seroit  obligé  et  astraint 
à  eux  et  lyé  et  relyé  par  promesse  et  serment  de  plus 
en  plus  fort,  dont  jamais  après,  pour  nulle  rien  qui  ad- 
venir pust,  ne  se  pourroit  distraire,  ni  estordre,  certes 
s'avisa  à  coup  '  d'un  notable  expédient  bien  subtil  ;  et 
dist,  en  regrâciant  doucement  son  beau  -  frère  de  l'hon- 
neur qu'il  luy  offroit  et  lequel  il  réputoit  à  très-haut ,  mais 
jà  longtemps  avoit,  ce  dist,  que  luy-mesmes  avoit  eu  in- 
tention d'en  mettre  sus  une,  et  que  en  secret  avecques 
aucuns  de  ses  plus  espéciaux  en  avoit  parlé  jà  et  tenu 
conseil  sur  les  manières  et  conditions  qui  y  appartien- 
droient;  parquoy,  puisque  le  cas  estoit  jà  mis  en  termes 
et  en  propos,  ce  ne  luy  sembloit  point  honneur  s'il  ne  le 
boutoit  outre  ;  et  partant  luy  requéroit  de  support.  Luy 
remonstra  doucement  les  causes  par  lesquelles  le  devroit 
tenir  pour  excusé,  feignant  que,  ce  n'eust  esté  cela,  il 
y  fust  volentiers  conclescendu,  désirant  à  garder  sa  que- 
relle et  son  amy  sans  faire  grief  à  luy-mesmes. 

Quant  le  duc  de  Bethfort  avoit  tiré  ceste  response  de 
son  beau-frère  li  duc  bourguignon,  qui  luy  estoit  toute 
nouvelle,  assez  se  trouva  entrepris,  et  n'eust  pas  cuidié 
que  jamais  eust  dû  mettre  avant  chose  parquoy  licitement 

'  Â  coiq),  youclaineraeut,  tout  à  coup. 


DE  CHASTELLAIN.  15 

se  fiist  pu  excuser  en  cecy ,  si  non  maintenant.  Quant 
il  vit  l'excuse  si  près  de  raison  que  la  prière  du  contraire 
ne  luy  sembloit  pas  lionneste,  et  non  pensant  si  parfond 
comme  le  couvert  refusant,  de  celle  heure  en  avant  s'en 
tint  à  content,  et  non  quérant  de  l'en  traveiller  plus,  se  dé- 
porta de  luy  en  faire  plus  requeste,  qui  estoit  la  chose  que 
le  duc  de  Bourgongne  quéroit  et  pourquoy  il  avoit  donné 
cecy  à  entendre  :  dont  après,  toutesvoj'-es,  pour  donner 
vertu  à  ses  paroles  qui  pourroient  estre  divulguées  en 
temps  advenir  en  pluseurs  lieux  et  escliarnir  '  de  dérision 
qui  ne  les  feroit  sortir  à  effet,  justement  et  raisonnable- 
ment doncques,  cestuy  haut  et  noble  prince ,  de  celle 
heure  en  avant,  devoit  bien  songer  en  ce  que  luy-mesmes 
avoit  proféré,  et  mettre  diligence  en  bouter  avant  ce  que 
avoit  certifié  avoir  eu  en  long  propos,  ou  ses  paroles 
n'eussent  point  esté  consemblables  à  son  estât,  ne  à  la 
hautesse  de  sa  personne,  lequel,  s'il  avoit  rien  dit,  se 
devoit  bien  juger  et  congnoistre  tel  aussi  pour  les  pouvoir 
faire  autant  que  prince  de  son  temps.  Et  ainsy,  fuyant  la 
liaison  angloise  nouvelle  par  astrinction  d'ordre,  demoura 
en  sa  propre  ancienne  liberté,  par  fiction  de  vouloir  lyer 
autruy,  qui  est  cas  bien  de  noter  à  ceux  qui  enquérir  vou- 
droient  en  temps  advenir  de  la  cause  mouvant  ce  duc  de 
mettre  sus  une  si  haute  et  si  excellente  mistère  d'ordre 
comme  est  celuy  de  la  Toyson  d'or,  car  par  enquérir  de 
cecy,  ils  trouveront  la  très-espéciale  loyaulté  qu'avoit  en- 
vers sa  mère-maison,  la  maison  de  France,  de  laquelle 
pour  fortune,  ne  pour  accident  nul,  ne  pour  cuisance  de 
plaie  que  pou  voit  avoir  et  dont  il  espéroit  bien  que  une 
fois  il  en  seroit  réparé,  il  n'avoit  intention,  ne  nature,  ne 

•  Escharnir,  railler,  couvrir  de  dérision. 


\i  CHRONIQUE 

volenté  qui  l'en  pust  fourtraire,  ne  qui  luy  pust  roster 
sa  due  et  naturelle  affection  pour  donner  reprochable 
faveur  autre  part,  combien  que  en  son  venir,  par  cour- 
rage  et  par  constrainte  et  par  querelle  excusable,  il  la 
feig-noit  avoir  et  porter,  comme  assez  est  déclaré  dessus 
en  mon  premier  livre',  en  le  commencement  de  l'alliance 
que  prist  avec  le  roy  angles  après  le  trespas  de  son 
père,  là  où  à  l'heure,  quant  il  la  prist,  elle  luy  estoit  plus 
honorable  et  plus  licite  que  ceux  qui  la  requirent,  et  en 
firent  grande  instance  de  l'avoir  contre  luy  pour  le  battre 
mesmes  du  baston  dont  ils  se  doubtoient  estre  battus  ^  En 
laquelle  chose,  si  cestuy  duc,  guerroieur  juste  de  sa  pro- 
pre maison,  s'est  monstre  léal  François,  piteux  et  plein  de 
compassion  sur  les  calamités  d'icelle,  encore,  avecques 
croissance  d'eage  et  de  félicité,  et  avecques  longue  et  très- 
haute  régnation  augmentée  tousjours  ,  plus  est  venu 
avant,  plus  a  voulu  monstrer  par  effet  son  cœur  fran- 
çois,  la  noble  converse  de  sa  loyaulté,  de  sa  franchise  et  de 
sa  noblesse,  non  pas  en  cas  communs,  ne  en  choses  légères, 
mais  en  toutes  œuvres  exquises,  dont  il  n'a  esté  nulles 
pareilles  en  long  temps  devant  luy,  comme  les  cas,  quant 
ils  cherront  en  leurs  lieux  pour  estre  récités ,  donneront 
tesmoignage  assez  du  mérite  et  los  qu'il  en  pourra  avoir 
acquis. 

»  Vo!/ez  livre I",  cliap.  XVI  (tomel",  p.  83). 

2  Chastellain  semble  hésiter  à  justifier  Philippe,  allié  des  Anglais. 
«  Le  royaume  de  France,  dit  la  chronique  manuscrite  de  La  Haye, 
«  estoit  piteusement  désolé  par  envieuse  hayne  nourrie  entre  les 
«  princes  d'un  sang  et  d'un  hostel  venus.  » 


DE  CHASTELLAIN.  15 


CHAPITRE  ni. 

Comment  le  duc  bourgongnon  mena  sa  nouvelle  espouse,  la  duchesse, 
en  la  ville  de  Gand,  comme  en  la  ville  souveraine  du  pays. 

Je  laisse  passer  l'interprétation  de  cest  ordre,  quoy  et 
comment  il  a  esté  mis  sus  et  pour  quelle  cause,  et  retourne 
au  duc  nouveau  marié  et  fondateur  de  celuy  qui,  après 
ses  noces  faites  à  Bruges ,  si  magnifiques  que  nulles  de 
mémoire  d'homme  telles,  se  voult  disposer  d'aller  luy  et 
sa  noble  compagnie  à  Gand  et  de  mener  là  sa  nouvelle 
espouse,  la  duchesse,  comme  en  sa  ville  souveraine  du  pays 
et  celle  à  qui  plus  avoit  de  refuite  et  de  recours  et  sans 
laquelle  ne  pouvoit  traire  finances,  ne  aydesde  son  pays  de 
Flandres,  si  premier  ne  luy  eust  esté  accordé  droit-là'. 
Or  estoit  la  condition  telle  au  pays,  et  encore  est,  comme 
en  pluseurs  autres,  que  les  bonnes  villes  et  tout  le  pays 
en  général  doivent  aydes  et  subvention  d'argent  à  leur 
prince  à  l'heure  de  son  mariage  ;  par  quoy  maintenant, 
ayant  porté  frays  merveilleusement  grans,  et  désirant, 
comme  raison  estoit,  d'avoir  son  dû,  avecques  amour  qui 
l'incitoit  à  vouloir  faire  honneur  à  sa  ville  par  y  mener 
son  espouse  et  la  trè.s-haute  et  noble  seigneurie  estran- 
gière  qui  estoit  venue  avecques  elle,  comme  le  fils  du  roy 
de  Portingal  et  un  sien  autre  nepveu,  un  conte  %  ensemble 
grant  nombre  d'autres  chevaliers  et  grans  seigneurs  du- 

'  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  qu'en  Flandre  était  le  principal  siège 
de  la  puissance  des  ducs  de  Bourgogne  :«  Puyssance,  dit  Molinet,  suyt 
«  la  court  du  prince  et  se  tient  en  Flandre,  en  Brabant,  à  Bruges,  :i 
«  Gand,  en  Hollande,  en  Zélande  et  à  Namur,  et  est  trop  plus  flamen- 
'<  gueque  wallonne.  »  [Dits  et  faits,  p.  102.) 

-  Le  comte  de  Santarem. 


IG  CHRONIQUE 

dit  pays,  tantost  après  la  feste  des  nopces  faite,  se  party 
de  Briig-es,  et  en  riche  et  noble  appareil,  luy  et  la  du- 
chesse s'en  allèrent  à  Gand,  là  où  ils  furent  receus  eu 
telle  honneur  et  cérémonie  et  en  tel  haut  et  somptueux 
appareil  que  à  créature  mortelle.  Et  fust  roy  du  monde 
ou  empereur,  on  n'en  pouvoit  faire  plus,  et  sy  avoit  si  très 
tant  de  peuple  que  le  nombre  en  estoit  inestimable.  Gens 
d'église  portoient  processions  solempnelles,  revestus  de 
riches  chappes  et  aornemens,  portans  riches  et  précieux 
reliquaires,  et  toutes  les  rues  pleines  d'autels  dressés  là 
où  les  saints  et  précieux  reliquaires  reposoient  dessus, 
addestrés  de  mains  nobles  prélats,  évesques  et  abbés  pour 
donner  à  baiser  les  saintes  vraies  croix  et  autres  saints 
vassellemens',  à  l'heure  quant  par  là  passeroient.  Les  rues 
estoient  tendues  et  encortinées  de  haut  en  bas,  et  n'y 
veoit-on  maison  nulle  part  où  on  passoit,  ne  à  peine  le 
ciel  par  en  haut,  pour  les  tendues  qui  alloient  au  travers. 
Toute  la  noblesse  du  pays  gantois,  retraite  et  mandée  de- 
dens  la  ville  et  accompagnant  la  seigneurie  et  la  lo}- 
d'icelle,  s'en  alla  à  cheval  au-devant  de  luy  en  la  plus 
haute  pompe  et  estât  que  pouvoit,  cliascun  qui  mieux 
mieux.  Et  avoit  des  personnages,  en  aucuns  quarrefour.< 
par  où  ils  passoient,  de  grant  entendement  et  que  moult 
bel  faisoit  à  regarder,  et  dont  les  figures  portoient  mis- 
tère.  Et  en  cest  estât,  avecq  maintes  autres  manières  et 
cérémonies  qui  seroient  trop  longues  à  raccompter  et  que 
j'ay  oubliées,  car  jeusne  enfant  estoye  encore^  ils  entrè- 


'   Vassellemens,  vases. 

^  Il  paraît  difficile  de  concilier  ce  passage  et  ce  que  Chastellain 
ajoute  au  chapitre  XXVI  sur  son  séjour  à  l'université  de  Louvain. 
avec  l'assertion  de  ses  biographes,  qui  invoquent  son  épitaphe  pour 
placer  sa  naissance  en  1405. 


DE  CHASTELLAIN.  17 

rent  en  la  ville,  et  passaiis  parmy  les  rues  ainsi  aornées, 
vinrent  jusques  en  leur  hostel,  qui  estoit  Lel,  là  oi^i  le 
soir  mesmes  les  seigneurs  de  la  loy,  avecques  les  députés 
de  la  ville  les  plus  notables,  vinrent  très-révéramment 
bienviengner  et  saluer  leur  duc  et  duchesse  ;  et  en  leur 
rendant  grâces  de  leur  bonne  Visitation,  leur  firent  aucuns 
gracieux  présens  bons  et  riches,  toutesvoyes  pour  un 
commencement,  car  savoient  bien  que  en  fin  il  en  con- 
viendroit  bien  faire  des  meilleurs,  comme  ils  firent; 
car  premier  que  partir  de  la  ville ,  on  luy  accorda  aide 
sur  tout  le  pays  de  trois  cens  cinquante  mille  couronnes 
d'or  pour  le  dû  de  son  mariage  ;  posé  que,  pour  briefté 
de  langage,  je  ne  mets  point  les  manières  et  cérémo- 
nies que  tenir  faut  et  que  cestui  prince  tint  à  l'heure, 
quant  se  disposoit  à  faire  la  demande,  car  autre  part  en 
mes  œuvres  en  est  déclaré  assez  la  manière  et  la  con- 
dition. 

CHAPITRE  IV. 

Comment  armes  furent  faites  à  Arras  entre  François  et 
Bourgongnons. 

En  Gand  doncques  fit  grant  chière  ceste  noble  seigneu- 
rie, et  y  tint  séjour  assez  longuet,  car  belle  ville  y  avoit  et 
moult  riche,  et  habondance  de  tous  biens  à  souhayt.  Sy 
ne  mets  plus  de  leur  festoiement  ;  car  souvenance  d'autre 
cas  nécessaire  à  escrire  m'en  oste  le  regart  et  me  trait  la 
plume  à  autre  afi^ection,  par  quoy,  vous  qui  avez  lu  mon 
premier  livre  ycy-devant",  il  vous  peut  bien  souvenir 

'  La  fin  du  premier  livre  de  la  chronique  de  Chastellain  n'a  pas  été 
retrouvée.  Voijez  Monstrelet,  IV,  p.  360. 


18  CHRONIQUE 

comment ,  vers  la  fin  d'iceluy,  je  traite,  comment  ce  jeusne 
duc  Philippe,  tirant  atout  son  armée  vers  Paris,  passa  par 
devant  la  cité  de  Senlis,  là  où  ses  ennemis  en  grant  nom- 
bre estoient  dedens,  et  comment,  à  la  requeste  d'aucuns 
nobles  hommes  du  dit  lieu ,  serviteurs  et  maintenans  la 
querelle  du  roy  Charles ,  furent  emprises  et  accordées  à 
faire  certaines  armes  à  cheval  dedens  un  jour  pris,  mais 
non  pas  si  tost  pour  pluseurs  causes  et  empeschemens 
qui  y  furent  remonstrées.  Et  fut  l'emprise  de  cinq  Fran- 
çoys  à  cinq  Bourgongnons  dont  les  noms  icy  sont  : 
pour  les  Françoys ,  messire  Théaulde  de  Valpargue  , 
Potton  de  Sainte-Treille,  messire  Philibert  de  Berssy, 
messire  Guillaume  de  Bez  et  l'Estandart  de  ^lilly  ;  et  pour 
les  Bourgongnons:  le  seigneur  de  Charuy,  messire  Symon 
de  Lalaing,  messire  Nichollede  Mouton,  Jehan  de  Vaudre 
et  Philibert  de  Mouton.  Lesquelles  armes,  puisque  elles 
avoient  esté  accordées  et  promises  devant  la  présence 
mesmes  de  ce  prince  et  par  luy  avouées,  il  estoit  bien 
raison  que  par  luy  fussent  sollicitées  pour  estre  mises  en 
leur  eifet,  et  qu'il  entendist  au  jour  qui  jà  approchoit; 
et  l'avoit  longuement  différé  pour  l'empeschement  de  ses 
nopces,  combien  que  les  seigneurs  ses  serviteurs  à  qui  le 
castouchoit,  nedormoient  point  enoubliance,  mais  en  por- 
toient  soing  et  sollicitude  assez,  comme  pour  eux-mesmes. 
Sy  estoit  j  à  venu  le  jour  si  près  que  le  tarder  n'y  pou  voit 
plus.  Sy  partit  le  duc  de  Gand  et  s'en  alla  par  Lille  en  sa 
ville  d'Arras ,  là  où  les  Françoys  vinrent  richement  ac- 
compagnés de  beaucoup  de  nobles  gens  de  leur  party  pour 
leur  faire  honneur  et  compagnes  en  leurs  armes,  car  es- 
toient gens  de  grant  fait  et  de  grand  pris,  entre  tous  ceux 
de  leur  party  des  mieux  renommés,  dont  l'un  d'eux  (c'es- 
toit  Potton  de  Sainte-Treille),  avoit  fait  autrefois  armes 


DE  CHASTELLAIN.  19 

en  ladite  ville  à  l'encontre  de  Lyomiet  de  Vandomme  de- 
vant ce  duc  mesmes,  comme  il  a  esté  traité  dessus  en 
mon  autre  livre  devant  cestuy-cy'.  Or  avoient  affaire,  ce 
savoient  bien,  à  l'encontre  de  gens  de  g-rans  pris  et  de  grant 
estât,  les  plus  exquis  et  les  plus  raddes  chevaliers  de  l'hos- 
tel  du  duc  auxquels,  comment  que  fortune  tournast,  on 
ne  pouvoit  gaigner  que  pris  et  honneur,  ce  leur  sembloit. 
Sy  en  estoient  plus  reconfortés  ;  et  en  estoient  tant  plus 
venus  de  gens  de  bien  avecques  eux  pour  en  veoir  l'a- 
venture. Et  pareillement  de  l'autre  lez  se  tinrent  moult 
à  content  aussi  d'avoir  à  faire  à  si  bonne  et  renommée 
gens,  les  meilleurs  et  les  mieux  renommés  qui  fussent 
en  la  frontière  de  France.  Sy  se  tint  chascun  à  heureux  de 
son  compagnon  et  disposa  de  son  harnois  et  de  sa  mon- 
ture soingneusement ,  comme  il  appartenoit,  pour  com- 
paroir au  jour  assigné. 

Or  vint  le  jour  désiré  à  toutes  les  deux  parties.  Et  le  duc 
monta  en  son  eschaffaut  qui  estoit  fait  sur  le  grant  mar- 
chié,  moult  richement  paré  et  tendu  de  riche  tappisserie 
et  de  drap  d'or;  et  là  vinrent  les  deux  parties,  les  vail- 
lans  nobles  chevaliers  et  escuiers  qui  dévoient  faire  leurs 
armes  l'un  encontre  l'autre ,  montés  et  armés  si  bel  et 
si  bien  que  oncques  nulles  gens  de  ce  temps  là  n'avoient 
esté  vus  en  tel  point ,  souverainement  les  Bourgongnons 
qui  en  fait  de  pompes  passoient  les  Françoys,  par  riches 
couvertures  de  drap  d'or  et  de  soye  et  de  montures  de 
pages,  richement  couvers,  diversement  l'un  de  l'autre; 
car  y  avoit  entre  eux  les  plus  pompeux  chevaliers  et  de 
plus  grand  cœur  de  leur  temps,  souverainement  le  sei- 
gneur de  Charny  qui  estoit  en  son  grant  venir  homme  de 

*  Ce  passage  de  la  chronique  de  Chastellain  manque,  mais  on  peut 
consulter  Pierre  de  Fenin  sur  cette  joute  qui  eut  lieu  en  1423. 


20  CHRONIQUE 

haut  liostel  et  le  plus  bel  clievalier  de  corps  et  le  plus  fier 
ens  encontre  qui  se  trouvast  nulle  part  ;  et  avoit  reçu  l'or- 
dre de  la  Toyson,  dont  le  courage  luy  doubloit  et  la  fierté 
avecques'.  Pareillement  messire  Symon  de  Lalaing  qui 
entre  mille  chevaliers  se  fust  trouvé  un  des  beaux  et  des 
plus  grans',  homme  de  très-noble  liostel  aussi,  mais  non 
pas  encore  si  avancié  en  court,  ne  de  si  grant  bruyt,  car 
estoit  au  conte  de  Ligny  pour  lors  et  de  son  hostel,  comme 
maints  autres  grans  et  nobles  seigneurs,  lesquels  il  fit 
tous  et  les  mist  avant.  Et  combien  que  je  ne  devise  que  de 
ces  deux,  les  trois  autres  toutesvoies  estoient  gens  et  de 
bruit  et  d'hostel  et  de  personnes  pour  en  deviser  assez  ; 
aussi  le  monstrèrent  bien,  comme  vous  orez  ;  mais  j'en 
coupe  le  langage  pour  estre  plus  brief  et  pour  deviser 
un  peu  des  Françoys  qui  estoient  gens  de  moult  grant 
valeur  et  qui  en  froit  et  en  chaut  et  en  tous  périls 
variables  de  fortune  usoient  leur  vie  tousjours  en  la  fron- 
tière. Sy  n'estoient  pas  si  pompeux,  ne  si  pleins  de  bon- 
bans"  comme  estoient  leurs  adversaires,  car  estoient  loings 
arrière  de  leur  court;  mais  estoient  les  mieux  montés  et 
armés  qu'onques  nulles  gens  fussent,  et  les  mieux  en 
point  pour  gens  de  guerre,  dont  n'y  avoit  celuy  qui  n'eust 
cheval  de  pris  et  à  rechange,  les  meilleurs  qu'on  trouvast 
en  un  royaulme,  car  tous  estoient  gens  à  ce  duyts  et 
donnés  de  leur  enfance. 


'  Pierre  de  Bauffremont,  seigneur  de  Charnj-.  Il  épousa  successive- 
ment une  fille  du  chancelier  de  Bourgogne,  Jean  de  Saulx  et  une  fille 
naturelle  du  duc  de  Bourgogne.  Le  duc  le  créa  capitaine  général  de 
Bourgogne  et  lui  donna  la  baronnie  de  Bar-sur-Seine. 

==  Simon  de  Lalaing,  seigneur  de  Montigny,  chevalier  de  la  Toison 
d'or  on  1431.  Il  épousa  Jeanne  de  Gavre. 

s  Bonlans,  pour  beî(bans,  signes  extérieurs  de  vanité.  De  là  le  mot  : 
bombance? 


DE  CHASTELLAIN.  21 

Or  y  avoit  deux  entrées  à  deux  bouts  des  lices  par 
où  dévoient  entrer  les  champions,  chascun  en  son  jour, 
l'un  haut ,  l'autre  bas.  Et  j  entra  le  premier  jour 
pour  les  Françoys  messire  Théaulde  de  Vaulpargue, 
gentil  chevalier  et  bien  à  cheval  ;  et  devoit  avoir  à 
faire  à  messire  Symon  de  Lalaing-,  lequel,  accompa- 
gné de  messire  Jehan  de  Luxembourg  et  de  moult  noble 
seigneurie  beaucoup,  entra  pareillement  richement  en 
point,  tant  de  son  corps  et  de  sa  monture  comme  de  ses 
pages,  lesquels  demeurèrent  dehors  devant  l'entrée,  et 
tant  seulement  ceux  qui  dévoient  servir  le  chevalier  de 
Lalaing  et  le  Françoys  aussi,  estoient  souffert  d'y  entrer. 
Lors  mist  chascun  son  armet  à  point;  et  furent  visité  les 
harnois  de  chascun  haut  et  bas,  et  regardé  les  boucles  et 
les  charnies  pour  voir  s'il  y  pouvoit  riens  faillir  de  quoy 
il  y  fust  venu  évident  meschief.  Et  pensoit  chascun  de 
celuy  qu'il  avoit  à  gouverner  et  à  conduire.  Et  puis  après 
toutes  choses  bien  avisées  et  mises  à  point,  premier  encore 
que  riens  commencer,  on  envoya  savoir  au  duc  si  son 
plaisir  estoit  que  les  chevaliers  commençassent  à  beson- 
gner.  Et  le  duc  respondit  que  oy ,  mais  que  à  tous  deux 
on  eust  bien  regardé  qu'il  n'y  eust  point  de  faute  en  leur 
armer,  il  en  estoit  bien  content.  Sur  ce  rapport  partirent 
les  deux  chevaliers  moult  aigres  et  moult  fiers  l'un  con- 
tre l'autre;  et  laissèrent  courir  leurs  chevaux  de  tout  le 
randon  que  avoient,  et  les  corps  abandonnèrent  à  fortune, 
visans  tous  deux  à  faire  vilenuie  '  chascun  à  son  compai- 
gnon  et  à  le  courroucer^  de  mort.  Dont  des  premières  cour- 
ses toutesvoyes,  combien  qu'il  y  eust  des  attaintes  l)ien 


'  Vilennie,  blessure  grave. 
2  Courroucer,  frapper. 


22  CHRONlQn-: 

dures  et  bien  rudes,  il  n'y  cheut  nul  meshaing,  ne  mes- 
chief ,  ne  çà ,  ne  là ,  ne  chose  par  quoy  nul  se  dust ,  ne 
plaindre,  ne  louer  plus  que  l'autre,  jusques  sur  la  fin  que 
le  nombre  de  leurs  coups  devoit  faillir,  messire  Symon, 
qui  moult  radde  chevalier  estoit  et  fort  durement  trop  plus 
que  l'autre  et  de  plus  grant  corsage,  et  estoit  felle  et 
despit  en  son  argu,  vint  de  toute  la  vertu  et  vigueur  qu'a- 
voit,  et  avoit  chargé  une  très-roide  lance  bien  grosse, 
dont,  de  l'attainte  qu'il  assist,  un  peu  de  costé  de  l'ar- 
met,  bailla  un  si  grant  torchon  à  messire  Théaulde  que, 
toute  la  teste  luy  estant  estounée',  branla  sur  sa  selle,  et  le 
cheval  chancelant  du  coup  et  du  chevalier  qui  branloit 
dessus,  s'en  alla  chéant  au  sablon ,  là  où  tantost  le  duc 
envoya  subit  pour  le  secourir  et  relever,  et  fît  demander 
s'en  luy  avoit  nul  dangier,  car  bien  en  eust  esté  couroucié, 
nonobstant  que  ses  ennemis  estoient.  Sy  n'y  avoit  autre 
chose  que  un  petit  d'estourdissement,  dont  il  revint  tan- 
tost. Et  furent  les  armes  accomplies  à  tant  entre  ces  deux 
chevaliers  bien  et  honnorablement  et  en  emportèrent 
pris  et  los  tous  deux  et  se  retrayrent. 

L'endemain  le  seigneur  de  Charny  devoit  faire  ses 
armes  à  l'encontre  de  messire  Philibert  de  Berssy.  Sy 
comparurent  les  deux  chevaliers  devant  leur  juge,  pareil- 
lement comme  avoient  fait  les  autres  deux  le  jour  devant, 
et  entrèrent  es  lices  pompeusement  et  bien  en  point,  es- 
pécialement  le  seigneur  de  Charny  qui  avoit  le  cœur  soubs 
elle'  merveilleusement  fort,  et  avoit  fierté  et  amour  qui  le 
conduisoient  ;  sy  ne  sauroie  point  bien  deviser  de  sa  ri- 
chesse, excepté  que  j'ay  ouy  que  moult  estoit  son  arroy 

'  Estouné,  atteint  d'étoiirdissement. 

*  Expression  proverbiale  pour  :  être  amoureux.  On  disait  encore 
sous  Louis  XIV  :  En  avoir  dans  l'aile. 


DE  CHASTELLAIN.  23 

bel  et  noble  et  de  grantcoust,  car  tout  son  vivant  estoit  tel 
quant  se  trouvoit  en  armes.  Or  vinrent  à  faire  leurs  pre- 
mières courses  qui  estoient  felles  et  fîères  durement  en 
leur  encontre  et  bien  périlleuses,  si  quelque  peu  de  mal- 
heur eust  voulu  courir  sus  à  l'un  des  deux,  car  tous 
deux  estoient  fors  chevaliers  et  raddes,  haulx  et  croisés', 
et  bien  fiers  et  despits'  chascun  d'eux,  et  n'y  avoit  celuy 
qui  eust  voulu  gauchir  *  devant  l'autre  pour  endurer 
mort,  si  de  meschief  ne  venoit.  Par  quoy  chascun  de 
toute  son  entente  travailla  à  soy  monstrer  le  meilleur  et 
d'emporter  gloire  et  renommée  par  dessus  son  compagnon 
par  bien  asseoir  son  coup ,  et  par  soy  monstrer  avoir 
moins  peur.  Sy  assirent  maints  coups  bien  roides  et  bien 
rudes  jusques  à  faire  ployer  les  eschines  l'un  l'autre  et 
branler  du  corps,  qu'oncques  toutesvoyes  charnie  n'en 
rompy,  ne  pièce  de  harnois,  de  quoy  ils  eussent  empesche- 
ment,  jusques  à  la  xiii'  course  que  le  seigneur  de  Charny 
prit  un  gros  bois  bien  roide  et  un  fer  bien  dur  et  gros 
à  l'advenant,  et  atout  cestuy-là,  pensant  l'employer  et 
asseoir  à  profit,  vint  courant  au  long  des  lices  encontre 
le  chevalier  son  ennemy  qui  autant  luy  en  gardoit  s'il 
eust  pu,  et  de  tout  son  pouvoir  luy  assit  sur  le  costé  de 
la  visière  par  telle  vigueur  que  la  clenche''  de  la  visière  se 
rompy,  et  une  charnière  aussi,  et  le  fer  luy  entra  enmy 
le  visaige  bien  parfond  jusques  à  approchier  le  péril  de 
la  mort,  dont  tantost  il  devint  taint  en  sang;  et  cuidoit 
tout  le  monde  qu'il  fust  mort.  Sy  y  affuirent  Françoys 
et  Bourgongnons  à  haste,  chascun   par  courtoysie  et 

'  Croisés,  robustes. 

^  Bespits,  pleins  de  dédain. 

"  Gauchir,  se  détourner,  reculer. 

->  Clenche,  fermeture. 


24  CHRONIQUE 

par  honneur  que  nobles  hommes  doivent  porter  à  l'un 
l'autre.  Et  le  fit  le  duc  honnorablement  mener  en  son 
logis,  et  ordonna  de  le  faire  panser  et  servir  le  mieux  que 
l'on  pourroit.  Pareillement  sy  fit  le  seigneur  de  Charny 
qui  bien  monstroit  que  dolent  estoit  du  coup  si  vilain  ; 
et  l'alla  voir  souvent  et  visiter  en  son  logis.  Et  entre 
maintes  paroles  autres  luy  dist,  comme  le  cuidant  com- 
plaindre  et  soy  monstrer  desplaisant  du  meschief  :  «  Par 
«  ma  foy!  messire  Philibert,  il  me  déplaist  bien  que  je 
«  vous  ay  si  blessié.  Ce  a  fait  malheur,  non  pas  ma  bonté. 
«  Sy  me  pardonnez,  je  vous  prie.  »  —  «  Monseigneur  de 
«  Charny,  ce  dist  messire  Philibert,^e  sont  les  aventures 
«  des  armes;  il  n'y  faut  point  viser.  Vous  n'avez  fait 
«  chose  que  je  ne  voulsisse  bien  qu'il  me  fust  advenu 
«  sur  vous.  »  Et  à  tant  changèrent  langages  en  autres 
risées,  et  s'entrefirent  honneur  et  grant  chière  depuis 
maintes  fois.  Tous  les  cinq  Françoys  estoient  servis. le 
jour  de  leur  honneur  d'un  vaillant  escuier  nommé  Alardin 
de  Monsay,  subjet  et  de  la  nourriture  du  duc  d'Orléans. 
Or  vinrent  le  tiers,  le  quart  et  le  cinquiesme  jour 
après ,  que  les  autres  trois  dévoient  faire  leurs  armes , 
dont  à  chascun  il  falloit  avoir  son  jour  à  par  luy  pour 
causes  des  courses  qui  estoient  beaucoup,  et  que  beaucoup 
de  grandes  aventures  et  d'inconvéniens  peuvent  venir 
entre  tant  de  nombre  de  coups,  par  estre  désarmés  ou 
malmis  en  aucun  endroit ,  par  quoy  tousjours  le  temps 
s'en  va.  Et  sy  estoient  les  jours  courts.  Sy  vous  pourroye 
faire  un  long  compte  qui  tout  cherroit  en  une  manière 
de  parler  et  sur  une  conclusion  :  ce  seroit,  que  tous  les 
autres  six,  chascun  en  sonjouret  encontre  son  adversaire, 
se  portèrent  moult  bien  et  valereusement  et  monstrèrent 
force  et  fierté  autant  qu'il  en  siet  à  avoir  à  chevalier  et  à 


DE  CHASTELLAIN.  25 

noble  homme,  sans  estre  de  riens  noté  où  honneur  ou  na- 
ture pourroient  mettre  amendement.  Sy  ne  leur  falloit 
avoir  l'œil  fors  que  à  fortune.  A  qui  qu'elle  voudroit  dire 
bien  et  soy  monstrer  amie,  c'estoit  celuy  qui  plus  y  espéroit 
d'avantage,  autrement  point;  car  n'y  avoit  celuy  qui  se 
pust  vanter  sur  l'autre,  ne  qui  se  pust  de  riens  présumer 
que  l'autre  n'en  présumast  autre-tant  contre  luy,  comme 
fiers  à  tous  lez  et  bien  duyts  en  armes.  Mais  en  la  fin 
Philibert  de  Monton  aiant  à  faire  contre  l'Estandart ,  qui 
tous  deux  estoient  deux  vaillans  escuiers  outre-bord',  de 
rechief  blessa  très-amèrement  ledit  Estandart  d'un  coup 
de  lance,  duquel,  ayant  à  peine  puissance  de  soy  tenir  à 
cheval,  estoit  constraint  de  vuyder  les  rangs  et  d'estre 
mené  à  son  logis,  là  où  il  cheut  durement  malade  de  sa 
blessure,  lequel  toutesvoyes  jusques  à  ce  coup  de  malheur 
avoit  si  bien  fait  et  si  vaillamment  que  nul  onques  mieux 
et  que  tout  le  monde  luy  donnoit  los  et  pris.  Aussi  certes' 
l'ay-je  vu  tel  et  congnu  mainte  journée,  et  l'ay  vu  répu- 
ter  entre  les  meilleurs  de  son  party  en  son  temps.  Sy  fait 
bon  à  croire  que  moult  estoient  douloreux  Françoys  de  cest 
malheur  qui  venoit  ainsi  contre  eux  persévéramment  que 
de  cinq  personnes  que  ils  estoient,  il  en  mesprist  aux  trois 
et  riens  à  leurs  adversaires. 

Or  veoient  bien  toutesvoyes  qu'avoir  n'en  pouvoient 
autre  chose.  Sy  prirent  l'honneur  et  la  patience  devers 
eux  et  se  coutentoient  du  plaisir  de  Dieu.  Et  allèrent  en 
court  là  où  on  leur  fit  très-grant  honneur  et  feste  de  bon 
courage.  Et  après  un  peu  de  séjour  pris  avec  le  duc  qui 
leur  fit  des  dons  largement  (sy  firent  les  seigneurs  qui 
avoient  eu  afi^aire  avecques  eux),  ils  partirent  et  prirent 

'  OtUre-bord,  extrêmement. 


26  CHRONIQUE 

congé  du  duc,  et  leurs  malades  soubs  la  seureté  de  leur 
juge  laissèrent  à  Arrasjusques  à  estre  guéris,  et  puis  s'en 
retournèrent  dont  estoient  venus,  dedens  la  ville  de  Com- 
piègne,  là  oii  assez  tost  après  furent  visités  par  siège, 
comme  vous  orez  prochainement  et  ne  demoura  guaires. 

CHAPITRE  V. 


Comment  les  embassadeurs  françois  ne  purent  venir  à  fin  de  paix 
et  comment  le  duc  mist  sus  son  armée. 


Il  fait  à  entendre  comment  le  roy  Charles,  en  ceste 
année  mesmes  et  n'avoit  pas  guaires,  encore  avoit  en- 
voyé devers  ce  duc  en  sa  ville  d'Arras  ses  notables  embas- 
sadeurs pour  avoir  paix  et  amitié  avecques  luy,  soy  veul- 
lant  parer  aucunement  et  justifier  envers  luy  du  crime 
passé  qui  estoit  l'occasion  de  la  guerre  ;  et  par  ce  tendoit  à 
luy  faire  offrir  amendes  et  réparations  bonnorables,  si  à 
paix  vouloit  condescendre  ' .  Et  furent  commis  l'archeves- 


»  Alain  Chartier  adressa  un  lai  au  duc  de  Bourgogne  pour  le  pres- 
ser de  se  séparer  des  Anglais  : 

Pensez  de  qui  vous  venistes 

Et  tenistes 
Honneur,  terre,  nom  et  gloire... 
Se  aultrement  faites  ou  dites, 

Vos  conduites 
Seront  en  honneur  petites 

Et  mauldites 
En  cronique  et  en  histoire... 

Dieux,  quelx  maulx  et  quieulx  dommages  ' 
Quantes  dames  en  vefvages, 
Orphenins  sans  héritages, 


DE  CHASTELLAIN.  27 

que  de  Reims,  cliancelier  de  France,  Christoffle  de  Har- 
court,  les  seigneurs  de  Dompierre  et  de  Gaucourt,  et  plu- 
sieurs autres,  lesquels  toutesvoyes,  pour  ce  que  l'heure 
de  si  grant  désir  et  salut  n'estoit  pas  encore  venue,  ou 
que  le  misérable  peuple  françoys  n'estoit  pas  encore  battu 
assez  de  ses  vieux  péchés,  ne  se  purent  oncques  entre- 
accorder  pour  venir  jusques  à  fin  de  paix,  combien  que  les 
approches  y  estoient  grandes,  mais  tant  en  vint  de  fruit 
que  trêves  estoient  accordées,  scellées  et  promises  à  deux 
lez  jusques  au  terme  de  Pasques  prochaines ,  pendant 
lequel  nul  ne  feroit  guerre,  ne  ne  souffreroit  faire  à  son 
compagnon,  mais  se  tiendroit-on  paisible  en  attente  de 
plus  grant  bien  après. 

Or  advint  ainsi  que,  après  le  partement  de  ces  seigneurs 
d'Arras,  par  la  malignité  des  hommes  et  du  diable  qui 
tousjours  quiert  voyes  pour  empescher  paix,  cestes  trêves 
furent  mal  gardées ,  et  du  costé  des  Françoys ,  comme 
je  trouve ,  premier  enfraintes ,  car  ceux  qui  tenoient  la 
frontière  sur  la  rivière  d'Oyse  et  en  Beauvoisin  emprirent 
à  faire  oppressions  et  molestes  au  peuple  de  la  frontière  de 
deçà  et  à  faire  leurs  courses  et  leurs  rudesses  accoustu- 
mées.  Par  quoy  Bourgongnons  grevés  aujourd'huy,  nonob- 
stant trêves  quelconques,  là  où  n'y  avoit  nulle  teneur,  se 
revengèrent  le  lendemain.  Et  ainsi  d'un  mal  deux  et 
d'un   inconvénient  dix  autres  advinrent  tous  les  jours, 

Et  mesnages, 

Labourages 

Et  villages, 
Bourgs,  villes,  chasteaux,  passages, 
Ars,  destruis  et  mis  au  bas  !... 
Sy  pensez  en  vos  courages 
Que  trop  durent  tels  débas. 

(Ms.  du  Vatican.) 


28  CHRONIQUE 

tellement  que  par  oppression  trop  engagée  sur  le  party 
de  çà,  il  estoit  force  et  nécessité  de  y  pourvoir  par  une 
puissance  plus  dure  que  celle  des  Françoys,  et  de  les  re- 
bouter arrière  le  plus  que  l'on  pourroit',  car  le  pays  entre 
les  deux  frontières  estoit  si  fort  despeuplé  que  riens  ne  s'y 
trouvoit  de  labeur  et  que  les  bonnes  villes  failloient  de  vi- 
vres et  de  pain.  Sy  mist  sus  le  duc  son  armée,  et  ayant  mis 
ensemble  grant  multitude  de  gens  de  guerre,  les  mena  à 
Péronne  et  là  leur  fist  faire  leurs  monstres  qui  belles  estoient 
et  bien  furnies  de  bonnes  gens  beaucoup,  et  luy  avecques 
la  ducbesse  tint  là  la  solempnité  de  Pasques;  laquelle 
passée,  passa  outre  et  mena  son  ost  jusques  à  Mondidier, 
là  où  par  aucuns  jours  tint  son  séjour  aussi  jusques  à  tirer 
plus  avant. 

CHAPITRE  VI. 

Comment  ceux  de  Melun  boutèrent  hors  les  Bourgongnons. 

Comme  en  cbascune  seigneurie,  combien  que  à  force  et 
puissance,  villes  et  chasteaux  maintefois  sont  possessés 
par  ceux  qui  n'en  sont  héritiers,  le  peuple  toutesvoyes 
naturellement  s'encline  à  son  naturel  prince  et  se  délivre 
de  la  servitude  du  conquéreur  là  où  il  peut,  ainsy  à 
Melun,  le  peuple  de  la  ville  qui  jà  avoit  esté  longtemps  en 
la  domination  des  Bourgongnons  et  Angles  et  avoit  esté 
soubstrait  à  son  naturel  prince,  le  roy  Charles,  depuis  le 

*  Le  9  mars  1429  (v.  st.),  une  somme  de  vingt-cinq  mille  nobles  fut 
prise  par  l'ordre  des  conseillers  de  Henri  VI  au  trésor  d'Angleterre  et 
remise  à  Richard  de  Wydewille  pour  qu'il  la  portât  au  duc  de  Bour- 
gogne :«^ros^2;^e»rf««'5  mille  e(  qumgenforum  homïnuni,  in  servitio  regii^ 
exponendorum.  »  [Acta,  IV,  4,  p.  158.) 


DE  CIIASTELLAIN.  2i> 

siège  que  le  roy  Charles,  son  père,  ensemble  le  roy  d'En- 
gleterre  et  le  duc  de  Bourgongne,  y  avoient  mis  et  con- 
quis par  puissance ,  se  commençoit  moult  à  annuyer 
d'estre  bourgongnon,  et  despitant  servage  non  dû ,  quist 
voyes  et  mo3^ens  pour  retourner  en  la  main  de  celuy  à 
qui  il  estoit  et  de  luy  rendre  son  appertenir,  sur  quoy 
longuement  et  bien  couvertement  aucuns  des  plus  puis- 
sans  mettant  leur  estudie  prirent  une  conclusion  de  bouter 
hors  ceux  qui  estoient  là  commis  pour  la  garde  de  la 
ville  au  nom  du  duc  de  Bourgongne  et  d'en  ouvrer  si  sa- 
gement que  leur  entreprise  ne  tournast  point  à  faute  s'ils 
pouvoient.  Sy  y  veillèrent  longuement  dessus  et  finable- 
ment  déterminèrent  de  mettre  leur  conclusion  à  effet. 

Or  y  avoit  esté  ordonné  le  seigneur  de  Humières  pour 
garde  et  capitaine  de  la  ville  et  chasteau,  mais  entendant 
à  ses  affaires  par  deçà  avoit  mis  la  place  et  la  ville  en  la 
main  d'aucuns  de  ses  frères  accompagniés  de  bonnes 
gens  de  guerre,  bon  nombre,  lesquels,  non  doubtans  de  la 
secrète  conclusion  que  avoient  prise  ceux  de  la  ville 
à  rencontre  de  eux,  se  trouvèrent  boutés  dehors  confusé- 
ment et  mis  en  la  loge  des  champs,  de  quoy  le  roy,  quant 
il  sceut,  fit  une  grant  feste;  et  luy  sembloit  bien  que 
moult  grant  service  et  bien  léal  luy  avoient  fait  ceux  de 
Melun,  car  par  iceux  il  avoit  le  passage  de  la  rivière  de 
Seine  franc  et  à  luy,  dont  par  avant  il  estoit  en  dangier. 
Et  sy  estoit  la  ville  moult  forte  et  avantageuse  à  guerre 
et  non  à  recouvrer  que  à  grant  meschief  quant  elle  seroit 
gardée  et  deffendue,  comme  il  parut  bien,  du  temps  que 
le  siège  y  estoit. 

Sy  envoya  le  roy  Charles  gens  d'armes  une  bonne  quan- 
tité dedens  la  ville  de  Melun  pour  la  garder  d'oppression 
de  ses  voisins  et  pour  tenir  frontière  aussi  à  l'encontre  de 


30  CHRONIQUE 

ceux  de  Paris  là  où  Angles  et  Bourg'ongnons  avoient  le 
règne  et  comprimoient  toutes  villes  et  places  voisines 
à  l'entour  d'eux. 


CHAPITRE  VII. 

Comment  le  duc  mist  sept  cents  combattans  sous  la  conduite  du 
seigneur  de  Ternant  pour  la  protection  des  Parisiens. 

Laquelle  chose  venue  en  la  cognoissance  du  duc,  com- 
ment Melun  s'estoit  rendue  au  roy  son  adversaire ,  déli- 
béra à  pourvoir  à  l'encontre,  et  désirant  la  grâce  et  pro- 
tection des  Parisiens  qui  sur  toute  riens  du  monde  se 
fioient  en  luy  et  n' avoient  autre  si  vray  refuge  que  à  luy, 
ordonna  à  mettre  sus  une  armée  de  sept  cens  combattans, 
tant  seulement  gens  d'eslite  et  de  bonne  maison  et  beau- 
coup des  siens  propres ,  et  ceux-là  bien  payés  et  ordonnés 
de  ce  qui  appartenoit,  mist  en  la  conduite  du  seigneur 
de  Ternant,  chevalier  encore  de  jeusne  eage,  mais  de 
grant  vertu',  et  luy  bailla  l'estandart  de  sa  devise  à  porter. 

Quant  le  seigneur  de  Ternant  se  vit  avoir  ceste  charge, 
qui  estoit  jeusne  chevalier  vert  et  vineux^  et  le  plus  homme 
en  semblant  qui  fût  en  son  temps,  moult  s'enfîérissoit  en  sa 
queue  que  veoit  reluire,  car  avoit  de  moult  nobles  gens 
beaucoup  dessoubs  luy  et  de  grans  seigneurs,  et  soy  voyant 
estre  du  nombre  des  chevaliers  de  l'ordre  de  la  Toyson 
d'or,  ymagina  bien,  puisque  l'espée  luy  estoit  mise  au 
poing,  de  faire  chose  aucune  en  son  premier  venir  dont  il 

'  Philippe  de  Ternant,  ami  de  Chastellain.  Tl  fut  chevalier  de  la  Toi- 
son d'or,  dès  la  création  de  l'ordre.  En  1435,  le  duc  de  Bourgogne  lui 
donna  la  baronnie  d'Aspremont. 

*  Vineux,  énergique,  ardent. 


DE  CIIASTELLAIN.  51 

pourroit  estre  mémoire  et  de  qiioy  ses  envieux  pourroient 
avoir  dueil,  et  luy  avancement;  car  moult  estoit  fier  de 
condition  et  fort  quérant  gloire  singulière.  Sy  se  mist  aux 
champs  avecques  ses  gens,  et  passant  la  rivière  de  Somme 
par  Abbeville,  tant  erra  que  vint  à  Paris,  là  où  en  son 
venir  fist  assaillir  plusieurs  petites  places,  comme  Saint- 
Mor-des-Fossés,  Colomiers  et  aucunes  autres,  que  toutes 
prist  et  mist  en  la  subjection  de  son  maistre;  et  entrant  à 
Paris,  fut  festoyé  et  conjoy  merveilleusement  fort,  et  lion- 
noré  et  doubté  pour  cause  de  son  maistre  le  duc  et  que 
luy-mesmes  le  valoit  aussi.  Et  là,  demourant  par  l'espace 
de  bien  trois  mois,  fit  maintes  belles  courses  et  saillies  sur 
ses  ennemis,  dont  il  acquist  los  de  vaillance  et  grant  re- 
nommée devers  son  maistre,  pour  un  jeusne  chevalier, 
et  tellement  que  depuis  il  se  fia  de  plus  grant  chose 
en  luy  et  luy  donna  plus  grant  honneur  et  plus  grant 
charge. 

CHAPITRE  VIII. 


Comment  le  duc  vint  à  main-forte  jusques  à  Montdidier  et  mist  le  siège 
devant  Gournay. 


Comme  doncques  le  duc  mist  en  œuvres  ses  chevaliers 
cà  et  là  pour  mener  sa  guerre,  luy  en  personne  en  réserva 
sa  part  pour  luy,  laquelle  luy-mesmes  vouloit  exécuter, 
comme  la  chose  plus  dure  et  plus  difficile.  Or  estoit-il 
venu  à  main-forte  et  armée  jusques  à  Mondidier,  comme 
naguaires  avez  ouy,  tantost  après  la  feste  de  Pasques,  à 
intention  de  faire  un  exploit  grant  sur  ses  ennemis, 
s'il  pouvoit  ,    et   de  mettre    siège   devant   Compiègne , 


32  CHRONIQUE 

car  pour  ce  faire  avoit  tous  ses  préparemens  et  toutes 
ses  conclusions  prises  de  bon  long  advis'.  Sj  se  party  de 
la  ville  de  IMondidier  et  alla  à  giste  à  Gournay-sur- 
Arronde,  une  place  qui  appartenoit  à  son  beau-frère  le  duc 
de  Bourbon,  là  où  il  se  logea  atout  son  est.  Et  d'arrivée  fit 
semondre  le  capitaine  de  lyens,  nommé  Tristan  de  Mail- 
lesers',  qu'il  rendist  sa  place,  ou  si  non  il  la  feroit  assaillir 
à  son  très-grant  péril  et  dommage.  Quant  Tristan  entendi 
ce,  et  considéroit  la  puissance  d'un  tel  prince  qui  estoit 
en  personne  devant  luy  et  à  qui  sa  place  ne  pouvoit  riens 
durer,  ce  veoit  bien,  s'avisa  de  soy  humilier  et  de  quérir 
appointement  lionnorable  ;  et  respondit  que  la  place  ne 
rendroit-il  pas  sans  savoir  comment  et  que  aussi  il  ne  la 
vouloit  pas  tenir  encontre  puissance ,  là  où  il  ne  la  pou  - 
roit  deifendre ,  souverainement  d'un  tel  prince ,  mais 
volontiers  promettroit  de  la  rendre  dedens  le  premier 
jour  d'aoust  procliain,  en  cas  que  le  roy  ou  celuy  à  qui 
elle  estoit,  ne  la  venist  deffendre  à  l'espée  par  luy  livrer 
bataille;  et  de  ce  donroient  obligations  et  séellés,  adjous- 
tant  à  ce,  que  jusques  au  dit  jour  luy,  ne  ceux  de  sa  com- 
pagnie, appartenans  ou  retrayans  en  ladite  place ,  ne  fe- 
roient  guerre,  ne  course,  ne  moleste  nulle  au  party  de 
Boura:ono-ne. 


>  La  chronique  manuscrite  de  La  Haye  rapporte  également  que  le 
duc  de  Bourgogne  réunit  son  armée  pour  reconquérir  Compiègne. 
Peut-être  était-ce  pour  mieux  maintenir  son  influence  à  Paris.  Il  ve- 
nait de  promettre  aux  Parisiens  «  d'estre  leur  gardien.  » 

*  Tristan  de  Magnelais  était  un  oncle  maternel  d'Agnès  Sorel.  A  la 
même  famille  appartenait  Antoinette  de  Magnelais ,  plus  connue  sous 
le  nom  de  dame  de  Villequier,  qui  succéda  à  la  faveur  d'Agnès  Sorel. 


DE  CHASTELLAIN.  35 


CHAPITRE  IX. 

Comment  le  damoiseau  de  Commercy  mit  le  siège  devant  Montagu  ; 
comment  le  duc  s'avança  pour  le  combattre,  et  des  clievauchies  du 
comte  de  Ligny. 

Sy  fut  acceptée  la  composition ,  telle  que  avez  ouy , 
aucunement  à  haste,  pour  cause  que  nouvelles  vinrent 
soudaines ,  que  le  damoiseau  de  Commercy ,  Yvon  du 
Puys  et  pluiseurs  autres  capitaines  de  la  frontière  avoient 
mis  le  siège  devant  Montagu  en  Laonnois,  comme  vray 
estoit.  Par  quoy  on  passa  tant  plus  légièrement  le  traitié 
de  ceste  place,  pour  mieux  pouvoir  entendre  au  secours 
de  l'autre.  Dont  on  délibéra  de  lever  le  siège  à  coup  et  de 
combattre  ledit  damoiseau  de  Commercy  qui  avoit  amené 
toutes  manières  d'engins  devant  ce  cliasteau  qui  estoit 
moult  bel  et  moult  fort,  et  estoit  de  l'héritage  de  sa  femme. 

Or  donnoient  les  assiégeans  des  grans  travaux  à  ceux 
de  dedens  jour  et  nuit  et  ne  tendoient  que  par  force  de 
dur  assaut  sans  cesse  à  faire  tant  que  les  autres  rendis- 
sent la  place  à  coup  ;  car  savoient  bien  que  longuement  ne 
pourroient  demourer  là  sans  que  on  les  fîst  deslpger.  Et 
pourtant  ne  visèrent  que  à  faire  leur  fait  en  la  chaude', 
le  plus  asprement  que  pourroient ,  car  autrement  n'eu 
viendroient  à  bout,  ce  leur  sembloit.  Mais  bien  avoit  esté 
mise  en  bonne  main  ladite  place,  car  ne  doubtoient  guè- 
res  ceux  qui  estoient  dedans  leurs  ennemis  de  dehors  ;  et 
quant  ce  seroit  venu  au  plus  estroit  péril,  sy  ne  se  def- 
fioient-ils  point  de  secours,  ains  en  estoient  tout  asseurés; 
et  n'eust  esté  tant  seulement  que  du  bon  chevalier  et 

'  En  la  chaude,  de  prime  abord. 


34  CHRONIQUE 

conte  de  Ligny  qui  la  faisoit  garder,  et  j  avoit  mis  les  ca- 
pitaines, deux  gentils  escuiers  enquels  il  se  lîoit  moult, 
dont  l'un  estoit  George  de  Croix,  bien  renommé  en  plu- 
seurs  lieux,  et  un  autre  du  party  des  Angles  dont  le 
nom  ne  m'est  point  apparu.  Lesquels,  avecques  les  autres 
qui  estoient  de  la  garnison,  beaucoup  de  gens  de  bien,  ne 
s'effrayèrent  guaires  du  travail  que  on  leur  faisoit  de  de- 
hors, mais  se  deffendirent  vaillamment,  comme  gens  sans 
peur,  et  les  rabbouoient  '  de  langages,  comme  non  tenans 
compte  de  leur  effort.  Par  quoy  ledit  de  Commercy  voyant 
que  en  vain  labouroit  et  doubtant  que  plus  puissant  de  lu}^ 
ne  le  venist  combattre  ,  après  avoir  esté  là  quatre  jours, 
party  et  leva  son  siège  par  nuit  bien  effraj-ement",  et  ce 
que  avoit  amené  là  de  bombardes  et  d'engins  avecques  luy , 
en  deslogeant,  fut  tout  laissé  là  et  l'abandonna,  dont  les  as- 
siégés, eux  voyans  ainsi  à  délivré,  furent  joyeux,  comme 
raison  estoit ,  et  tantost  firent  savoir  au  conte  de  Ligny 
les  nouvelles  de  ce  département  si  soudain  et  la  manière 
comment  ils  s'estoient  deslogés,  adfin  que  le  duc  et  luy 
aussi  ne  se  traveillassent  de  riens  à  ceste  cause.  Lesquels 
toutesvoyes,  à  l'heure  que  le  message  y  vint,  estoient  tous 
préparés  à  venir  combattre  ledit  damoiseau  de  Commercy; 
mais  par  cestes  nouvelles  maintenant  venues  telles,  on 
s'en  tint  à  tant.  Et  s'en  alla  le  duc  atout  sa  grant  route  à 
Noyon,  là  où  il  tint  séjour  par  l'espace  environ  de  huit 
jours,  pendant  lesquels  le  conte  de  Ligny,  qui  jamais  n'ar- 
restoit  à  quérir  et  à  faire  noise  à  ses  ennemis,  se  mist  es 
champs  un  jour  bien  accompagnié  et  s'en  alla  visiter  les 
marches  d'entour  de  Beauvais,  là  où  il  y  avoit  aucunes  mes- 


Rabbouoient,  se  moquaient. 
Effrayement,  précipitamment. 


DE  CHASTELLAIiV.  33 

chantes  places,  ce  savoit  bien,  qui  traveilloient  fort  les 
marches  et  la  ville  de  Mondidier  ;  sy  en  désiroit  bien  à  faire 
l'exécution,  telle  qu'il  y  appartenoit.  Par  quoy  un  nommé 
messire  Loys  de  Vaucourt,  qui  s'estoit  bouté  en  un  viel 
chasteau  réparé,  une  mescbante  larronnière ,  sachant  la 
venue  dudit  conte,  lequel  il  craignoit  comme  la  mort, 
tantost  s'avisa  de  soy  dësloger ,  et  boutant  le  feu  en  sa 
meschante  place,  s'en  alla  à  Beauvais  comme  sag-e,  car  il 
eust  trouvé  dure  Visitation  et  périlleuse  pour  luy  s'il  eust 
esté  attaint,  dont  le  conte  de  Ligny,  adverty  de  la  fuite 
de  ce  messire  Loys  en  Beauvais,  passa  outre  et  vint  jus- 
ques  au  chasteau  de  Prouvenlieu,  qui  estoit  une  vielle  mai- 
son réparée  aussi,  et  le  tenoient  aucuns  routiers  qui  en  fai- 
soient  de  maux  beaucoup.  Lesquels  ledit  conte  fit  assaillir 
très-chaudement,  et  les  fit  si  approcher  de  près  que  à 
peine  leur  souffroit-on  reprendre  leur  alaine.  Vaillam- 
ment toutesvoyes  se  deffendirent  une  piécette  de  temps  et 
vendirent  leur  char  le  plus  chièrement  que  pou  voient,  car 
doubtoient  le  pris  qu'on  leur  gardoit  en  estre  povre,  et 
pourtant  y  mettoient  deffense  le  plus  longuement  que  sa- 
voient.  Mais  finablement  ils  devinrent  constraints  de 
eux  rendre  à  la  volenté  du  chevalier  de  Ligny,  espérans 
y  pouvoir  trouver  plus  de  merchy  que  estre  tué  en  deffense 
de  ce  que  ne  pouvoient  garder.  Sy  en  prist  bien  à  aucuns 
qui  furent  détenus  pour  prisonniers,  et  aux  autres  mal, 
car  furent  pendus,  si  pris,  là  mis  ',  Et  à  tant  prist  son 
retour  ledit  conte  devers  son  maistre  et  revint  à  Noyon  où 
gaires  ne  demoura  après. 

'  Expression  proverbiale  ;  Aussitôt  pris,  aussitôt  pondus. 


36  CHRONIQUE 


CHAPITRE  X. 


Comment  le  duc,   approchant  Compiègne,  rebouta  les  François  et 
s'empara  de  Pont-à-Choisy . 


Ce  fut  par  un  beau  temps  de  may  que  le  duc  appro- 
choit  Compiègne  et  que  jà  en  estoit  venu  près  comme 
un  prince  à  redoubter  moult,  car  avoit  les  gens  et  l'es- 
toffe  pour  mener  à  chief  un  grant  fait,  et  estoit  vale- 
reux  de  soy~mesmes,  vert  et  fier  et  dur  ennemy  amèrement 
là  où  il  le  portoit. 

Or  se  party  de  Noyon  après  y  avoir  pris  repos  de  liuit 
jours  pour  adviser  de  ses  affaires,  et  en  approchant  le 
lieu  sur  quoy  avoit  son  entreprise,  voult  passer  par  le 
Pont-à-Cliois3%  un  bel  cbastel  et  fort  assis  sur  la  rivière 
d'Aynne,  lequel,  premier  que  mettre  son  siège  là  où  il 
veoit,  désiroit  moult  à  avoir  entre  ses  mains  ;  car  autre- 
ment son  siège  en  eust  pu  recevoir  des  destourbiers 
beaucoup.  Sy  passa  la  rivière  d'Oyse  au  Pont-l'Évesque, 
emprès  Noyon,  et  là,  affin  que  marchans  et  tous  autres 
peussent  seiirement  aller  et  venir  de  Noyon  au  siège  que 
mettroient,  et  eux  en  retourner,  quant  besoing  leur  seroit, 
commist  deux  vaillans  chevaliers  angles,  l'un  nommé 
le  seigneur  de  Montgommery ,  l'autre  messire  Jehan 
Stuart,  à  garder  ledit  passage  avecques  leurs  gens.  Et  ce 
fait,  tira  outre  jusques  audit  Pont-à-Choisy,  là  où  Loys 
de  Flavy,  frère  à  Guillaume,  estoit  dedens;  lequel  de 
première  arrivée  ne  monstra  pas  semblant  esbahy,  mais  de 
tenir  fièrement  sa  place  pour  un  bon  temps,  comptant 
sur  l'espoir  de  son  frère  Guillaume,  lequel  savoit  près 
de  luy. 


DE  CHASTELLAIN.  57 

Or  s'estoient  gens  d'armes  logié  jà  tout  à  l'entour,  et 
toutes  manières  d'engins  dressés  devant  eux  pour  les 
battre  et  assaillir  à  tous  costés  ;  sy  n'est  jà  besoing  d'en 
deviser  la  manière  comment,  car  assez  se  fait  à  entendre 
de  soy,  mais  convient  bien  dire  comment  les  François  logés 
en  Compiègne,  bien  en  nombre  de  deux  mil  combattans, 
entre  lesquels  estoient  messire  Jacques  de  Cliabannes,  mes- 
sire  Tbéaulde,  Potton,  messire  Eigault  de  Fontaines,  Je- 
hanne  la  Pucelle  et  pluiseurs  autres  nobles  hommes,  par 
une  belle  nuit,  partirent  de  leur  ville  et  à  l'heure  de  soleil 
levant  vinrent  férir  sur  le  logis  que  tenoient  les  Angles 
au  Pont-l'Évesque,  qui  durement  en  furent  surpris,  pour 
cause  que  chascun  dormoit  encore  et  ne  se  donnoit  garde 
de  riens.  Sy  commença  l'alarme  par  tout  très-haut  et  très- 
dur,  et  se  mist  chascun  à  deffense,  qui  mieux  mieux; 
mais  estoient  jà  les  François  entrés  bien  avant  parmi  ces 
Angles  et  tuoient  et  abattoient  ce  que  trouvoient  devant 
eux ,  premier  que  se  pussent  trouver  assamblés ,  dont 
après,  par  force  et  vaillance  furent  résistés  très-aigrement, 
par  secours  qui  leur  vint  du  seigneur  de  Saveuse  et  de 
Jehan  de  Brimeu  qui  s'estoient  apperçu  de  cest  alarme  ; 
lesquels,  par  force  de  coups,  aidèrent  à  garder  l'honneur 
des  Angles  et  à  rebouter  les  ennemis,  à  très-grant  peine 
toutesvoyes,  car  moult  y  faisoit  dur  et  périlleux  et  très- 
mortel,  et  y  avoit  des  blessés  beaucoup  à  deux  lez  et  des 
morts  environ  soissante  d'un  costé  et  d'autre,  mais  enfin 
François  voyans  que  ne  pourroient  attaindre  à  la  victoire 
et  autant  perdre  que  gaigner,  si  plus  non,  avisément  et 
en  bonne  ordonnance  se  retrairent  et  retournèrent  dont  es- 
toient partis,  et  Angles  demourèrent  là  où  avoient  esté 
commis  et  ordonnés,  gardans  leur  passage  tousjours.  Or 
estoit  Loys  de  Flavy  qui  capitaine  estoit  de  ceste  place, 


38  CHRONIQUE 

moult  esbaliy,  quant  vit  que  si  aigrement  on  le  traveilloit 
par  dehors  et  que  de  secours  ne  luy  venoit  espoir,  ne  confort 
de  nul  lez.  Sy  s'apensa  de  sa  sauveté,  car  congnoissoit 
bien  que  dur  party  trouveroit  s'il  estoit  tenu,  par  quoy 
secrètement  par  nuit  se  embla  par  la  rivière  d'Ayne,  et 
le  plus  couvertement  que  il  put,  se  rendy  avecques  au- 
cuns autres  en  la  ville  de  Compiègne  vers  son  frère, 
dont  les  autres  demeurés  dedens  et  eux  voyans  ainsy  ga- 
busés'  et  non  puissans  de  résister  encontre  leurs  ennemis, 
demandèrent  traité,  sur  condition  de  rendre  la  place, 
saulve  corps  et  biens.  Lesquels ,  après  dix  jours  passés, 
furent  reçus  en  leur  offre,  et  fut  la  place  toute  démolie 
jusques  au  fons,  tantost  après  leur  partement^  Durant  ce 
mesme  siège  aussi  devant  ce  chastel,  un  autre  fut  pris  et 
mis  en  subjection  par  les  gens  de  ce  duc,  nommé  Atecby- 
sur-Ayne%  lequel  pouvoit  faire  profit  grant  et  dommage- 
pour  le  party  qui  le  tenoit. 

CHAPITRE  XI. 

Comment  le  duc  se  log-ea  devant  Compiègçe  à  grant  puissance. 

Tantost  après  que  le  Pont-à-Cboisy  avoit  esté  pris  et 
démoli,  le  duc  incontinent  fit  deslogier  son  ost  de  là  où 
il  estoit  et  le  fît  rappasser  la  rivière  d'Oyse  pour  tirer  à 
Compiègne  tout  droit,  car  là  désiroit  à  mettre  siège.  Sy 
vint  luy-mesmes  en  personne  loger  à   Coudun,  à  une 


*  Gabusés,  joués,  trompés. 

2  Le  duc  se  trouvait  à  Pont-à-Choisy,  le  10  mai  1430.  [Compte  aux- 
Archives  Générales  du  royaume.) 
^  Atticliy,  à  4  lieues  de  Compiègne. 


DE  CHASTELL.\IN.  39 

lieuette  près  de  la  ville,  que  ceux  de  dedens  avoient  bien 
mise  à  point  et  bien  remparée  de  gros  et  puissans  boUe- 
wers  par  dehors  et  d'autres  fortifications ,  comme  bien 
advertis  de  longtemps  que  le  siège  y  viendroit,  et  pour 
celle  cause  y  estoient  venus  pour  la  garder  les  plus  gens 
de  guerre  et  de  plus  grans  pris  qui  fussent  ou  party  des 
Françoys,  car  la  perte  d'icelle  leur  eust  tourné  moult  à 
dur  et  à  grand  meschief  en  la  fin  ;  sy  leur  séoit  bien  de 
la  defFendre  songneasement.  Or  estoit,  comme  je  vous 
dis ,  le  duc  venu  loger  à  Coudun ,  le  conte  de  Ligny  à 
Claroy,  messire  Baudo  de  Noyelle  à  Margny  sur  la  cau- 
cbée,  et  le  seigneur  de  Montgommery  atout  ses  Angles  à 
Venette,  au  debout  de  la  prée,  là  où  gens  de  diverses  na- 
tions, Bourguignons,  Flamengs,  Picars,  Allemans,  Hay- 
nuyers  se  vinrent  rendre  à  ce  duc  en  renforcement  de 
son  pouvoir ,  qui  tous  y  furent  reçus  et  bienviengnés  , 
combien  que  largement  y  avoit  seigneurie  et  gens  de 
grant  fait,  comme  le  conte  de  Ligny,  le  seigneur  de  Croy, 
messire  Jehan  son  frère,  le  seigneur  de  Créquy,  le  sei- 
gneur de  Santés,  le  seigneur  de  Commines,  le  seigneur 
de  Masmines,  les  trois  frères,  messire  Jacques,  messire  Da- 
vid et  messire  Florimond  de  Brimeu,  messire  le  Bègue  de 
Lannoy,  tous  chevaliers  de  l'ordre,  sans  les  autres  en 
grant  nombre,  dont  les  noms  ne  se  mettent  point  et  dont 
il  fait  bon  à  penser  qu'il  en  y  avoit  largesse  avecques 
un  tel  prince,  souverainement  en  un  tel  lieu  là  où  il 
estoit  pour  monstrer  son  pouvoir  et  effort  ' , 


•  Monstrelet  est  bien  moins  complet  :  il  paraît  en  cet  endroit  et  ail- 
leurs avoir  abrégé  une  relation  plus  étendue,  verbale  ou  écrite,  qui  ne 
peut  être  que  celle  de  Lefebvre-Saint-Rémy,  relation  conservée  aver 
tous  ses  développements  dans  le  texte  de  Chastellain. 


40  CHRONIQUE 

CHAPITRE  XII. 

Comment  la  Pucelle  combattit  et  déconfit  Franquet  d'Arras. 

Sj  me  souvient  maintenant  comment  un  peu  par- 
avant  que  la  Pucelle  fut  venue  au  secours  de  Com- 
piègne,  un  jour,  un  gentilhomme  d'armes,  nommé  Fran- 
quet d'Arras,  tenant  le  party  bourguignon,  estoit  allé 
courir  vers  Laigny- sur- Marne ,  bien  accompagné  de 
bonnes  gens  d'armes  et  de  archers  en  nombre  de  trois 
cens  ou  environ  ;  sy  voult  ainsi  son  aventure  que  ceste 
Pucelle,  de  qui  Françoys  faisoient  leur  ydole',  le  ren- 

*  La  Chroniqîie  manuscrite  de  La  Haye,  936,  renferme  sur  Jeanne 
d'Arc  quelques  détails  que  l'on  ne  rencontre  pas  ailleurs  : 

«  Estoit  fille  à  ung  homme  de  Vaucoulour,  en  Lorraine,  qui  tenoit 
«  hostel,  et  estoit  adont  cette  fille  josne  et  rade  qui  avoit  accoustumé 
«  de  chevaucher  et  mener  en  l'ostel  de  son  père  les  chevaux  au  gué;  à 
«  quoy  faire,  comme  plusieurs  femmes  sont  de  léger  esprit,  elle  s'es- 
«  toit  souvent  esprouvée  à  manier  le  bois  comme  de  courre  et  virer  la 
«  lance.  »  Un  carme,  nommé  liigault,  prêchait  que  c'était  la  pucelle 
envoyée  par  Dieu  «  et  l'ai^peloient  jiarmi  France  les  folles  et  simples 
0  gens  \ Angélique,  et  d'elle  faisoient  chansons.  »  En  1432,  quinze  cents 
Anglais,  envoyés  au  secours  de  Bedford,  s'étaient  vêtus  de  blanc  et 
marchaient  avec  un  étendard  «  servant  au  propos  de  ladite  pucelle 
«  dont  il  estoit  grand  renom  au  pays  d'Engleterre,  et  estoit  ledit  esten- 
«  dart  tout  blanc,  et  ou  large  avoit  une  quenouille  chargée  de  lin  ou 
<i  quel  pendoit  un  fuseau  demi-chargé  de  fil,  et  ung  escrit  de  fines  let- 
«  très  d'or  qui  disoit  :  «  Or  viengne  la  belle,  »  en  lui  signifiant  qu'ils 
(I  lui  donneroient  à  filer.  » 

L'épée  que  Jeanne  d'Arc  retrouva  à  Sainte-Catherine-de-Fierbois 
était,  disait-on,  celle  qui,  dans  les  mains  de  Charles  Martel,  avait, 
au  VIII*  siècle,  sauvé  la.France  d'une  autre  invasion. 

Laprophétie  suivante  est  tirée  d'un  cartulaire  del'église  de  Térouanne  : 

PROPIIETIA   DE  LA  FUCELLE   DE   FRANCE. 

Virgo,  puellares  artus  induta  virili 

Yeste,  Dei  monitu,  propcrat  relevare  jacentem 


DE  CIUSTELLAIN.  41 

contra  en  son  retour.  Et  avoit  avecques  elle  quatre  cens 
Françoys,  bons  combattans ,  lesquels ,  quand  tous  deux 
s'entrevirent,  n'y  avoit  celuy  qui  pust  ou  voulsist,  par 
honneur,  fuir  la  bataille,  excepté  que  le  nom  de  la  Pu- 
celle  estoit  si  grant  jà  et  si  fameux  que  chascun  la  re- 
songnoit  comme  une  chose  dont  on  ne  savoit  comment 
juger,  ne  en  bien,  ne  en  mal  '.  Mais  tant  avoit  fait  jà  de 
besognes  et  menées  à  chief  que  ses  ennemis  la  redoub- 
toient,  et  l'aouroient  ceux  de  son  party,  principalement 
pour  le  siège  d'Orléans,  là  où  elle  ouvra  merveilles,  pa- 
reillement pour  le  voyage  de  Raims,  là  où  elle  mena  le 


Liliferum  regem  atque  suos  delere  nepbandos 
Hostes,  prsecipuè  qui  nunc  sunt  Aurelianis 
Urbe  sub,  ac  illam  déterrent  obsidione  ; 
Et  si  tanta  viris  mens  est  se  jungere  bello, 
Arma  sequi  quse  nunc  parât  aima  puella, 
Crédite  fallaces  Anglos  succumbere  morti, 
Morte  puellari  Gallis  sterneutibus  illos  : 
Et  tuno  finis  erit  pugnœ,  tune  fœderaprisca, 
Tune  amor  et  pietas  et  cetera  jura  redibunt  : 
Certabunt  de  pace  viri,  cunctique  favebunt 
Sponte  sua  régi,  qui  rex  liberabit  ab  ipsis 
Cunctos,  justitia  quos  pulcbrapace  fovebit; 
Amodo  nullus  erit  Anglorum  pardiger  hostis, 
Qui  se  Francorum  prœsumet  dicere  regem. 

On  racontait  aussi  qu'on  avait  trouvé  dans  un  vieux  livre  du  collège 
d'Harcourt  h  Paris  le  chronogramme  suivant  : 

AngLIa  CVMpVLsa,  reX  pranCVs  prInCIpIabIt. 

Ce  chronogramme  indiquait  l'année  1430  comme  celle  de  l'expulsion 
des  Anglais.  Sur  toute  cette  époque,  voyez  les  savantes  recherches  de 
MM.  Quicherat  et  Wallon. 

•  Les  documents  de  cette  époque  attestent  combien  grande  était  la 
terreur  des  Anglais.  On  peut  "consulter  les  Acles  de  Rymer  :  Bcfugiti- 
vis  ab  exercitu  quos  tcrriculamenta  Puelhe  exanimaverant,  arrestandis  ; 
De p'oclaniationihis  contra  capitaneos  et  soldarios  tergiversantes,  incan- 
fadontbus  Puella  terriflcatos. 


i<i  CHRONIQUE 

roy  couronner,  et  ailleurs  en  autres  grans  affaires,  dont 
elle  prédisoit  les  aventures  et  les  événemens. 

Or  estoit  ce  Franquet  courageux  homme  et  de  riens 
esbahy  que  vist,  pour  tant  que  remède  s'y  povoit  mettre 
par  combattre;  et  la  Pucelle,  à  l'autre  lez,  mallement 
enflambée  sur  les  Bourguignons,  et  ne  quéroit  tousjours 
que  à  inciter  Françoys  à  bataille  encontre  eux.  Sy  s'entre- 
férirent  et  combattirent  ensemble  longuement  les  deux 
parties,  sans  que  Françoys  emportassent  riens  des  Bour- 
guignons, qui  n'estoient  point  si  fors  toutesvoyes  comme 
les  autres,  mais  de  grant  valeur  et  de  bonne  deffense, 
pour  cause  des  archers  que  avoient  avecques  eux ,  qui 
avoient  mis  piet  à  terre;  laquelle  chose,  quant  la  Pucelle 
vit  que  riens  ne  feroient  si  encore  n'avoient  plus  grant 
puissance  avecq  eux,  manda  hastivement  à  Laigny  toute 
la  garnison.  Sy  fit-elle  de  toutes  les  places  de  là  entour 
pour  venir  aidier  à  ruer  jus  ceste  petite  poignée  de  gens 
dont  ne  pouvoit  estre  maistre.  Lesquels,  venus  à  haste, 
reprirent  la  tierce  bataille  encontre  Franquet,  et  là,  non 
soy  quérant  sauver  par  fuite,  mais  espérant  tousjours 
eschapper  et  sauver  ses  gens  par  vaillance ,  finablement 
fut  pris  et  toutes  ses  gens  morts  la  pluspart  et  desconfîts,  et 
luy,  mené  prisonnier,  fut  décapité  après  par  la  crudélité 
de  ceste  femme  qui  désiroit  sa  mort  ',  dont  plainte  assez  fut 
faite  en  son  party,  car  vaillant  homme  estoit  et  bon  guer- 
royeur. 


'  Ce  fut  le  bailli  de  Seniis  qui  fit  décapiter  Franquet  d'Arras.  Jeanne 
d'Arc  eût  voulu  le  sauver. 


DE  CHASTELLAIN.  43 


CHAPITRE  XIII. 


Comment  le  duc  Renier  d'Anjou,  renforçant  la  querelle  des  François, 
mist  le  siège  devant  Chappes. 


Comme  au  lez  de  çà,  le  duc  de  Bourgongne,  veillant  en 
la  ruine  de  ses  ennemis,  pareillement  les  princes  fran- 
çoys,  tous  de  la  bende  de  delà,  estudièrent  à  luy  faire 
desplaisir  aussi  et  à  porter  grief  et  dommage  à  ses  adhé- 
rans,  comme  maintenant  Renier,  duc  d'Anjou  et  de  Bar, 
frère  second  de  la  royne  de  France  et  duc  de  Lorraine  par 
mariage,  ayant  fait  son  ban  par  tous  ses  pays,  s'estoit  mis 
sus  en  intention  de  renforcer  la  querelle  du  roy  et  de 
pourchasser  le  dommage  des  Bourgongnons,  contre  l'or- 
donnance toutesvoies  et  conseil  de  son  beau-père  le  duc 
de  Lorraine,  qui  en  son  lit  de  la  mort  luy  requist  que  ja- 
mais, s'il  vouloit  vivre  heureux  et  puissant,  il  n'entreprist 
riens  à  l'encontre  du  duc  de  Bourgongne  et  de  son  pays  ; 
car  en  l'amitié  des  Bourgongnons,  ses  voisins,  gisoit  son 
salut  et  son  grant  bien,  et  le  contraire  tout  et  outre,  quant 
autrement  en  feroit. 

Or  y  avoit  en  Champaigne,  emprès  Troyes,  tirant 
vers  Barrois,  une  place  nommée  Chappes,  qui  moult  lon- 
guement avoit  esté  anuyeuse  au  duc  barrois',  et  apparte- 
noit  à  un  noble  homme  du  pays  nommé  le  seigneur 
d'Aumont,  homme  de  grant  et  bon  hostel.  Sy  porta 
ainsy  le  conseil  de  cestuy  duc,  qui  emprès  luy  avoit  le 
vaillant  chevalier  moult  renommé  en  son  temps,  Barba- 

'  Anut/euse,  anoyeuse,  qui  tourmente,  qui  contrarie. 


U  CHRONIQUE 

san,  sailly  nouvellement  assez  de  la  prison  desEnglois  V, 
qu'il  iroit  mettre  le  siège  devant  ceste  place  de  Chappes, 
qui  moult  avoit  fait  de  maux  et  de  travaux  à  ses  pays. 
Sy  y  alla  de  fait,  et  accompagnié  environ  de  trois  mille 
combattans,  y  mist  le  siège  et  y  fit  livrer  de  durs  assauts 
beaucoup,  desquels  ceux  de  dedens  estoient  assez  traveilliés 
et  en  très-mauvais  party  ;  parquoy,  voyans  ladiiElculté  de 
la  non  pouvoir  tenir  longuement  sans  secours,  envoyèrent 
quérir  secours  en  Bourgongne,  là  où  le  seigneur  du  lieu 
estoit  puissant  de  parenté  des  plus  grans  du  pays.  Sy  se 
disposèrent  les  Bourgongnons  pour  j  aller  en  belle  com- 
pagnie, comme  messire  Antlioine  de  Toulongeon,  mares- 
chal  du  pays,  le  conte  de  Joigny,  messire  Anthoine  et 
messire  Jeban  de  Vergy,  le  seigneur  de  Jonvelle,  le  sei- 
gneur de  Cbastellu,  le  Veau  de  Bar  et  autres  grans  sei- 
gneurs beaucoup,  jusques  au  nombre  de  quatre  mille 
combattans;  lesquels,  assamblés  soubs  la  conduite  du  ma- 
reschal  de  Bourgongne  qui  est  nommé  dessus,  vinrent 
jusques  auprès  du  logis  du  duc  barrois,  à  intention  de  le 
combattre. 

Or  estoit  adverty  le  duc  de  Bar  de  la  venue  des  Bour- 
gongnons. Sy  se  mist  en  ordonnance  tantost  bien  asseure- 
ment,  et  délibéra  de  les  attendre,  car  moult  estoit  vaillant 
clievalier  et  de  grant  cœur,  et  estoit  encore  en  son  grant 
venir,  par  quoy  tant  plus  se  devoit  monstrer  fier  et  cou- 
rageux. Et  les  Bourgongnons  qui  oncques  nulle  part,  par 
coustume  dont  mémoire  soit  faite,  n'ont  esté  trouvé  las- 
ches,  ne  en  train  de  desvoy ,  maintenant  ne  sçay  de  quel 
malheur  contraire  de  leur  condition  et  nature  ancienne, 

'  Sy  y  estoit  Barbasan,  et  lui  avoit-on  fait  son  procès  tellement  qu'il 
s'estoit  eschapé  et  là  venu  servir  aux  gaiges  dudit  roy.  [Chron.  man. 
de  La  Haye.) 


DE  CllASTELLAIN.  45 

se  commencèrent  à  desvoyer  et  à  eux  monstrer  abastardis 
en  armes,  par  quoy  le  duc  de  Bar,  soy  perchevant  de  ce, 
féry  en  la  queue  de  eux  et  en  rua  jus  quelque  soixante, 
que  morts,  que  pris,  sans  y  faire  plus  grant  exploit;  et 
retournèrent  les  Bourgongnons  en  leur  pays  dont  ils  es- 
toient  près,  là  où  le  duc  Renier  ne  les  vouloit  sievir,  car 
n'estoit  pas  fort  assez  pour  ce  faire.  Sy  y  furent  pris 
aucuns  seigneurs  et  nobles  hommes  du  party  des  Bour- 
gongnons, comme  le  seigneur  de  Plancy,  Charles  de 
Rochefort  et  le  seigneur  de  la  place  mesmes,  son  frère, 
avecques  aucuns  de  ses  gens,  parce  que,  quant  il  avoit 
vu  ses  parens  et  amis  estre  venus  en  son  secours  et  pour 
le  délivrer  des  mains  de  ses  ennemis,  cuidant  que  dus- 
sent combattre  à  bon  escient  le  duc  son  assiégeur,  il  party 
dehors  avecques  un  nombre  de  gens,  à  intention  de  venir 
férir  dedens  le  troupeau  par  derrière;  par  quoy,  cuidant 
retourner  à  temps  pour  rentrer,  trouva  le  chemin  empes- 
chié  et  fut  pris,  dont  après  fut  constraint  de  rendre  et 
abandonner  sa  maison  à  ses  ennemis,  qui  sur  pied  fut  dé- 
molie et  toute  mise  à  ruine. 

La  prise  de  ceste  place  doncques  a  esté  le  premier 
exploit  que  le  duc  de  Bar  fit  oncques  sur  son  cousin  le  duc 
de  Bourgongne,  dont  le  second  cy-après,  et  ne  demourra 
guères,  luy  coustera  chier;  mais  m.'en  tiendray  à  tant 
jusques  l'heure  y  cherra  propre,  et  reviens  au  logis  du  duc, 
principal  de  nostre  matère,  là  où  il  estoit,  à  Coudun, 
pourgettant  tousjours  ses  approches  de  plus  et  de  plus 
près  pour  mettre  son  siège  clos  et  arresté  comme  il  appar- 
tenoit,  lequel  y  mist  sens  et  entendement  tout  pour  en 
faire  bien  et  convenablement  et  le  plus  à  son  honneur. 


i6  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XIV. 

Comment  la  Pucelle  issit  dehors  Compiègne  à  rencontre  des  Bour-' 
gong-nons;  et  comment  elle  fut  prise  en  ceste  envahye. 

Or  est  vray  que  la  Pucelle,  de  qui  tant  est  faite  meii- 
tion  dessus,  estoit  entrée  par  nuit  dedens  Compiègne, 
laquelle,  après  j  avoir  reposé  deux  nuits,  le  second  jour 
après  donna  à  congnoistre  pluseurs  folles  fantommeries 
que  mist  avant  et  dist  avoir  reçues  aucunes  révélations 
divines  et  annoncemens  de  grans  cas  advenir;  par  quoy, 
faisant  une  générale  assemblée  du  peuple  et  des  gens  de 
guerre  qui  moult  y  avoient  mis  créance  et  foy  follement, 
fist  tenir  closes,  depuis  le  matin  jusques  après  disner  bien 
tard,  toutes  les  portes  et  leur  dit  comment  sainte  Cathe- 
rine s'estoit  apparue  à  elle,  tramise  de  Dieu  pour  luy  si- 
gnifier que  à  ce  jour  mesmes  il  vouloit  qu'elle  se  mist  en 
armes  et  qu'elle  issist  dehors  à  l'encontre  des  ennemis  du 
roy.  Angles  et  Bourguignons,  et  que  sans  doute  elle  au- 
roit  victoire  et  les  desconfiroit,  et  seroit  pris  en  personne 
le  duc  de  Bourgongne,  et  toutes  ses  gens,  la  greigneur 
part,  morts  et  desconfits.  Sy  adjoustèrent  François  foy  à 
ses  dits  et  le  peuple  [se  monstra]  de  créance  légière  à  ses 
folles  délusions,  parce  qu'en  cas  semblable  avoient  trouvé 
vérité  aucunes  [fois  en  ses  dits  qui  n'avoient  nul  fondement 
toutesvoyes  de  certaine  bonté,  ains  clère  apparence  de 
déception  d'ennemi,  comme  il  parut  en  la  fin.  Or  estoient 
toutes  manières  de  gens  du  party  de  delà  boutés  en 
l'opinion  que  ceste  femme-yci  fust  une  sainte  créature, 
une  chose  divine  et  miraculeuse  envoyée  pour  le  relève- 
ment du  roy  françoys  ;  dont  maintenant,  en  ceste  ville  de 


DE  CHASTELLAIN.  47 

Compiègne,  mettant  avant  si  haulx  termes  que  de  des- 
confire le  duc  bourgongnon  et  l'emmener  prisonnier, 
mesmes  eu  propre  personne,  n'y  avoit  celuy  qui,  en  si 
haute  besongne  comme  cestuy-là,  ne  se  voulsist  bien  trou- 
ver et  qui  volentiers  ne  se  boutast  tout  joyeux  en  une 
si  haute  recouvrance,  par  laquelle  ils  seroient  au-dessus 
de  tous  leurs  annuis.  Par  quoy,  tous  d'un  commun  as- 
sentiment et  à  la  requeste  de  ladite  femme  recoururent  à 
leurs  armes  trèstous,  et  faisant  joye  de  ce  dont  ils  trou- 
veront le  contraire,  luy  offrirent  syeute  preste  quant  elle 
voudroit.  Sy  monta  à  cheval,  armée  comme  feroit  un 
homme  et  parée  sur  son  harnois  d'un  manteau  de  riche 
drap  d'or  vermeil.  Chevauçoit  un  coursier  lyart  '  moult 
beau  et  moult  fier,  et  se  cointoioit'  en  son  harnas  et  en  ses 
manières,  comme  eust  fait  un  capitaine  meneur  d'un 
grant  ost.  Et  en  cest  estât,  atout  son  estandart  haut  eslevé 
et  volitant  en  l'air  du  vent,  et  bien  accompagnée  de  nobles 
hommes  beaucoup,  entour  quatre  heures  après  midy,  saillit 
dehors  la  ville  qui  toute  jour  avoit  esté  fermée,  pour  faire 
ceste  entreprise,  par  une  vigile  de  l'Ascension*,  et  amena 
avecques  elle  tout  ce  qui  pouvoit  porter  baston  à  pied  et  à 
cheval,  en  nombre  de  cinq  cens  armés,  et  conclut  de  venir 
férir  sur  le  logis  que  tenoit  messire  Baudo  de  Noyelle, 
chevalier  bien  hardy  et  vaillant  et  eslu  depuis  pour  ses 
hauts  faits  à  estre  frère  de  l'ordre,  lequel  logis,  comme 
avez  ouy,  estoit  à  Margny  au  bout  de  la  cauchie. 

Or  donnoit  ainsi  l'aventure  que  le  conte  de  Ligny,  le 
seigneur  de  Créquy  et  plusieurs  autres  chevaliers  de  l'or- 
dre estoient  partis  de  leur  logis  qui  se  tenoit  à  Claroy,  à 

'  Lyart,  gris  pommelé. 

2  Se  cointoioit,  s" applaudissait,  se  complaisait. 

^  24  mai  1430. 


48  CHRONIQUE 

intention  de  venir  au  logis  de  messire  Baudo  ;  et  vinrent 
tous  désarmés,  non  advisés  de  riens  avoir  à  faire  de  leurs 
corps,  comme  capitaines  vont  souvent  d'un  logis  à  au- 
tre. Lesquels,  ainsi  que  venoient  devisans,  oïrent  criée 
très-grant  et  noise  au  logis  où  ils  tendoient  à  aller,  car 
jà  estoitla  Pucelle  entrée  dedens  et  commença  à  tuer  et  à 
ruer  gens  par  terre  fièrement,  comme  si  tout  eust  jà  esté 
sien.  Sy  envoyèrent  lesdits  seigneurs  hastivement  quérir 
leurs  liarnois  et  pour  donner  secours  à  messire  Baudo, 
mandèrent  leurs  gens  à  venir  devers  eux,  qui  sur  pied  y 
vinrent,  et  avecques  ceux  de  Margny  qui  estoient  sur- 
pris désarmés  et  despourvus ,  commencèrent  à  faire 
toute  aigre  et  fière  résistence  à  l'encontre'  de  leurs  enne- 
mis ;  dont  aucunes  fois  les  assaillans  furent  rondement  re- 
doutés, aucunes  fois  aussi  les  assaillis  compressés  de  bien 
dur  souffrir  pour  ce  que  surpris  estoient  espars  et  non  ar- 
més ;  mais  le  bruit  qui  se  levoit  partout  et  la  grant  noise 
des  voix  crians  fit  venir  gens  de  tous  lez  et  affluer  secours 
vers  eux  plus  qu'il  n'en  falloit.  Mesmes  le  duc  et  ceux  de 
son  logis  qui  en  estoient  bien  loing,  s'en  perçurent  assez 
tost  et  se  mirent  en  apprest  de  venir  au  dit  Margny,  et 
de  fait  y  vinrent  ;  mais  premier  que  le  duc  y  pust 
oncques  arriver  avecques  les  siens,  les  Bourgongnons 
avoient  jà  rebouté  les  Françoys  bien  arrière  de  leur  logis  ; 
et  commençoient  Françoys  avec  leur  Pucelle  à  eux  re- 
traire tout  doucement,  comme  qui  ne  trouvoient  point 
d'avantage  sur  leurs  ennemis,  ains  plustost  péril  et  dom- 
mage. Par  quoy  Bourgongnons  voyans  ce  et  esmus  de 
sang  et  non  contens  tant  seulement  de  les  avoir  enchâssé 
dehors  par  deffense,  s'ils  ne  leur  portoient  plus  grant  grief 
par  les  poursuivir  de  près,  férirent  dedens  valereusement 
à  pied  et  à  cheval  et  portèrent  du  dommage  beaucoup 


DE  CIIASTELLAIN.  49 

aux  Françoys,  dont  la  Pucelle,  passant  nature  de  femme, 
soustint  grant  fès  et  mist  beaucoup  peine  à  sauver  .sa 
compagnie  de  perte ,  demourant  derrière  comme  chief  et 
comme  la  plus  vaillant  du  trouppeau,  là  où  fortune  permist 
pour  fin  de  sa  gloire  et  pour  la  dernière  fois  que  jamais 
porteroit  armes,  que  un  arcliier,  radde  homme  et  bien 
aigre,  ayant  en  grand  despit  que  une  femme,  dont  tant 
avoit  oj  parler,  seroit  rebouteresse  de  tant  de  vaillans 
hommes  comme  elle  avoit  entrepris,  la  prist  de  costé  par 
son  manteau  de  drap  d'or  et  la  tira  du  cheval  toute  plate 
à  terre ,  qui  oncques  ne  pot  trouver  rescousse,  ne  se- 
cours en  ses  gens,  pour  peine  qu'ils  y  missent,  que  elle 
pust  estre  remontée  ;  mais  un  homme  d'armes,  nommé 
le  bastard  de  Wandonne,  qui  survint  ainsi  qu'elle  se  laissa 
cheoir,  tant  l'appressa  de  près  qu'elle  luy  bailla  sa  foy, 
pour  ce  que  noble  homme  se  disoit;  lequel,  plus  joyeux 
que  s'il  eust  eu  un  roy  entre  ses  mains ,  l'amena  hasti- 
vement  à  Margny  et  là  la  tint  en  sa  garde  jusques  en  la 
fin  de  la  besongne.  Et  fut  pris  emprès  elle  aussi  Ponthon 
de  Bourgongnon,  un  gentilhomme  d'armes  du  party  des 
Françoys,  le  frère  du  maistre  d'hostel  de  la  Pucelle',  et 
aucuns  autres  en  petit  nombre  qui  furent  menés  à  Mar- 
gny et  mis  en  bonnes  gardes.  Dont  Françoys,  voyans  le 
jour  contre  eux  et  leur  aventure  de  petit  acquest,  se  re- 
trayrent  le  plus  bel  que  purent,  dolans  et  confus.  Bour- 
goingnons  et  Angles,  joyeux  à  l'autre  lez  de  leur  prise, 
retournèrent  au  logis  de  Margny,  là  où  maintenant  le 
duc  arriva  atout  ses  gens,  cuidant  venir  à  heure  au 
chapplis,  quant  tout  estoit  fait  jà  et  mené  à  chief  ce  qui 
s'en  pouvoit  faire.  Lors  luy  dist-on  l'acquest  qui  y  avoit 

'  Lisez  :  le  frère  de  la  Pucelle,  son  maistre  d'hostel,  etc. 


50  CHRONIQUE 

esté  fait,  et  comment  la  Pucelle  estoit  prisonnière  avec- 
ques-  aucuns  autres  capitaines  ;  dont  qui  moult  en  fut 
joyeux,  ce  fut  il,  et  alla  la  voir  et  visiter',  et  eust  avec- 
ques  elle  aucuns  langages  qui  ne  sont  pas  venus  jusques 
à  moy,  sy  plus  avant  ne  m'en  enquiers  ;  puis  la  laissa  là 
et  la  mist  en  la  garde  de  messire  Jehan  de  Luxembourg, 
lequel  l'envoya  en  son  cliastel  de  Beaurevoir,  où  longtemps 
demoura  prisonnière',  et  puis  cliascun  s'en  retourna  pour 
celle  nuit  arrière  en  son  logis  ordonné,  le  duc  au  sien, 
le  comte  de  Ligny  au  sien  ;  et  demourèrent  ceux  de  Ma- 
rigny  où  ils  estoient,  jusques  au  lendemain  que  les  or- 
donnances se  changèrent  en  autres  affaires.  En  ceste 
meslée  fut  très-aigrement  blessé  au  visage  le  seigneur 
de  Créqui,  qui  l'enseigne  en  porta  jusques  à  la  mort. 

CHAPITRE  XV. 


Comment  le  jeusne  roy  Henry  vint  en  France  et  fut  mené  triomphale- 
ment à  Rouen. 


Or  faut  croire  que  l'orgueil  des  Angles  en  ce  temps 
régnoit  fort  en  France,  et  ne  leur  estoit  avis  autrement, 
fors  que  à  tousjours  mais  ils  y  devroient  dominer,  con- 
sidérée l'adjunction  qu'ils  avoient  de  ce  duc  si  puis- 
sant. Or  avoit  le  duc  régent  laboré  longuement  à  ce  que 
son  nepveu,  le  jeusne  roy  Henry,  venist  en  France  soy 

»  Sur  le  séjour  de  Jeanne  d'Arc  à  Beaurevoir,  voyez  la  notice  pleine 
de  détails  curieux  qu'a  publiée  M.  Gomart. 

2  Monstrelet  assista  à  cette  entrevue,  et  il  est  à  regretter  qu'il  n'ait 
pas  cru  devoir  la  raconter  :  «  Laquelle  icelui  duc  ala  voir  au  logis  où 
«  elle  estoit  et  parla  avec  elle  aucunes  paroles  dont  je  ne  suis  mie  bien 
•«  record,  jà-soit-ce  que  j'y  estois  présent.  » 


DE  CHASTELLAIN.  51 

présenter  en  son  héritage  et  adfin  d'acquérir  l'affection  du 
peuple  et  donner  cremeuràses  adversaires.  Sy  estoit  venue 
l'heure  si  avant  maintenant  en  cestui  temps  que  par  or- 
donnance et  avis  des  estats  du  royaulme  d'Engleterre  ce 
jeusne  roy,  en  l'eage  encore  de  huit  ans,  fut  mis  en  mer  en 
la  conduite  du  riche  cardinal  de  Vincestre.  [Sy  estoientavec 
luy]  le  duc  d'Yorcq,  le  duc  de  Nortfolc,  le  conte  de  Hon- 
titon,  le  conte  de  Warwick,  le  conte  de  Staffort,  le  conte 
d'Arondel,  le  comte  de  Suffolc,  le  conte  de  Bonneterre,  le 
conte  de  Hem,  les  seigneurs  de  Ros,  de  Beaumont,  d'Es- 
caillon,  de  Grez  et  pluiseurs  autres  grans  barons  et  haulx 
hommes.  Et  trouvant  la  mer  quoye  et  fortune  non  mue 
contre  eux  descendirent  avecques  le  jeusne  roy  à  Calais, 
le  propre  jour  de  Saint-George,  à  heure  de  dix  heures  au 
matin ,  là  où  si  tost  que  avoit  mis  pied  en  terre,  fut  monté 
sur  un  petit  cheval  richement  attinté  ' ,  et  atout  les  haulx 
princes  et  barons  de  sa  compagnie  s'en  alla  en  l'église  de 
Saint-Nicolay  rendre  grâces  à  Dieu  et  oyr  messe,  et  de  là, 
après  avoir  séjourné  un  peu,  en  fière  et  forte  main, 
triomphamment  fut  mené  à  Rouen,  estant  avecques  luy 
tousjours  maistre  Pierre  Cauchon,  évêque  de  Beauvais, 
lequel  l'avoit  esté  querre  en  Angleterre  par  l'ordonnance 
du  duc  régent  par  deçà  et  de  tout  le  conseil. 

CHAPITRE  XVr. 

Comment  le  duc  fit  de  nouvelles  approches  pour  venir  à  la  conclusion 
du  siège  de  Compiègne. 

Comme   j'ay  dit  que ,   en  la  vigile   de  l'Ascension , 
Françoys,  à  l'entreprise  de  la  Pucelle,  estoient  venus  férir 

'  Attinté,  orné. 


52  CHRONIQUE 

sur  l'ost  du  duc,  espéraus  de  la  ruer  jus,  corame  elle  leur 
avoif  fait  accroire,  et  fut  prise  mesmes  et  détenue  eu 
lieu  dont  oncques  puis  n'escliappa  que  par  confuse  mort, 
certes,  le  jour  de  l'Ascension,  qui  estoit  jour  de  solempnité, 
le  duc  ne  volt  oncques  changer,  ne  muer  riens  en  son  fait 
jusques  au  lendemain  que  il  se  voult  deslogier  de  Cou- 
dun  et  aller  plus  près  de  la  ville  de  Compiègne.  Sy  fit 
deslogier  chascun  et  désirant  à  venir  au  fait,  luy-mesmes 
vint  log'ier  là  où  avoient  esté  logié  les  Englès,  à  Venette, 
en  l'abbaye  qui  estoit  assise  moult  près  de  la  ville,  et  le 
conte  de  Ligny  fit  loger  à  Marign}^  là  où  ses  ennemis  le 
jour  devant  avoient  commise  l'escarmoucbe  à  messire 
Baudo,  et  ainsi  à  chascun  fit  prendre  nouveau  logis  et 
faire  nouvelles  approches  pour  venir  à  conclusion  de  siège, 
qui  n'estoit  pas  chose  légière  toutesvoyes,  car  moult  estoit 
forte  la  ville  de  Compiègne  et  mauvaise  à  assiéger,  pour 
cause  des  deux  rivières  dont  elle  estoit  servie  et  que  moult 
y  faisoit  périlleux  loger  pour  les  engins  dont  ils  estoient 
garnis  dedens  largement.  Or  avoient  fait  un  bollewert 
ceux  de  dedens  moult  bel  et  moult  fort  à  l'entrée  du  pont, 
qui  moult  donnoit  deffense  à  la  ville.  Sy  estoit  grevable 
durement  aux  approchans,  par  quoy  maintenant,  pour  soy 
couvrir  à  l'encontre  de  celuy,  raddement  et  à  multitude  et 
force  de  gens  fut  plantée  une  bastille  de  fagots  et  de  terre, 
moult  haute  et  moult  large,  en  barbe  droitement  de  celuy 
bollewert,  du  pont  aussi  près  que  d'un  trait  d'arc,  et  après 
ce,  tousjours  approchant  plus  en  plus  près  le  bollewert 
du  pont,  furent  faits  autres  nouveaux  taudis  de  gros 
chesnes  fichés  en  terre  bien  avant  et  bien  serrés,  et  puis 
remplis  et  fortifiés  de  terre  par  dehors  à  l'encontre  le  feu , 
dessoubs  lesquels  Bourgongnons  faisoient  sûrement  leur 
guet  et  leurs  ascoutes  et  venoient  tous  les  jours  escar- 


DE  CHASTELLAIN.  53 

mucher  encontre  ceux  de  dedens.  Donc  pour  ce  que  dan- 
ger chéoit  à  venir  de  la  bastille  jusques  aux  taudis 
qui  estoient  plus  près  et  plus  avant,  on  s'avisa  de  faire 
un  grant  large  fossé  parfont  qui  tireroit  tout  droit  de  la 
bastille  jusques  aux  taudis,  et  par  là  iroient  sûrement 
gens  d'armes  en  couvert  sans  péril  du  trait.  Sy  fut  fait 
ledit  fossé  à  coup,  et  fut  de  grant  fruit  aux  approclians  et 
leur  fit  de  service  beaucoup,  car  mortellement  dru  venoit 
le  trait  de  dedens  sur  eux  tant  de  canons  comme  de 
colevrines,  dont  il  en  y  avoit  de  bons  ouvriers  avecques 
eux,  par  espécial  un  cordelier  natif  et  vestu  à  Valen- 
ciennes,  nommé  Noiroufle,  un  baut  grant  bomme  noir, 
atout  un  laid  murtrier  visage  et  une  felle  veue  et  un 
grant  long  nez  et  portoit  rude  grosse  faconde  et  semblant 
espoventable  entre  tous  les  autres  d'église  et  de  religion 
(de  tous  ceux  que  je  vis  oncques,  le  moins  apparant  homme 
d'église).  Cestuy  estoit  mis  dedens  ceste  ville  en  garnison, 
ne  sçay  si  comme  apostat  ou  autrement  (à  Dieu  je  m'en 
rapporte),  mais  estoit  tous  les  jours  aux  créneaux  atout  une 
coleuvrine  dont  il  estoit  maistre,  le  non  pareil  des  autres, 
voire  le  plus  murdrier,  ce  disoit-on,  qui  oncques  avoit  esté 
vu  ;  car  durant  le  temps  du  logis  devant  luy  et  premier 
que  le  siège  prist  fin,  luy-mesme«  se  vantoit,  disoit-on, 
d'avoir  tué  de  sa  seule  main  trois  cens  bommes  par  sa  co- 
leuvrine et  en  faisoit  sa  risée,  et  s'en  tenoit  à  tout  bon- 
noré  et  joyeux.  Maint  an  vesqui  après  toutesvoyes,  et 
se  trouva  en  pluseurs  autres  villes  assiégées  et  es  faits 
fie  guerre  longuement,  là  où  il  continuoit  sa  vie  accous- 
tumée,  et  vint  jusques  à  estre  de  la  retenue  du  roy  et  de 
son  bostel  et  bien  privé  de  luy.  Souvent  disoit  messe  de- 
vant luy,  là  où  je  l'ay  vu  et  bien  congnu  et  [ay]  esté  en 
maintes  devises  par  diverses  fois  bien  privées.  Dont  quant 


54  CHRONIQUE 

je  le  vis  chanter  messe  et  me  recordoye  de  la  multitude 
des  murtres  horribles  qu'il  avoit  fait  en  commune  renom- 
mée et  que  avecque  ce  je  regardoye  la  forme  et  physiono- 
mie de  luy  qui  estoit  de  mesme  aux  faits  qu'on  luy  attri- 
huoit,  souvent  me  suis  espovanté  en  moy-mesmes  de  la 
hideur  et  m'en  sont  les  cheveux  dressés  contre -mont, 
disant  à  par  moy  comment  gens  de  telle  grâce  et  encore 
en  estât  qui  contredit  entièrement  à  leurs  faits,  peuvent 
avoir  réception  en  court,  en  maison  de  prince,  qui  toutes 
choses  doit  peser  et  considérer  et  duement  distribuer 
ses  offices  et  services  emprès  luy,  comme  sage  prince  et 
juste,  là  où,  hélas!  souvent  tant  de  vertueux  et  d'hon- 
nestes  gens  vergongneux,  en  diverses  conditions  et  estats, 
vont  mourant  de  faim  auprès,  et  sont  loués  en  leurs  dis- 
solutions les  mauvais  clercs,  et  les  bons  et  honnestes  sou- 
vent en  leurs  povretés  non  recongnus,  mais  au  fort,  tels 
sont  les  faits  du  monde  de  tout  temps  ancien.  Sy  m'ap- 
pensay-je,  et  tel  l'avoye-je  expérimenté  assez  en  pluseurs 
autres,  et  le  remis  au  jugement  de  Celuy  de  là  haut,  qui 
tous  congnoit,  bons  et  mauvais,  et  le  sentoit  meilleur, 
pourroit  estre,  que  moy-mesmes  n'estoit  son  jugeur. 


CHAPITRE  XVII. 


Comment  y  avoit  tous  les  jours  des  escarmouches  entre  les  assiégeans 
et  les  assiégés. 


Or  se  faisoient  tous  les  jours  felles  et  dures  escarmuces 
devant  ce  bollewert  du  pont,  là  où  Englès  et  Bourgongnons 
vaillamment  et  bien  se  portèrent  encontre  Françoys,  et 
Françoys  moult  valereusement  aussi  encontre  Englès  et 
Bourgongnons  en  très-aigre  et  très-fîère  deffense,  jusques 


UE  CIIASTELLAIN.  S5 

à  sang  respandre  souvent  entre  les  deux  parties  d'un 
costé  et  d'autre  et  estre  durement  blessés,  dont  toutes- 
voyes,  ne  l'un,  ne  l'autre  ne  se  pouvoit  vanter  de  la  vic- 
toire pour  ce  que  nul  n'avoit  sur  l'autre  riens  d'avantage 
encore,  jusques  le  duc  fît  asseoir  ses  gros  engins  à  l'en- 
droit de  la  porte  du  pont,  et  ailleurs  aussi  ;  par  lesquels  il 
leur  porta  moult  de  dommage  et  d'annuy,  et  leur  rompist 
tours  et  murailles  largement,  et  par  les  engins  volans 
enfondra  maisons,  pons  et  moulins,  dont  aucuns  furent 
tous  démolis  jusques  à  non  pouvoir  plus  moudre.  Dont  les 
habitans  devinrent  durement  effrayés  et  tous  desconfortés 
du  remède,  si  la  chose  continuoit  longuement,  et  eussent 
de  légier  varié  en  rendre  la  ville,  si  n'eust  esté  le  recon- 
fort que  les  gens  de  guerre  leur  donnoient  avecques  ce 
que  maistres  estoient  du  peuple  et  par-dessus  eux  et  qui 
encontre  toutes  telles  battures  qui  viennent  de  dehors, 
scèvent  les  expédiens  et  les  remèdes  enquels  on  se  peut 
garantir  et  sauver,  comme  cestes  gens-cy  qui  estoient 
vaillans  es  faits  de  la  guerre  mirent  peine  à  eux  deffen- 
dre  encontre  les  engins  volans  le  mieux  que  purent  et 
à  sauver  eux  et  les  habitans  de  tels  dangiers,  entre  les- 
quels toutesvoyes,  Loys  de  Flavy,  frère  à  Guillaume,  en 
l'eage  de  vingt-deux  ans,  fut  tué,  que  dommage  fut  pour 
hommes  de  son  party,  car  moult  estoit  bel  escuier,  fort  et 
radde  et  de  grant  hardement,  mais  son  eur  ne  chéoit  de 
plus  longuement  vivre,  ce  sambloit,  que  jusques  à  main- 
tenant, de  quoy  son  frère  mena  grant  dueil.  Mais  pour 
rompre  celuy ,  tantost  fit  sonner  ses  trompettes  devant 
luy,  comme  si  riens  advenu  n'en  fust,  et  ce  fit-il  tant 
pour  rebaudir  ses  gens  comme  pour  soy-mesmes  rompre 
en  son  dueil.  Or,  avoient  les  Bourgongnons  par  dessoubs 
leur  taudis  commenchié  aucunes  mines  pour  venir  com- 


56  CHRONIQUE 

battre  ceux  du  bollewert,  et  tous  les  jours  labouroieni 
à  les  bouter  outre  à  leur  grant  péril  et  labeur,  car  Fran- 
çoys  s'en  apperçurent,  lesquels  y  mirent  toute  résistance 
à  rencontre  par  armes  de  leur  corps  ;  dont  souvent  estoit 
dure  la  meslée ,  et  tellement  que  par  diverses  fois  plu- 
seurs  y  reçurent  mort,  çà  et  là;  dont,  de  la  part  des 
Bourgongnons,  me  sont  venus  à  congnoissance  messire 
Jehan  de  Bailleul,  chevalier  flandrois,  Allard  d'Escaus- 
sines ,  Thiebaut  de  Tantignies ,  haynuiers ,  et  aucuns 
autres. 

CHAPITRE  XVIII. 


Comment   les  Liégeois  se   mirent   sus  et   envahirent  le  comté  de 
Namur. 


En  cestuy  endroit  où  j'ay  cuidié  avoir  main  arrestée  en 
une  matière ,  survient  soudainement  une  autre  qui  me 
transverse  les  yeux  et  me  vient  retraire  l'entendement  des 
faits  de  ce  royaume  pour  l'appliquer  en  autre  nation 
nouvelle,  dont  l'incidence  n'est  pas  petite,  Sy  m'est  avec- 
ques  nouvelle  matière,  venue  présentation  d'un  viel  pro- 
verbe des  sages  qui  disent  que  l'on  se  doit  garder  de  son 
amy  réconsilié,  car  tousjours  demeure  quelque  peu  de 
ranceur,  quelque  petite  racine  de  souvenir  à  l'injurié,  par 
laquelle  de  légier  se  consentiroit  en  mal  vers  luy,  comme 
maintenant  nouvelle  matière  me  donne  à  congnoistre  icy, 
là  où  je  me  voy  constraint  d'escrire  des  Liégeois ,  sur 
lesquels  je  vueil  faire  l'interprétation  de  mon  proverbe  ;  et 
bien  le  doy  ainsy,  quant  il  est  cler  à  tout  le  monde  que, 
puis  la  victoire  que  Dieu  envoya  sur  eux  au  duc  Jehan 
par  bataille,  ils  ont  esté  amis  réconsiliés  à  cestuy  duc  Phi- 


DE  CHASTELLAIN,  57 

lippe,  voires  amis,  Dieu  scet  comment,  à  la  foy  de  Lor- 
rainne'  ,  ayans  toujours  une  cuisance  et  un  couvert 
remors  d'amertume  en  leurs  cœurs  ;  dont  volentiers  se 
fussent  vuidiés  longuement,  si  l'occasion  s'y  fust  trouvée, 
car  reçurent  merveilleuse  ruine  et  confusion,  dont,  par 
souvenance  de  celle,  oncques  puis  ne  s'estoit  pu  nourrir 
bon  fons  en  leur  courrage  envers  leurs  vainqueurs.  Sy  est 
bien  vray  que  maintenant,  à  l'instance  d'aucuns  routiers 
françoys,  Jehan  de  Beaurain,  Jehan  de  Sommain,  Evrard 
de  la  Marche  et  aucuns  autres,  avecques  vielle  remente- 
vance  du  temps  passé  qui  de  légier  les  pouvoit  commou- 
voir ,  cestui  peuple  furieux ,  comment  que  ce  fust ,  se 
vouloit  mettre  sus,  et  désirant  de  venger  sa  vielle  honte 
portée  longuement,  quéroit  à  faire  guerre  au  fils,  dont 
soubs  le  père  estoient  cheus  en  calamité  et  servitute.  Or  y 
a  une  naturelle  liayne  ancienne  entre  Namurois  et  Lié- 
geois voisins  marchissans  l'un  à  l'autre  sans  moyen 
entre  deux.  Sy  estoit  l'intention  des  Liégeois  de  venir 
courre  et  gaster  la  conté  de  Namur,  d'y  bouter  le  feu  par- 
tout et  d'y  mener  toute  guerre  mortelle  de  feu  et  de  sang, 
car  se  sentoient  assistés  des  Françoys  ;  et  leur  sembloit 
qu'ils  leur  avoient  promis  beaucoup  de  grandes  choses  et 
les  avoient  induits  à  ce  par  partial  hayne  que  avoient 
à  rencontre  du  duc,  cuidans  en  un  endroit  eux  venger 
de  luy  par  la  main  de  ces  Liégeois,  et  en  l'autre  luy  faire 
rompre  son  armée  et  son  entreprise  que  avoit  sur  Com- 
piègne  à  l'encontre  du  roy   de  France.    Laquelle  chose 

'  Au  moyen  âge,  la  foi  punique  était  oubliée,  et  l'on  disait  :  Foi  de 
l.orraine.  M.  Leroux  de  Lincy  a  recueilli,  dans  son  livre  des  Proverbes 
français,  ce  vieux  dicton  : 

Lorrain,  mauvais  chien. 
Traître  à  Dieu  et  à  son  prochain. 


58  CHRONIQUE 

aussi  Liégeois  considérans  que  jà  il  estoit  en  France  et 
que  là  avoit  des  affaires  beaucoup  et  assez  à  entendre  à  luy 
là  endroit,  plustost  et  plus,  légièrement  délibérèrent  à  luy 
faire  guerre  par  deçà,  pensans  que  mal  aisément  pourroit 
entendre,  ne  respondre  à  deux,  au  moins  que  premier  ils 
n'auroient  fait  une  bien  grant  hautaine  sur  luy  avant 
qu'il  y  sceust  mettre  remède.  De  quoy  toutesvoyes  Jehan 
de  Heynsebergue,leur  évesque,  très-singulier  amy  et  ser- 
viteur du  duc,  considérant  sagement  les  grans  dangers 
en  quoy  cestes  gens  ses  subjets  se  vouloient  bouter  et  les 
grans  maux  et  meschiefs  qui  en  pourroient  ensuivre  et 
tourner  finablement,  ce  doubtoit  bien,  sur  luy  et  sur  eux, 
par  pluseurs  longues  fois  avant  l'entreprendre  leur  re- 
monstra  leurs  folles  et  mauvaises  erreurs,  et  en  rebou- 
tant tous  leurs  proposemens  et  entreprises,  leur  argua  et 
mist  avant  toutes  les  conséquences  qui  en  sauldroient,  qui 
oncques  pourtant  ne  les  pouvoit  rompre,  ne  faire  desmou- 
voir, ains  par  y  persévérer  se  fust  fait  tuer,  et  de  fait  le 
menacèrent  de  mort  si  plus  en  parloit.  Par  quoy  luy,  qui 
estoit  haut  noble  homme  et  veoit  que  danser  lui  con- 
venoit  au  son  de  leur  musette  ou  estre  tué,  ou  à  tout  le 
moins  estre  chassé  et  destitué  de  sa  seigneurie ,  s'avisa 
de  faire  comme  à  un  noble  homme  appartenoit,  et  veuil- 
lant  avertir  un  si  haut  prince,  comme  estoit  le  duc,  de 
ses  contrariétés,  ordonna  une  lettre  de  défiance,  par  la- 
quelle ,  en  nom  de  son  peuple ,  il  le  deffioit ,  et  la  luy 
tramist  là  oii  il  estoit,  en  son  logis  devant  Compiègne, 
dont  la  teneur  est  telle  : 

«  Très-haut,  très-noble  et  très-puissant  prince,  Phi- 
('  lippe,  duc  de  Bourgongne,  conte  de  Flandres,  d'Artois  et 
"  de  Bourgongne,  palatin  de  Namur,  etc.  Jà-soit-ce  que 
«  je  Jehan  de  Heynsebergue,  évesque  de  Liège  et  conte 


DE  CIIASTELLAIN.  59 

«  de  Loos,  par  vertu  de  certain  seur  estât  par  vous  et  moy, 
«  pour  nous  et  les  nostres ,  pièçà  donné  l'un  à  l'autre, 
«  dont  lettres  appèrent,  vous  aye  par  pluseurs  fois,  par 
«  lettres  ,  de  bouche  et  autrement  fait  supplication  , 
«  prière  et  requeste  et  sommation  d'avoir  restitution  et  ré- 
«  paration  selon  le  contenu  dudit  seur  estât  qui  a  esté 
«  assez  petitement  tenu ,  de  pluseurs  horribles  et  grans 
«  dommages  commis  et  perpétrés  de  vos  gens,  capitaines 
«  et  serviteurs  sur  mes  pays  et  subjets,  ainsi  que  vostre 
«  très-noble  et  pourveue  discrétion  peut  bien  avoir  mé- 
«  moire  que  mes  complaintes  et  requestes  le  contenoient 
«  plus  pleinement  ;  néantmoins,  très-haut,  très-noble  et 
«  très-puissant  prince,  jusques  à  ores,  obstans  vos  gra- 
«  cieuses  responses  sur  ce,contenans  que  vostre  intention 
«  et  plaisir  estoit  dudit  seur  estât  estre  entretenu  et  qui 
«  encore  n'ont  sorty  quelque  effet,  se  sont  si  avant  en- 
ce  tremeslées  icelles  choses  d'un  costé  et  d'autre  que 
«  griève  chose  m'est  le  porter ,  dont  il  me  déplaist  tant 
«  que  plus  ne  peut  ;  et  toutesvoyes,  très-haut,  très-noble 
«  et  très-puissant  prince,  vostre  très-noble  et  pourveue 
«  discrétion  peut  bien  sentir  et  congnoistre  assez  que  par 
«  raison  et  serment  suis  tenu  de  demourer  delez  mon 
«  église  et  pays,  que  sans  les  eslongier,  considérées  les 
«  choses  ainsi  advenues,  les  me  convient  assister  et  def- 
«  fendre  en  tous  droits  et  contre  tous  de  toute  ma  force  et 
«  puissance.  Pour  quoy,  très-haut,  très-noble  et  très-puis- 
«  sant  prince,  moy  premièrement  excusant  à  vostre  très- 
ce  excellente  personne  et  haute  domination,  de  rechief 
c(  vous  advertis  d'icelles  choses,  en  signifiant  que,  si  plus 
c(  avant  advenoit  ou  en  estoit  par  moy  ou  les  miens  fait, 
(c  par  nécessité  ou  autrement,  que  de  tant  voudroye  avoir 
«  mon  honneur  pour  bien  gardée.  Donné  soubs  mon  sécl 


60  CHRONIQUE 

«  appendu  à  ces  présentes,  le  x™'  de  juillet,  l'an  mil 
«  quatre  cens  et  trente.  Ainsi  signé  du  comniand  mon- 
«  seigneur  propre  :  J.  Bérart.  »  Et  pareillement  le  def- 
fièrent  pluiseurs  autres  seigneurs  alliés  de  cestui  évesque, 
est  assavoir  le  conte  de  Beaurienne,  Picart  de  La  Gavée, 
seigneur  de  Quiquenpoit,  Rasse  de  Rubel,  Gérart  de  Edel- 
bant,  Jelian  de  Wale,  Henry  le  Gayel,  Jehan  Boyleaue, 
Jehan  de  La  Barre,  Jehan  de  Ghembloix,  Corbeau  de 
Hellegoulle,  Thierry  Puthey  et  pluiseurs  autres,  joints 
avecques  eux  ' . 

Gestes  lettres  furent  portées  devant  Compiègne  là  où 
le  duc  les  fit  visiter  par  son  conseil,  dont,  jà-soit-ce  que 
l'heure  ne  donnoit  point  de  peser  peu  une  telle  deffiance , 
considéré  le  lieu  où  on  estoit,  toutesvoyes  furent  joyeuse- 
ment receues,  et  le  porteur  enrichy  de  grans  dons,  sans 
luy  donner  response  sur  riens,  quant  le  cas  donnoit  res- 
ponse  assez  de  luy-mesmes.  Sy  se  party  à  tant  le  message, 
et  le  duc  qui  bien  avoit  à  entendre,  à  soy  prist  avis  sur 
tout  et  soy  disposa  au  remède  le  plus  tost  que  pourroit, 
lequel  grandement  toutesvoyes  y  fut  mis  et  très-honno- 
rablement  mené  à  chief ,  comme  il  se  trouvera  cy- 
après. 

CHAPITRE  XIX. 

Comment  fortune  envojoit  au  duc  diverses  contrariétés. 

Mais  premier  que  venir  à  la  récitation  du  cas,  quoy,  ne 
comment,  il  me  semble  licite  un  petit  de  faire  cy-endroit 
une  ouverture  de  langage  par  lequel,  comme  la  matière  se 

'  Ces  documents  existent  aux  archives  de  Liège. 


DE  CIIASTELLAIN.  6i 

présente  à  estre  escrite,  on  pourra  congnoistre  les  sauva- 
ges et  diverses  bouffées  de  contrariétés  que  fortune  sou- 
dainement tousjours  a  envoyées  à  ce  prince  pour  le  faire 
fléchir  et  ployer  dessoubs  sa  menace,  ou  pour  le  faire 
tant  plus  glorieux  victeur  par  contrester  à  tout.  Sy  faut 
entendre  que  oncques  puis  celuy  premier  jour  qu'il  prist 
à  porter  armes  et  à  mener  guerre  constrainte  çà  et  là,  en 
quelconques  affaires  que  trouvé  se  soit,  lorsque  ne  pensoit 
que  avoir  l'œil  à  un,  tousjours  luy  est  survenu  affaire 
pour  occuper  l'autre,  et  là  où  l'un  souvent  luy  estoit  dur 
assez  et  en  pouvoit  recevoir  foulle,  du  second  et  du  tiers 
maintes  fois  fortune  l'en  a  servi  pour  luy  donner  tant 
plus  charge,  et  avecques  un  fès  pesant  que  porter  luy  cou- 
venoit,  au  moins  luy  a  chargé  le  dos  d'adversités  à  maint 
autre  invincibles,  non  pas  tout  seulement  en  ses  premiers 
jours  de  jeunesse,  ne  en  la  hautesse  de  son  eage  moyen, 
mais  jusques  en  la  termination  de  sa  vie  partout  et  en  tout 
là  où  congnu  l'ay  et  trouvé  tel.  Exemple  en  sa  première 
guerre  que  avoit  encontre  les  Françoys,  dont  l'affaire  et  l'en- 
tendre celle  part,  sans  plus,  luy  devoit  peser  assez,  ne  luy 
survint  point  l'affaire  contre  Hollandois  et  Frisons?  Et  là 
où  il  s'aidoit  des  Angles  encontre  ses  ennemis  Françoys, 
es  marches  de  l'empire  encontre  eux  s'exposa  en  bataille, 
et  vaincus  en  Hollande  les  chassa  vigoureusement  hors 
de  Haynaut  sans  perdre  riens  de  son  poindre  encore  en 
France,  son  affaire  principal.  Et  maintenant  contondant  à 
conqueste  sur  ses  si  fors  ennemis  et  sur  la  forte  ville  de 
Compiègne,  luy  sont  venues  défiances  des  Liégeois  dont 
l'ennemisté  seule  estoit  redoubtable  assez  à  par  elle.  Sy 
n'est  pas  de  taire  aussi  quant  il  meut  guerre  aux  Englès 
devant  Calais,  qui  puis  luy  vinrent  brusler  son  pays  en 
Flandres  parfont,  comment  Bruges  rebelle  s'essourdoit  en 


Câ  CHRONIQUE 

son  contraire  et  luj  donna  des  vexations  maintes.  Depuis 
ayant  le  mortel  estrif  encontre  Gantois,  le  plus  dur  qui 
fût  onques,  en  un  mesme  temps  fut  constraint  de  pour- 
veoir  en  Lucembourg  que  Allemans  luj  fortrayoient  par 
puissance.  Et  derrainement  tirant  contre  Frisons  à  De- 
venter,  recheut  ignoramment  sur  ses  bras  l'héritier  de 
France,  monseigneur  le  Daulpbin,  qui  oncques  si  grant 
fès  ne  porta,  ne  si  dangereux  pour  luy,  ne  dont  tant  de  me- 
naces luy  ont  esté  préparées  obliquement.  Durant  lequel 
temps  non  venu  encore  à  conclusion  terminée,  je  suis 
esté  escrivant  ce  cbappitre'.  Sy  m'en  déporte  à  tant,  et 
me  suffit  seulement  d'avoir  remonstré  comment  à  cestui 
prince,  tousjours  avecques  charge  venant  de  devant,  luy 
sont  venues  hurtées  terribles  de  costé,  dont  ne  se  donnoit 
garde,  et  dessoubs  lesquelles  en  un  ou  en  autre  il  estoit 
apparent  de  non  pouvoir,  fors  à  très-grant  difficulté,  pour- 
voir à  tout  sans  prendre  icy  ou  là  buffe  de  meschief, 
dont  Dieu  toutesvoyes  et  sa  vertu,  j'espoire,  l'ont  pré- 
servé ,  avecques  sens  et  diligence  de  ses  bons  servi- 
teurs. 

CHAPITRE  XX. 

Comment  le  duc  députa  le  seigneur  de  Croy  pour  résister  aux 
Liégeois. 

Tournant  doncques  à  la  matière  et  à  la  provision  que 
faire  convenoit  encontre  ces  Liégeois,  vray  est  que  le  sei- 
gneur de  Croy,  qui  bel  jeusne  chevalier  estoit  et  le  plus 
prochain  de  son  maistre,  et  avecques  ce  très-bon  homme 
de  guerre,  fut  député  à  faire  la  résistance  à  l'encontre  des 

'  Chastellaln  paraît  avoir  écrit  ceci  vers  1456  ou  1457. 


DE  CHASTELLAIN.  63 

Liégeois  et  de  mener  gens  d'armes  en  Namur  pour  leur 
faire  guerre  la  plus  mortelle  que  pourroit.  Sy  furent  dé- 
putés pour  aller  avecques  luy  pluseurs  vaillans  et  nobles 
seigneurs  de  grant  pris,  desquels  la  compagnie  estoit 
moult  honorable  et  bonne  ;  premièrement  son  frère,  mes- 
sire  Jeban,  un  chevalier  de  grant  commencement  et  de 
bon  sens,  le  seigneur  de  Masmisnes,  un  moult  vaillant 
chevalier  flandrois,  le  seigneur  de  Reubempré,  le  conte  de 
Faulquembergue,  le  seigneur  de  Dugelle',  le  seigneur  de 
Frommessent,  le  Gallois  de  Renty,  Robert  de  Neufville,  le 
seigneur  de  Lannoy  et  pluseurs  autres,  dont  le  nombre, 
tout  ensemble  hommes  d'armes  et  archers,  monta  environ 
à  huit  cens  combattans,  toute  gens  d'eslite,  atout  lequel 
nombre  le  seigneur  de  Croy,  ayant  pris  congé  de  son 
maistre,-party  de  devant  Compiègne  et  s'en  alla  par  ses 
journées  tant  que  à  Namur  arriva,  le  seizième  de  juin,  là 
où  le  peuple  du  pa^^s  et  de  la  ville  trouva  durement  des- 
conforté et  esperdu  de  la  peur  que  avoit  de  ses  ennemis 
qui  jà  avoient  commencé  à  bouter  feu  en  pluseurs  lieux 
et  pris  le  chasteau  de  Beaufort.  Mais  par  la  venue  de 
ceste  noble  chevalerie  tramise  en  leur  secours,  peur 
tantost  et  frayeur  furent  jetées  darrière  le  dos,  et  confort 
et  hardement  repris  contre  Liégeois,  comme  si  nul  ne  les 
craignist.  Et  à  tant  me  tais  de  ceste  matière  jusques  cy- 
après  tantost  que  tout  au  long  je  la  continueray  au  plus 
près  de  mon  savoir ,  et  me  rens  arrière  à  la  continuation 
du  logis  devant  Comi:)iègne,  là  où  j'ay  laissé  le  duc  non 
entendant  à  riens  fors  que  à  bouter  outre  son  emprinse 
et  d'avoir  la  ville  de  Compiègne  par  force  ou  autre- 
ment. 

'  Le  seigneur  de  Dudzeele.  Il  était  issu  de  la  maison  de  Ghistellos. 


64  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XXI. 


Comment  le  conte  de  Hontiton  vint  devant  Compiègne  pour  renforcer 
le  duc. 


Or  est  vray  que  durant  cestes  felles  et  dures  escarmuces 
f[ui  se  faisoient  tous  les  jours  entre  ceux  de  la  bastille  et 
ceux  du  bollewert  du  jDont,  le  duc,  pour  j^lus  monstrer 
liardement  et  mieux  encourager  ses  gens  par  estre  près 
de  eux,  se  deslogea  de  Venette  l'abbaye  et  mesmes  se  vint 
loger  en  personne  en  la  bastille  qui  estoit  entre  Margnj^ 
et  le  bollewert,  et  ses  gens  logèrent  à  Margny  là  où  avoit 
esté  logé  le  conte  de  Ligny  qui  party  en  estoit  et  s'en  es- 
toit  allé  par  commandement  du  duc  devers  Vitry  en  Per- 
tois,  comme  se  dira  cy-après  pourquoy  et  comment.  Or  y 
avoit  deux  contes  d'Engleterre,  le  conte  de  Hontiton  et  le 
conte  d'Arondel  qui,  pour  renforcer  le  duc  en  son  logis  que 
tenoit,  vinrent  devers  luy  et  luy  amenèrent  deux  mille 
combattans,  lesquels,  très-lionnorablement  receus  et  bien- 
viengnés,  furent  logés  à  Venette,  là  où  avoit  esté  logé  le 
duc  tout  freschement  encore,  qui  estoit  beau  logis  et 
bon,  et  près  assez  de  la  ville  de  ce  costé-là.  Par  quoy  tan- 
tost  après  que  ces  deux  contes  furent  arrivés,  le  seigneur 
de  Montgommery  et  messire  Jehan  Stuart,  atout  ce  que 
a  voient  de  gens,  prenans  lionnorablement  congé  au  duc, 
partirent  de  l'ost  et  en  traveil  de  pluseurs  journées  re- 
tournèrent en  Normandie  là  où  leur  frontière  et  leur  or- 
donnance avoit  esté  accoustumée  de  longtemps,  et  laissè- 
rent les  deux  contes  pour  accompagner  le  duc,  desquels 
il  estoit  très-bien  assisté  et  refait,  car  vaillans  chevaliers 


DE  CHASTELLAIN.  G5 

estoient  et  de  grant  conduite  et  non  moins  ceux  que  ame- 
nés avoient  avecques  eux,  beaucoup  chevaliers  et  escuiers 
et  de  vaillans  archers  aussi  g-rant  nombre.  Or  n'estoit 
diligence  que  ce  duc  ne  fîst  faire  pour  abattre  ce  bolle- 
wert  qui  tant  luy  contrarioit  en  cœur  que  nulle  riens  tant. 
Sy  le  fit  battre  d'engins  par  haut  et  par  bas,  jour  et  nuit, 
et  ne  donnoit  ces,  ne  repos  à  ceux  de  dedens  de  nulle 
heure  qui  fust.  Par  quoy,  si  les  gardans  n'eussent  esté 
outre  mesure  vaillans  et  de  grant  vertu,  ne  l'eussent  pu 
tenir  le  quart  de  temps  que  le  tenoient,  pour  les  grans 
mortels  périls  qui  y  gisoient  et  peines  importables.  L'a- 
voient  tenu  jà  toutesvoyes  deux  mois  quant  finablement 
par  trop  estre  affoibly  et  démoly  et  par  trop  mortellement 
estre  assailly  tous  les  jours ,  vint  par  une  nuyt,  que  le 
jour  avoient  esté  durement  traveilliés  ceux  de  dedens,  que 
arrière  on  leur  livra  un  nouvel  assaut,  là  où,  foibles 
en  la  résistence  et  prenables  en  leur  fort,  furent  pris  d'as- 
saut, dont  les  aucuns ,  eux  cuydans  sauver  par  retraire 
hastivement  en  la  ville,  de  haste  et  de  peur  que  avoient, 
cheurent  en  la  rivière  d'Oyse  de  haut  en  bas  et  se  noyè- 
rent. Les  autres  furent  tués  une  partie  et  aucuns  emme- 
nés prisonniers.  Sy  furent  tantost  les  fossés  remplis,  et  [fut] 
fortifié  de  nouvel  contre  la  ville,  tant  bien  et  tant  fort  que 
tous  les  meschiefs  du  monde  faisoit  aux  Françoys  ;  les- 
quels, pour  peine,  ne  labeur  que  mettre  y  sceussent  de- 
puis, ne  le  pouvoient  reconquerre,  tant  estoit  fort  gardé 
et  deffendu  de  leurs  ennemis.  Or  à  primes  les  commençoit 
peur  à  estraindre  et  soucy  à  pincher,  quant  se  virent  si 
approchés  et  que  ce  que  fait  avoient  pour  leur  deffense 
leur  estoit  maintenant  un  lien  et  un  baston  de  menace. 
Sy  ne  se  savoient  à  quel  saint  vouer  qui  reconforter  les 
pust,  quant  ils  virent  leurs  ennemis  si  aigres  et  si  felles  et 


66  CHRONIQUE 

la  puissance  qui  estoit  devant  eux  si  fière  et  si  redoubtable, 
sinon  qu'en  vertu  de  leur  courrage  pensoient  à  endurer  le 
plus  longuement  que  pourroient  en  attendre  que  quelque 
secours  leur  pourroit  venir  de  la  partie  du  roy  qui  ce  siège 
portoit  moult  à  dur  et  estudioit  jour  et  nuyt  pour  y  met- 
tre remède  le  plus  tost  que  pourroit,  combien  que  moult  le 
resongnast  encore  pour  celle  heure  d'alors,  et  ne  luy  sem- 
bloit  pas  sitost  possible,  ne  faisable  aussy. 

Et  encore  que  plus  tenoit  subjet  ceux  de  dedens,  c'es- 
toit  un  pont  que  le  duc  avoit  fait  faire  à  l'encontre  de 
Venette,  par  lequel  on  passoit  à  pied  et  à  cheval  devers 
eux  au  lez  devers  Pierrefons.  Et  là  vinrent  Bourgon- 
gnons  et  Angles  escarmuchier  à  eux  jusques  aux  pieds  de 
leurs  murs,  gaster  et  courre  tout  le  pays  à  leur  environ  et 
deiïendre  que  nulles  mannièresde  vivres  ne  leur  pouvoient 
venir  de  où  que  ce  fust.  Sy  en  furent  moult  à  grant  destroit 
et  à  malaise  durement  sans  remède.  Or  passa  un  jour  le 
conte  de  Hontiton  la  rivière  par  cestui  pont,  et  menant  ses 
Englès  avecques  luy,  prist  le  chemin  vers  Crespy  en  Va- 
loys,  et  passant  par  devant  une  place  non  fort  tenable 
nommée  Saintines  ,  demanda  l'obéissance  d'icelle  ;  la- 
quelle, après  un  peu  de  parlement  fait,  luy  fut  rendue. 
Or  de  là  s'en  alla  loger  à  Verberie,  là  où  il  y  avoit  une 
église  moult  forte  que  les  paysans  gardoient,  et  en  fài- 
soient  très-bonne  et  très-dure  guerre  à  ceux  de  leur  party 
contraire.  Laquelle  église,  après  en  avoir  demandé  l'o- 
béissance à  celuy  qui  conduysoit  les  paysans,  nommé 
Jehan  de  Dours,  le  conte  de  Hontiton  fist  très-aigrement 
assaillir,  et  tellement  qu'en  peu  d'heures  elle  fut  prise  sur 
les  deffendans,  et  les  deffendans  tous  emmenés  prison- 
niers, excepté  le  capitaine  que  le  conte  angles  fit  pendre 
pour  ce  que  n'avoit  à  sa  première  requeste  voulu  obéir  et 


DE  ClIASTELLAIN.  07 

rendre  la  forte  église  en  sa  main.  Laquelle  chose  ains}'' 
faite ,  s'en  retourna  [ledit  conte] ,  atout  ce  que  avoit  levé 
de  proie  sur  le  pays,  en  son  logis  devant  Compiègne. 


CHAPITRE  XXII. 

Comment  les  François  mirent  le  siège  devant  Vitry  en  Pertois,  et 
comment  les  villes  de  Crespy  et  de  Soissons  furent  ouvertes  au 
comte  de  Ligny. 

Jà  avoit  esté  par  l'espace  de  deux  mois,  comme  j'ay  dit, 
que  le  duc  de  Bourgongne  s'estoit  tenu  devant  ceste  ville 
à  intention  de  y  persévérer  tousjours  tant  qu'il  en  seroit 
au-dessus.  Or  avoient  ses  ennemis  les  Françoys  mis  un 
siège  à  l'autre  lez  devant  Vitry  en  Pertoys,  qui  se  tenoit 
de  son  party.  Par  quoy  ceux  qui  dedens  estoient,  compres- 
sés durement  de  traveil  et  de  dangers  beaucoup  par  ceux 
de  dehors,  mandèrent  maintenant  au  duc  en  son  siège  que 
hastivement  on  leur  envoyast  secours  ou  que  leur  pouvoir 
n'estoit  pas  de  résister  à  l'encontredes  assiégeans.  Laquelle 
chose  oje,  luy  qui  vouloit  pourvoir  volentiers  à  tout, 
ordonna  au  conte  de  Ligny  qu'à  un  nombre  de  gens  il 
allast  secourir  ses  amis  ceux  de  Vitry,  et  que  à  toute  di- 
ligence il  assaiast  ou  de  bouter  gens  dedens  ou  de  lever 
le  siège.  Sy  y  alla  le  dit  conte,  et,  comme  un  chevalier 
plein  de  grant  vertu  et  courrage,  tira  celle  part  le  plus 
erramment  que  pouvoit,  qui  oncques  toutesvoyes  n'y 
pot  arriver  si  tost  que  jà  la  ville  ne  s'estoit  rendue  aux 
Françoys.  Par  quoy,  luy  non  quérant  à  perdre  temps 
en  vain,  s'en  retourna  à  coup,  et  prenant  son  chemin  par 
le  pays  de  Laonnois,  mist  siège  devant  Crespy  en  Laon- 
nois,  en  revenge  de  Vitry  perdue,  ayant  pensé  en  luy- 


68  CHRONIQUE 

mesmes  que  jamais  ne  retourneroit  dont  estoit  party,  sans 
avoir  fait  quelque  chose  de  fruit.  Sj  vous  pourroye  faire 
un  long  compte  de  la  manière  de  ce  siég-e,  mais  pour  ce 
que  ma  matière  est  plus  disetteuse  ailleurs  de  prolixité 
que  droit-cy,  pour  tant  je  m'en  passe  plus  légèrement,  en- 
tendu aussi  que  la  ville  n'estoit  pas  de  grant  fait  et  qu'as- 
sez tost  elle  se  rendy  en  l'obéissance  du  duc,  pour  ce  que 
ledit  conte  la  demanda ,  lequel  tout  en  un  tenant  passa 
outre  et  se  vint  présenter  à  main  armée  puissamment  de- 
vant la  ville  de  Soisson,  là  où  tant  parlementa  aussy 
avecques  celuy  qui  en  estoit  capitaine,  nommé  Guichart 
de  Tymbronne,  que  amiablement  se  rendirent  en  l'obéis- 
sance du  duc  et  en  sa  querelle  soustenir  loyaulment  et  de 
tout  leur  pouvoir.  Et  ce  fait,  joyeux  s'en  retourna  devers 
son  maistre  devant  Compiègne,  là  où  il  fut  bienviengné 
et  conjoy  de  cbascun  et  moult  reçu  à  bonne  chière. 


CHAPITRE  XXIII. 
Comment  ceux  de  Gournay  rendirent  la  place  au  duc  de  Bourgongne. 


Or  approchoit  fort  le  jour  que  ceux  de  Gournay  dé- 
voient rendre  leur  place  ou  la  deifendre  par  battaille,  ainsy 
que  promis  l'avoit  le  capitaine  Tristan  de  Mallesers.  Sy  n'y 
eust  pas  voulu  faillir  ce  noble  duc  qui  mesmes  avoit  pro- 
mis de  s'y  trouver.  Par  quoy,  au  jour  qui  fut  estably,  luy 
accompagnié  du  duc  de  Norfolc,  avecques  mille  Angles 
et  ceux  que  avoit  eslu  en  son  logis,  le  conte  de  Ligny, 
le  conte  de  Hontiton  et  grant  nombre  de  chevaliers  et 
vaillans  gens  de  ses  pays  de  Flandres,  Picardie  et  d'ail- 
leurs, partist  de  devant  Compiègne ,  et  laissant  son  ost 


DE  CHASTELLAIN.  69 

bien  garny  suffisamment  de  grans  seigneurs  et  nobles 
bacheliers  largement  assez,  s'en  alla  à  son  jour  devant 
Gournay,  là  où  soy  monstrant  comme  un  prince  plein 
de  courage  et  de  hardement,  après  y  avoir  arresté  assez, 
ne  trouva  ame  qui  se  présentast  à  riens  contre  luy.  Par 
quoy,  Tristan  voyant  clèrement  que  de  son  attente  ne  tire- 
roit  nul  fruit,  rendist  la  place,  comme  promis  l'avoit,  en 
la  main  du  duc  de  Bourgongne,  et  luy  s'en  alla  en  sa  sau- 
veté  atout  ses  biens,  là  où  bon  luy  sembloit.  Et  le  duc 
soy  retournant  vers  Compiègne  avecques  le  conte  de 
Hontiton,  mist  la  place  de  Gournay  en  la  main  du  sei- 
gneur de  Crèvecuer,  capitaine  pour  lors  et  garde  de  Cler- 
mont  en  Beauvoisis,  avecques  Robert  de  Saveuse,  qui 
grant  secours  et  reconfort  donnoient  à  ceux  qui  se  lo- 
goient  devant  Compiègne  en  conduyte  et  distribution 
de  tous  vivres  que  ceux  de  Creil  et  de  Beauvais,  qui  là 
tenoient  la  frontière,  pouvoient  empescher  tous  les  jours  ; 
mais  lesdits  de  Crèvecuer  et  de  Saveuse  les  tenoient  si  de 
près  par  jour  et  par  nuyt  que  assez  avoient  à  entendre 
à  leur  propre  deffense  sans  donner  empeschement  ail- 
leurs. 

CHAPITEE  XXIV. 

Comment,  le  duc  sôtant  rcmifi  arrière  au  siège  de  Compiègne,  le 
seigneur  de  Charny  luy  amena  grand  nombre  de  gens  d'armes  du 
pays  de  Bourgongne  ;  et  comment  les  François  assiégèrent  Cham- 
pigneux. 

En  cest  estât,  le  duc  se  remist  arrière  en  son  siège,  et 
le  duc  de  Norfolc  s'en  retourna  vers  Paris  dont  il  estoit 
party.  Sy  est  vray  et  faut-il  bien  entendre  que  le  seigneur 
de  Charny,  qui  moult  gentil  chevalier  estoit  et  l'homme  de 


70  CimONIQLiE 

plus  Lel  parement  de  France  emprès  un  prince,  après 
que  il  avoit  fait  ses  armes  à  Arras,  s'en  estoit  allé  en  Bour- 
gongne,  et  luy  avoit  donné  charge  son  maistre  de  luy 
amener  gens  d'armes  du  pays  de  Bourgongne  pour  aider 
à  furnir  son  armée  qu'avoit  intention  de  mettre  sus.  Or 
estoit  venue  l'heure  si  avant  que  ce  chevalier  avoit  levé 
grans  nombre  de  belle  noble  gens  Bourgongnons  et  de 
grans  seigneurs  du  pays,  car  mesmes  estoit  homme  de 
haute  part  et  de  grant  avancement.  Et  estoient  venus  jà 
si  avant  que  jusques  au  logis  que  tenoitleur  duc.  Sy  en 
fut  moult  joyeux,  et  monstra  un  grant  bienviengnant  à 
son  chevalier  que  bien  chèrement  aymoit,  et  le  valoit 
bien,  car  en  luy  avoit  honneur  et  vaillance  beaucoup  et  la 
plus  pompeuse  et  belle  monstre  de  personne  qui  fût  en 
un  royaume.  Sy  ne  fay  nul  singulier  conte  de  luy,  ne 
des  siens  en  présent,  excepté  que  tantost  après  estre  ar- 
rivé devers  son  maistre,  il  devint  durement  malade,  dont 
par  force  de  langueur  trop  périlleuse  il  le  convenoit  trans- 
porter en  une  litière  à  Cambray,  là  où  il  parfit  le  terme 
de  sa  languison  jusques  à  estre  revenu  à  l'amendement 
par  grant  diligence  des  phisiciens  du  duc  mesmes,  qui 
l'en  fit  soingner. 

Mais  ne  faut  taire  maintenant  l'emprise  d'un  routier 
que  le  roy  avoit  constitué  prévost  de  La  on  et  estoit  moult 
felle  et  dur  ennemy  au  party  de  Bourgongne,  nommé 
Thommelaine.  Cestui,  par  longue  envie  qu'avoit  portée 
à  rencontre  d'aucuns  Bourgongnons  et  Angles  d'une  place 
nommée  Champigneux,  qui  moult  traveilloient  le  pays  de 
Champagne  et  tenoient  en  moult  dur  estroit  leurs  enne- 
mis voisins,  avoit  mis  sus  une  emprise,  avecques  aucune 
quantité  de  communes  de  la  cité  de  Rains  et  de  là  entour, 
pour  venir  mettre  le  siège  devant  ceste  place,  et  de  fait 


DE  CHASTELLAIN.  7i 

eux  mis  ensemble,  un  jour  atout  ce  que  pou  voient  por- 
ter d'engins  avec  eux,  partirent  de  Rains  et  se  vinrent 
ruer  devant  ceste  place  par  volenté  d'y  mettre  le  siég-e  ;  et 
en  faisant  à  toutes  heures  leurs  approches  diligemment 
pour  venir  plus  et  plus  près,  livrèrent  pluiseurs  assaulx  à 
ceux  de  dedens ,  cuydans  les  pouvoir  esbahir  et  emporter 
par  force  ;  dont  autrement  en  advint,  car  Guillaume  de 
Corrame,  un  gentil  escuier  angles,  ensemble  George  de 
Croix  qui  teuoit  Montagu  en  leur  main,  advertis  de  cecy, 
tantost  firent  un  assamblement  de  bonnes  gens  de 
guerre,  et  avecques  ceux  qui  estoient  de  leur  garnison 
tantost  montèrent  à  cheval,  et  sans  guaires  longuement 
songer  sur  l'entreprendre,  vinrent  férir  sur  le  logis  de 
ces  communes  qui  tantost,  sans  peu  de  deffense,  se  mis- 
rent  à  fuytes  et  à  desconfisement.  Et  en  y  eut  de  morts 
grant  nombre,  et  tout  le  remanant  pris,  exceptés  au- 
cuns qui  se  sauvèrent  par  fuyte,  mesmement  le  capi- 
taine qui  là  les  avoit  menés.  Cestuy-là  se  sauva  de  son 
bon  eur,  ne  sçay  où,  mais  en  j  avoit  aucuns  qui  s'estoient 
retraits  en  une  maison  là  où  le  feu  fut  bouté  dedens,  qui 
tous  y  furent  ars  et  bruys  ;  dont,  tout  mis  ensemble  le 
nombre  de  ceux  qui  y  receurent  mort,  y  avoit  environ 
sept-vingt  mors,  sans  les  prisonniers.  Par  quoy,  quant  les 
deux  escuiers,  Guillaume  et  George,  se  virent  au-dessus 
de  ceste  gens,  se  retrairent  dedens  la  place  un  petit,  et 
là  un  peu  ayans  pris  de  collation  et  de  repos  et  pourvu 
à  la  soustenance  du  lieu,  retournèrent  joyeux  et  en- 
richis de  pluiseurs  choses ,  espécialement  d'engins  et  de 
canons  et  de  si  faites  besongnes,  en  leur  chasteau  de 
Montagu,  là  où  on  leur  faisoit  maintes  dures  menaces 
aussi  et  maint  subtil  pourget  contre  eux. 


72  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XXV. 


Commeut  le  duché  de  Brabant  échut  en  succession  au  duc  de  Bour- 
ffongne. 


Arrière  maintenant  me  convient  changer  propos,  lais- 
ser guerres  et  dures  ennemistés  d'entre  ces  deux  par- 
ties Bourgongnons  et  François  et  reprendre  autre  cas 
de  fortune  qui  retirera  ce  prince  de  sa  poursieute  encom- 
mencée  jà  longuement  et  maintenue  devant  Compiègne, 
par  nécessité  d'entendre  en  chose  de  grant  et  de  très-liaut 
honneur  et  profit  ;  c'estoit  la  duché  de  Brabant  qui  luy 
estoit  escheue  en  succession  par  la  mort  du  duc  Phi- 
lippe, son  cousin,  qui  souloit  estre  conte  de  Saint-Pol, 
dont  en  mon  premier  livre  est  faite  mention  assez.  Mais 
avant  que  venir  cheoir  si  tost  sur  la  mort  de  luy,  me  con- 
vient faire  premier  aucunes  déclarations  d'aucun  peu  de 
temps  devant  sa  mort.  Sy  est  vray  que  ce  duc  Philippe 
de  Brabant  avoit  esté  un  prince  fort  vigoreux  et  robuste 
en  son  jeusne  eage  et  homme  de  grant  excès  en  pluseurs 
manières  grevahles  au  corps ,  non  toutes  à  mettre  en 
compte.  Mais  entre  les  autres  moult  avoit  esté  dur  et  ef- 
forcié  jousteur,  le  plus  roide  de  son  temps  ;  en  quoy,  par 
trop  le  quérir  et  continuer,  il  estoit  apparant  qu'il  se  pooit 
estre  grevé  dedens  le  corps  et  blessé  tellement  que  ses 
jours  pouvoient  estre  avancés  devant  leur  terme.  Or  estoit- 
il  un  haut  et  puissant  prince,  et  n'avoit  femme,  ne  en- 
fans  légitimes  pour  succéder  après  luy;  par  quoy,  ayant 
maintes  fois  esté  ramentu  de  mariage,  et  que  entendre 
voulsist  H  une  haute  dame  en  quelque  lieu  propre  à  luy 


DE  CHASTELLAIN.  75 

et  séant,  finablement  conclut  sur  une  qui  estoit  fille  au 
roy  Loys  de  Cécille,  duc  d'Anjou,  et  sœur  maintenant  au 
roy  Loys  sou  fils.  Renier,  duc  de  Bar  et  messire  Charles 
d'Anjou,  dont  la  mère,  la  royne  de  Cécille,  fille  au  roy 
d'Arragon,  vivoit  encore  et  se  tenoit  à  Saumur,  emprès 
Ang'iers.  Geste  dame  icy,  fille  au  roy  Loys,  estoit  moult 
belle  et  moult  gente  dame  et  estoit  sœur  seulette  à  la  royne 
de  France,  femme  à  cestuy  Charles  VIP  dont  je  traite.  Sy 
estoient  jà  les  approches  faites  si  avant  par  ambassades  entre 
les  deux  parties  que  du  costé  de  la  dame  et  de  ses  frères  le 
mariage  estoit  accordé,  et  du  costé  du  duc  de  Brabant 
aussi  tant  désiré  que  riens  plus  ;  car  moult  désiroit  à  avoir 
femme  pour  cause  de  lignie,  et  le  désiroient  beaucoup  ses 
pays  aussi.  Or  avoit-il,  par  l'enhortement  d'aucuns  d'em- 
près  luy  qui  le  cuidoient  viable  longuement  et  avoir  long- 
règne,  en  leur  auctorité,  fait  et  conclut  ce  mariage  droit 
cy,  sans  conseil,  ne  avis  de  son  cousin  le  duc  de  Bourgon- 
gne  son  chief,  et  faignant  de  ignorer  ou  de  mettre  en  non- 
chaloir  aucunes  particulières  et  très-cuysantes  rancunes 
que  son  cousin  le  duc  de  Bourgongne  pouvoit  avoir  et 
avoit  très-justes  à  l'encontre  de  la  maison  où  il  se  vouloit 
allier,  par  une  fille  de  Bourgongne,  sa  sœur,  renvoyée  jadis 
confusément  à  l'hostel,  après  avoir  esté  livrée  par  mariage 
au  roy  Loys;  laquelle  honte  tant  pouvoit  toucher  de  près 
aussi  bien  au  duc  de  Brabant  comme  cousin  germain, 
comme  au  duc  de  Bourgongne  comme  frère.  Ce  duc-cy  de 
Brabant  néantmoins  tendoit  tousjours  à  la  fin  de  ce  ma- 
riage et  d'avoir  l'alliance  de  la  maison  d'Anjou,  tant  par 
le  conseil  d'aucuns  ses  gouverneurs,  le  damoiseau  de 
Montjoye  et  autres,  comme  par  propre  affection.  Laquelle 
chose  venue  en  la  congnoissance  du  duc  de  Bourgongne 
son  cousin,  mais  non  bien  agréable  à  luy,  luy  fit  remon- 


7-i  CHRONIOUE 

stfer  par  bel  que  ailleurs  pouvoit  bien  trouver  alliances 
aussi  honnorables  pour  luy  que  ceste-là  et  que  s'il  vouloit 
user  de  son  conseil  et  de  sa  prière  il  se  voudroit  bien  em- 
ployer, comme  il  devoit,  en  son  bien  ailleurs  ;  mais  du 
lieu  où  il  tendoit  et  que  jà  avoit  passé  le  traitié  sans  son 
sceu,  il  n'en  estoit,  ne  ne  seroit  jamais  d'accort,  ne  d'assen- 
tement,  car  estoient  ceux  d'Anjou  ses  doubles  ennemis  en 
une  manière,  par  la  querelle  que  maintenoient  avecques  le 
roy  contre  luy  pour  la  mort  de  son  père,  et  en  l'autre  par 
vilipendence  de  sa  sœur,  honteusement  et  mocquamment 
renvoyée  à  G  and,  là  où  elle  mourut  d'ennuy'.  De  quoy 
la  j)laye  luy  renouvelloit  maintenant,  parce  que  son  cou- 
sin y  quéroit  habitude,  ce  que  ne  devoit,  ce  luy  sembloit, 
s'il  aymoit  le  sang  de  Bourgongne  qui  estoit  son  tronc. 
Sy  ne  sçay  de  l'amour  comment  il  luy  en  fut,  mais  de  son 
propos  n'estoit  à  desmouvoir  nullement  que  tousjours  il  ne 
quérast  l'alliance  que  avoit  fait  requérir  et  promise  à  tenir; 
laquelle,  à  dire  vray,  pouvoit  tourner  à  un  très-grant 
grief  et  à  un  très-grant  dommage  au  duc  bourgongnon 
de  deçà,  et  pourtant  en  estoient  les  autres  aussi,  ceux  de 
delà,  plus  affectés  et  en  grant'  de  le  faire  et  d'avoir  l'al- 
liance de  ce  duc  de  Brabant,  qui  leur  seroit  un  grant 
renforcement  à  l'encontre  du  duc  bourgongnon.  Mais 
quant  le  duc  bourgongnon  apprint  que  ainsy  en  iroit,  et 
que  remède  n'y  sauroit  mettre  que  par  force,  donna  bien 
à  entendre  que  par  force  et  puissance  y  remédieroit  bien, 
s'il  vouloit,  et  tiendroit  bien  la  chose  en  rompture  quant 
à  ce  faire  se  voudroit  disposer,  dont,  si  depuis  il  dissi- 
mula et  se  laissa  contenter,  je  ne  sçay  où,  comment  que  lo 

'  Catherine  de  Bourgog-nc  avait  épousé  en  1-110  Louis  d'Anjou.  Elle 
mourut  à  Gand  à  Tàge  de  trente-deux  ans. 
-  En  grant  de  le  faire,  animés  du  déyir  de  le  faire. 


DE  CIIASTELLAIN.  75 

cœur  luy  en  disoit  après  ou  bien  ou  mal,  toutesvoyes, 
un  peu  devant  sa  mort ,  ayant  fait  g-rant  apprest  pour 
aller  quérir  ladite  dame  fille  du  roy  Loys,  son  espouse, 
sur  la  fin  du  mois  de  juin,  partist  de  sa  ville  de  Louvain 
en  moult  noble  et  belle  compagnie  de  chevaliers  et  d'es- 
cuiers  g-rant  nombre,  dont  en  quatre  ou  cinq  jours  après, 
surpris  de  maladie  très-griève,  le  convint  retourner  ar- 
rière à  Louvain,  là  où  en  son  chasteau  moult  bien  et  no- 
blement assis  en  bon  air,  il  s'alita,  et  en  aucuns  jours 
après  trespassa  de  ce  siècle  ' ,  moult  plaint  et  ploré  de  ses 
subgets;  par  quoi  le  mariage  demoura  rompu,  non  pas 
par  entendement  d'homme,  mais  fait  à  croire  par  ordon- 
nance divine.  Et  fut  mariée  la  dame  depuis  au  conte  de 
Montfort,  Françoys,  fils  aisné  du  duc  de  Bretaigne^  Mais 
après  avoir  porté  un  enfant,  mourut  tantost  et  ne  vesquit 
guaires  avecques  ledit  conte. 

CHAPITRE  XXVT. 


Comment  ou  imputait  h  aucuusdes  privés  du  duc  de  Brubaut 
la  char'ïc  d'avoir  avancé  sa  mort. 


De  ceste  mort  du  duc  de  Brabant  furent  soupçonnés 
aucuns  de  ses  privés  serviteurs  par  charge  que  on  leur 
imputoit  de  luy  avoir  avancié  la  mort  par  poyson ,  comme 
diverses  gens  prennent  diverses  ymagiuations  et  adevi- 
nent  des  choses  à  leur  appétit,  maintes  fois  sans  raison 
nulle  et  sans  fondement,  disans  les  aucuns  pour  ce  que  le 
mariage  qu'il  entendoit  à  faire,  n'estoit  pas  agréable  à 

'  Le  vendredi  4  août  1430. 

^  Yolande  d'Anjou  mourut  le  17  a^  ril  1410,  avant  l'avéncment  de 
François  au  duché  de  Bretagne. 


7G  CHRONIQUE 

son  cousin  le  duc  de  Bourgongne ,  que  pour  ceste  cause 
la  mort  luy  devoit  avoir  esté  avancée,  les  autres  pour 
ce  que  messire  Pierre  de  Luxembourg,  conte  de  Brieune  et 
seigneur  d'Enghien,  devoit  estre  prochain  héritier  de  ce 
duc  de  Brabant  et  [avoir]  la  conté  de  Saint-Pol  avecques  les 
appertenances ,  parce  que  la  conté  de  Saint-Pol  venoit  du 
beau  conte  Walerant  leur  oncle,  que  pour  ce,  ce  mes- 
sire Pierre  de  Luxembourg,  en  un  sien  chasteau  par  où 
ils  passoient,  le  devoit  avoir  fait  empoisonner.  Sy  furent 
pris  cestes  gens  sur  qui  on  murmuroit  ainsi ,  et  furent 
mis  de  par  les  estats  et  nobles  du  pays  en  très-agûe  ques- 
tion et  mis  en  gehine  bien  dure  :  entre  les  autres  un 
nommé  Callevande ,  né  de  la  chastellenie  de  Lille ,  son 
jdIus  privé  valet  de  chambre.  Lesquels,  après  longue 
exaudition  faite  très-aigre,  furent  tous  trouvés  innocens 
et  preudhommes,  et  eux  remis  en  leur  bonne  famé  des- 
coulpèrent  tout  le  monde ,  comme  bien  dévoient  faire  ; 
car  n'y  avoit  au  monde  homme  qui  y  eust  coulpe  de  leur 
sceu,  au  moins  comme  j'entendy  lors,  qui  mesmes  demou- 
ray  en  celuy  temps  escolier  à  Louvain.  Et  ce  que  plus  les 
justifioit,  c'estoit  que  après  deux  jours  passés  qu'on  l'avoit 
monstre  mort  à  tout  le  monde ,  comme  de  coustume  est  à 
tous  les  princes ,  il  fut  ouvert  et  visité  en  dedens  ses  en- 
trailles par  les  phisiciens  de  l'université  de  Louvain',  là 
où  tous  d'un  commun  accord  et  par  certain  jugement 
prononcèrent  qu'en  luy  n'avoit  poyson  nulle,  fors  seule- 
ment vraye  mort  naturelle  procédée  d'excès  vieux  et  de 
forfacture,  et  par  lesquels  il  ne  pouvoit  nullement  venir 
à  longs  jours.  Sy  en  furent  joyeux  nobles  et  toutes  gens 
autres  de  tous  estats  ses  subgects,  et  aymoient  mieux  le 

'  Cf.  Dinter,  édit.  de  M.  de  Ram,  III,  p.  498. 


DE  CHASÏELLAIN.  77 

cas  estre  advenu  ainsy,  puisqu'il  falloit,  que  par  autre 
manière  reprocliable  à  qui  que  ce  fust. 


CHAPITRE  XXVII. 


Comment  le  duc  Philippe  se  party  de  son  siège  de  Compiègne  poui 
prétendre  à  la  possession  de  Brabant. 


Annoncée  doncques  fut  ceste  mort  hastivement  au  duc 
des  Bourgongnons  en  son  logis  devant  Compiègne,  et 
pour  cause  que  aucuns  estoient,  qui  à  l'aventure  pour- 
roient  mettre  brouillis  en  la  succession  et  traverser  la 
paisible  jouyssance  d'icelle  ou  parvenir  mesmes ,  luy  fut 
signifié  que  le  venir  le  plus  tost  que  pourroit,  luy  seroit 
profitable  et  le  plus  seur.  Or  avoit  icy  matière  de  grant 
pris.  Se  veoit  en  lieu  là  où  eu  la  plus  haute  querelle  que 
jamais  pourroit  avoir,  il  entendoit  en  ses  ennemis,  et,  pour 
en  avoir  bras  desevré,  avoit  jà  en  très-innombrables  des- 
pens  vaqué  là  et  tenu  logis  devant  eux  par  trois  mois 
entiers,  dont,  si  maintenant  partoit,  pourroit  faillir  après 
à  la  retenure  et  demourer  reculé  de  ses  faits ,  ce  que  à 
bien  dur  porteroit  et  à  grant  ennuy.  Et  veoit  à  l'autre  lez 
la  plus  noble  duché  de  l'empire  et  la  plus  puissante  estre 
destinée  à  luy  par  amie  fortune  et  soy  estre  offerte  à  sa 
domination ,  en  laquelle ,  si  par  laisser  couler  temps  lon- 
guement avant,  il  trouvoit  aucunes  contrariétés  ou  ob- 
stances,  ce  luy  seroit  une  grant  perte  aussi  et  une  moult 
grief ve  aventure.  Sy  en  parla  à  son  conseil  et  s'advisa  sur 
le  plus  expédient  ;  et  trouvant  que  à  l'un  et  à  l'autre 
pourroit  bien  suffire  et  entendre  à  tous  deux,  délibéra  son 
partement  de  devant  ses  ennemis  et  d'aller  recevoir  le 


78  CHRONIQUE 

duché  de  Brabant  ou  de  voir  au  moins  ceux  qui  luy  en 
voudroient  donner  empescliement.  Avoit  avecques  luy 
moult  haute  et  noble  chevalerie  beaucoup,  en  qui  il  se  fioit 
de  vaillance  autant  qu'il  en  estoit  au  monde.  Avoit  les 
deux  contes  angles  d'Arondel  et  de  Hontiton ,  deux  vail- 
lans  chevaliers  et  sages  et  bien  grandement  accompa- 
gnés. Avoit  aussi  de  ceux  de  son  ordre  une  quantité  avec- 
ques  luy  qui  moult  estoient  fiables  et  chevaliers  de  haute 
conduite ,  comme  messire  Jacques  de  Brimeu ,  un  bien 
notable  chevalier,  longuement  esprouvé,  marischal  main- 
tenant de  son  ost,  le  seigneur,  de  Créquy,  messire  Hue  de 
Lannoy ,  messire  Baudo  de  Noyelle ,  le  seigneur  de  Sa- 
veuse  et  autres  capitaines  pluseurs  en  qui  se  osoit  bien 
attendre  de  son  honneur.  Mais  n'y  estoit  pas  le  chef  de 
tous  eux  et  celuy  en  qui  le  plus  se  vouloit  fonder  :  c'es- 
toit  messire  Jehan  de  Luxembourg,  conte  de  Ligny,  qui 
portoit  lors  le  fès  des  frontières  sur  les  marches  de  deçà. 
Celuy  s'en  estoit  allé  es  marches  de  Soissonnois  et  n'estoit 
point  devers  luy  maintenant.  Par  quoy  hastivement  le 
manda,  luy  signifiant  que,  toutes  choses  laissées  darrière, 
venist  devers  luy  avec  le  plus  que  pourroit  tost  là,  où 
il  reçut,  avecques  les  deux  contes  angles  et  le  rema- 
nant des  bons  chevaliers  de  son  ordre ,  la  charge  et  gou- 
vernement de  tout  l'ost  et  la  conduite  du  tout  et  sur  tout 
qui  y  cherroit  à  faire,  au  plus  près  de  l'honneur  et  du 
profit.  Et  à  tant  avecques  Testât  de  son  hostel  partit  et 
vint  à  giste  à  Noyon,  là  où  la  duchesse  sa  femme  avoit  esté 
tousjours  jusques  à  maintenant  quant  de  là  se  partit  et 
s'en  alla  au  pays  d'Artoys,  et  luy  s'en  alla  par  ses  journées 
jusques  eu  sa  ville  de  Lille,  là  où  sur  les  affaires  qu'avoit 
devant  les  mains,  il  se  conseilloit  avecques  ses  sages,  et 
faisant  faire  ses  habillemens  de  dueil,  se  disposa  à  aller 


DE  CHASTELLAIN.  79 

recevoir  ce  que  à  luy  appartenoit,  la  duché  de  Brabant 
en  laquelle  trouveroit  des  faveurs  largement ,  ce  savoit 
bien,  avecques  aucunes  contrariétés  dont  il  seroit  bon 
maistre  à  l'aide  de  ses  amis,  comme  plus  à  plein  sera  donné 
à  congnoistre  cy-après  en  la  récitation  des  choses  com- 
ment elles  ad  vinrent.  Sy  est  licite  assavoir  que  Margue- 
rite, fille  au  bon  duc  Philippe  de  Bourgongne  et  sœur  au 
duc  Jehan,  mariée  jadis  au  duc  Guillaume  de  Bavière, 
conte  de  Haynault,  de  Hollande,  etc.,  vivoit  encore  et 
s'ajjpelloit  en  celuy  temps  douagière  de  Haynault ,  pour 
cause  que  sa  fille  Jaqueline  de  Bavière  estoit  dame  et 
héritière  des  pays  de  son  père  le  duc  Guillaume ,  qui  ne 
laissoit  nuls  hoirs  autres  après  luy.  Sy  estoit  ceste  dame 
douagière  fille  à  dame  Margriete  de  Flandres,  de  qui  suc- 
cession, comme  vraye  et  seule  héritière  et  ducesse  de  Bra- 
bant, la  duchié  de  Brabant  estoit  descendue  et  donnée 
pour  partage  au  second  fils  du  duc  PhilijDpe,  nommé 
Antlioine,  frère  de  père  et  de  mère  à  ceste  dame  douagière 
de  Haynault ,  duquel  Anthoine  vinrent  deux  enfans 
masles,  depuis  duc  de  Brabant  l'un  après  l'autre,  le 
premier  nommé  Jehan  et  l'autre  Philippe.  Cestuy  derre- 
nier  trespassa ,  qui  tous  deux  ne  laissèrent  nuls  hoirs  de 
leurs  corps  légitimes.  Or,  vouloit  dire  ceste  duchesse  Mar- 
griete douagière ,  qui  encore  toute  seule  au  monde  re- 
présentoit  le  ventre  de  sa  feu  mère ,  la  contesse  Margriete 
de  Flandres,  duchesse  et  vraye  héritière,  dame  de  Brabant, 
dont  tous  les  autres  ses  cousins  et  cousines  estoient  eslon- 
giés  et  elle  seule  demeurée  fille  du  ventre  à  qui  Brabant 
appartenoit,  que  elle  devant  tous  les  autres  du  monde, 
cousins  et  cousines  eslongiés  jà  et  fuis  beaucoup  du  tronc, 
devroit  succéder  es  biens  et  seigneuries  qui  estoient  par- 
ties sans  contredit  nul  du  ventre  dont  encore  se  repré- 


80  CHRONIQUE 

sentoit  fille,  et  que  par  celle  raison  la  duché  de  Brabant 
avecques  les  appartenances,  en  droit  et  en  équité  luy  de- 
vroit  appartenir,  et  y  devroit  estre  reçue  paisiblement 
comme  vraye  dame  héritière  devant  son  nepveu,  qui 
n'estoit  que  cousin  germain  du  trespassé  et  qui  n'estoit  pas 
fils  d'héritier,  ni  d'héritière,  mais  fils  tant  seulement  de 
fils  d'héritière,  et  elle  fille  seule  vivant  de  la  principale 
héritière  sans  moyen.  Par  quoy  pluiseurs  faveurs  et  as- 
piremens  se  donnoient  avecques  elle ,  et  en  naissoient 
altérations  grandes  au  pays  de  Brabant  entre  les  bonnes 
villes  et  les  subgects  et  vassaulx  d'iceluy,  qui  pouvoient 
tourner  à  g-rant  difficulté  en  fin,  qui  n'y  eust  remédié  par 
seur  et  par  bonne  résolution  en  tout  ;  car,  si  le  droit  de  la 
duchesse  douagière  avoit  apparence  et  couleur  de  grant 
équité,  non  moins  avoit  vertu  le  droit  de  cestui  duc  qui 
s'en  tendoit  à  faire  possesseur  et  vray  héritier,  parce  qu'il 
s'alléguoit  et  se  présentoit  seul  prochain  hoir  masle  du 
tronc  et  fils  seul  de  celuy,  s'il  eust  vescu,  qui  estoit  chef 
et  aisné  de  tous  et  le  vray  principal  héritier  de  tout  le 
ventre  de  sa  mère,  dont  maintenant  il  représentoit  le  per- 
sonnage plus  droiturièrement ,  ce  disoit ,  que  une  fille 
qui  maintenant  estoit  vielle  vefve ,  en  terme  de  non  pou- 
voir avoir  jamais  nuls  enfans  et  qui  n'estoit  pas  propre  à 
régir  une  telle  duché  si  fameuse  et  si  haute,  sans  mary, 
et  de  qui,  quant  elle  en  auroit  esté  en  possession,  sy  con- 
venoit-il  qu'il  en  devenist  son  héritier.  Sy  n'estoit  pas  mer- 
veilles si  il  se  vouloit  avancier  devant  elle  en  la  possession, 
quant  le  droit  et  le  titre  qu'il  mettoit  avant,  se  monstroit 
de  si  grant  couleur  et  effet  comme  l'autre ,  lequel  ne 
pouvoit  tourner  à  tel  fruit,  ne  à  tel  bien  publique,  toutes 
choses  bien  arguées  et  débattues ,  comme  faisoit  le  sien, 
combien  que  l'autre  y  eust  pu  mettre  des  empeschemens 


DE  CHASTELLAIN.  81 

beaucoup  par  le  débattre  en  procès,  à  quoy  envis  puissance 
de  haut  prince  s'attent  toutesvoies,  quant  [par]  la  clarté  de 
droit  et  de  quelque  expédiente  utilité  mieux  faite  que 
laissée,  il  y  peut  mettre  main,  attendu  que  telles  choses 
se  font  en  grant  délibéré  et  mur  conseil  de  sages  preud'- 
hommes  gens  et  clercs ,  que  les  princes  ont  emprès  eux 
et  doivent  avoir,  et  non  pas  par  volenté  légère  consem- 
blable  à  tyrannie,  qui  à  nul  prince  de  vertu,  ne  de  bonnes 
mœurs  ne  seroit  à  prisier. 

Or  estoit  ceste  duchesse  douagière  en  sa  ville  de  Quesnoy , 
là  où  elle  faisoit  sa  résidence  de  tout  temps,  et  luy  fut  an- 
noncée aussi  la  mort  de  son  nepveu  le  duc  de  Brabant.  Sy 
parla  à  aucuns  de  ses  chevaliers  qui  emprès  elle  estoient 
et  en  quels  moult  se  fioit,  et  leur  demanda  conseil  et  advis 
sur  ce  que  bon  leur  sembleroit  à  faire  en  ceste  matière. 
Entre  lesquels  aucuns  ayans  ouy  le  droit  et  le  titre  que 
elle  leur  remonstroit  si  bel  et  si  vif,  luy  donnèrent  conseil 
de  procéder  outre  et  de  contendre  à  la  possession.  Autres 
aussi  qui  plus  veoient  parfont  et  considéroient  le  temps 
qui  régnoit  et  les  personnes  différentes  qui  contendoient  à 
un  bien,  nonobstant  le  bon  droit  que  elle  y  pouvoit  avoir, 
jugèrent  grant  difRculté  en  ceste  matière  et  que  à  bien 
dur,  ce  leur  sembloit,  parviendroit  à  ce  que  elle  deman- 
doit  ;  car  femmes  volontiers  en  tel  cas  perdent  leur  ques- 
tion quant  elles  n'ont  qui  la  responde.  Or  n'avoit-elle  pro- 
chain qui  la  respondist  que  cestui  seul  duc  son  nepveu 
qui  estoit  son  contraire  en  ce  cas  ;  par  quoy  il  sembloit  à 
ceux  de  ceste  opinion  que  mal  viendroit  à  chief  de  ce  que 
elle  désiroit,  entendu  aussi  que  jeusnes  princes  en  leur 
venir  sont  tousjours  plus  agréables  au  peuple  et  à  puis- 
santes provinces  et  pays  que  ne  sont  femmes,  espéciale- 
ment  vielles,  sans  mary  et  sans  deifendeur,  et  esioit  cestuy 


82  CHRONIQUE 

un  prince  puissant ,  voisin  marcliissant  tout  à  l'environ 
(le  Brabant,  par  lequel  ils  pourroient  estre  refait  quant 
l'auroient  à  seig-neur,  et  par  lequel  aussi,  quant  autre  se 
voudroit  bouter  en  possession  devant  luy,  ils  pourroient 
recevoir  beaucoup  de  grans  inconvéniens  ;  et  ne  pourroient 
enfin  fournir  contre  luy,  pour  ce  que  trop  estoit  puissant 
et  prince  de  trop  grant  venue  en  temps  advenir.  Toutes 
ces  clioses  icy  estoient  arguées  devant  ceste  dame,  au 
Quesnoy ,  qui  oncques  toutesvoyes  ne  se  desmut  pour 
tant  de  sa  contendance,  mais  ployant  au  conseil  de  ceux 
qui  luy  louoient  son  droit  estre  bel  et  cler,  envoya  tantost 
àj^luseurs  bonnes  villes  du  pays  de  Brabant,  ensemble  de- 
vers aucuns  des  nobles  et  des  vassaux  du  pays,  pronon- 
cer son  droit  et  la  jDrocliaineté  que  devoit  avoir  sans 
contredit  en  la  succession  de  son  nepveu  défunt ,  le  duc 
Philippe,  leur  feu  duc.  Par  quo}^  eux  estans  advertis  de  la 
vérité  du  cas  quel  il  estoit,  leur  requist  en  forme  de  droit 
et  de  justice  et  de  toute  raison  humaine  et  divine,  que  ils 
se  voulsissent  adviser  à  la  recevoir  comme  leur  vraye 
droiturière  héritière  dame,  comme  non  ayans  autre  vra}" 
hoir,  ne  successeur,  et  que  en  luy  portant  faveur  et  affec- 
tion comme  dévoient,  ils  voulsissent  expulser  et  rebouter 
tout  autre  du  monde  qui  y  pourroit  ou  voudroit  conten- 
dre  en  son  préjudice,  car  n'avoit  nul  qui  droit  y  pust 
avoir  devant  elle,  si  droit  devoit  avoir  son  cours  pour 
chascun.  Lesquelles  informations  envoyées  secrètement  en 
pluseurs  lieux,  comme  j'a}^  dit,  donn oient  occasion  de  di- 
verses murmures  au  pays  et  de  diverses  secrètes  rumeurs 
qui  pouvoient  engendrer  division,  si  par  sens  et  propre 
discrétion  des  sages,  mesmes  du  pays  qui  tout  dévoient 
considérer  et  peser,  on  [ne]  les  eust  remédiées  et  estaintes 
et  déduites  à  une  fin  et  conclusion  bien  hasti^'e  :  c'estoit 


DE  CHASTELLAIN.  83 

qu'on  reçust  et  qu'on  acceptast  un  prince  de  qui  on  pour- 
roit  estre  gardé  et  deffendu  et  maintenu  en  paix,  et  en  qui 
baston  autre  prince,  voisin,  ne  loingtain  n'osast  mordre  ; 
c'estoit  le  duc  de  Bourgongne,  de  qui  le  droit  apparoit  cler 
assez  et  estoit  du  vray  tronc  du  pays  et  de  la  seigneurie, 
prince  doubté  et  fameux  le  plus  de  France  et  venant  direc- 
tement de  l'espèce,  de  père  à  fils.  Cestui-là  estoit  celuy, 
ce  sembloit  aux  sages  et  aux  nobles,  de  qui  ils  pouvoient 
estre  refaits  et  gouvernés  en  toute  haute  félicité.  Et  -pav 
tant,  quelque  faveur  que  la  dame  douagière  y  pouvoit 
trouver  en  couvert,  sy  ne  pouvoit-elle  tourner  à  grant 
effet,  pour  ce  que  l'autre,  son  nepveu,  là  y  avoit  encore 
plus  grant  et  que  sa  puissance  estoit  trop  plus  roide  et  plus 
redoubtée  que  la  sienne.  Et  par  ainsi  le  duc  adverty  de 
tout,  estant  encore  à  Lille  et  ayant  pris  le  dueil  de  son 
cousin  trespassé,  se  mist  en  chemin  pour  venir  vers  Bra- 
bant  et  pour  en  prendre  la  possession  là  où  il  appartien- 
droit. 

CHAPITRE  XXVIII. 

Comment  le  duc  fut  partout  reçu  à  grande  joye  et  solempnito  ;  et 
comment  la  duclicsso  douagière  se  tint  à  moult  grevée. 

En  ceste  manière  que  avez  oy,  entra  le  duc  de  Bourgon- 
gne  en  la  possessiT)n  de  Brabant,  et  fut  partout  reçu  duc 
comme  ses  devanciers,  dont  grant  joye  et  solempnité  furent 
tenues  par  toutes  les  villes  et  entre  les  haulx  vassaux  et 
nobles  du  pays,  dont  les  aucuns  l'avoient  bien  servi,  espé- 
cialment  le  seigneur  de  Wezemale,  comme  dit  est  dessus; 
mais  à  qui  que  ceste  haute  félicité  tournast  à  joye,  [elle 
fut]  à  la  ducesse  douagière   à  dure    cuisance,    par  ce 


U  CHRONIQUE 

qu'elle  se  trouva  reboutée  de  son  droit  par  plus  fort  d'elle 
et  que  elle  ne  pouvoit  trouver  manière  de  remédier  à  la 
puissance  de  son  contraire  qui  estoit  jà  paisible  duc  de 
ce  dont  elle  entendoit  mesmes  devoir  estre  duchesse.  Sy 
s'en  tint  à  moult  ennuyée  en  cœur  et  en  ses  secrètes  do- 
léances à  part  à  moult  injuriée  et  grevée  par  son  nepveu, 
qui  jà  premièrement,  ce  allég-uoit,  avoit  empescliié  à  sa 
fille  la  ducesse  Jaqueline  sa  francise  de  mariage  avecques 
le  duc  angles  de  Glocestre  et  mouvant  guerre  en  ses  pays 
de  Hollande  et  de  Haynaut,  l'avoit  mise  en  sa  tutelle  et 
s'estoit  fait  bail  et  gouverneur  de  tous  ses  pays  par  puis- 
sance; et  maintenant  la  seconde  fois,  après  avoir  fait  de 
sa  fille  ce  que  bon  luy  sembloit,  vint  pareillement  user  de 
violence  et  de  force  sur  la  mère  et  la  priver  de  son  apparte- 
nir; laquelle  chose,  avec  ce  que  la  vielle  cuisance  n'estoit 
pas  sanée  encore,  ceste-icy  encore  la  remettoit  en  plus 
aigre  passion  que  n'avoit  esté  jamais,  et  là  où  elle  avoit 
esté  rappaisable  premier  par  espace  de  temps  et  par  belles 
remonstrances  causées  en  raison,  maintenant  devint  toute 
enflée  de  venin  et  de  fureur  et  se  bouta  en  toutes  machi- 
nations mortelles  àl'encontre  de  luy,  par  appétit  de  ven- 
geance, pensant  que,  là  où  elle  estoit  foible  en  puissance 
de  résister,  elle  se  vengeroit  une  fois,  ou  court  ou  long, 
par  engin  de  malice.  Car  savoir  faut  que  en  la  terre  n'a- 
voit dame  nulle  de  si  fier  courage  que  elle  estoit,  ne  de  si 
dur  ennemi  cœur,  là  où  elle  vouloit  mal  ;  et  vouloit  bien 
donner  à  congnoistre  qu'elle  estoit  fille  d'un  fils  de  roy  de 
France,  partie  d'un  tel  tronc  que  pour  elle  on  devoit  faire 
ou  laisser  et  que  elle  estoit  bien  digne  de  joyr  de  ce  qui  à 
elle  appertenoit,  et  par  ainsy  [qu'on]  congneut  la  nature 
et  condition  d'elle  et  la  très-haute  prochaineté  qu'avoit  au 
royal  tronc.  Non  merveilles,  si  en  sa  féminine  fureur  elle 


DE  CHASTELLAIN.  85 

prist  diverses  ymaginations  bien  aguës  à  l'encontre  de 
son  nepveu,  lequel  elle  maintenoit  estre  son  torfaicteur, 
combien  que  point  ne  l'estoit  à  la  vérité ,  mais  y  procéda 
et  avoit  fait  tousjours  par  grande  et  mure  délibération  de 
raison  et  de  conseil  de  tous  ses  pays,  sans  riens  faire,  ne 
vouloir  entreprendre  par  manière  de  tyrannie,  ne  de  con- 
voitise, ny  par  aucune  espèce  de  mauvaistié,  fors  en  évi- 
dente nécessité  et  sannation  de  bien  publique,  respondable 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes  par  le  monde  univers, 
là  où  il  pou  voit  estre  débatu,  comme  plus  à  plein  sera  dé- 
claré cy-après,  en  tant  qu'il  touche  ceste  duché,  et  comme 
amplement  est  assez  remonstré  par  ci-devant  en  tant  que 
toucher  peut  la  conqueste  de  Hollande  et  les  pays  de  sa 
fille.  Mais  comme  cœur  de  femme  n'est  pas  rapaisable  de 
légier,  là  où  il  s'est  bouté  eu  obstinée  opinion,  et  que  sou- 
vent l'ennemy  s'y  entreboute  pour  traire  de  .sa  fureur 
quelque  mauvaise  œuvre,  ainsy  en  long  décours  de  temps 
après  ceste  saisine  prise ,  le  feu  de  venimeuse  pensée  se 
couva  tousjours  en  ceste  dame  jusques  à  venir  au  point 
de  vouloir  mettre  à  exécution  son  long  proposement  en  son 
nepveu  par  affection  de  vengeance ,  en  quoy  elle  cuisoit 
et  n'en  pouvoit  guérir.  Dont  ne  diray  plus  pour  l'heure 
présente  jusques  au  terme  que  le  c§s  y  servira  en  son  pro- 
pre lieu ,  là  où  un  noble  escuier,  son  serviteur ,  accusé 
d'un  mauvais  entreprendre,  fut  pris  et  décapité  pour 
elle  en  la  ville  de  Mons'.  Mais  à  tant  je  couppela  matière  et 

•  Chastellain  fait  ici  allusion  au  supplice  de  Gilles  de  Postelles,  sor- 
■viteur  de  la  comtesse  de  Hainaut,  qui  fut  accusé  en  1433  d'avoir  voulu 
assassiner  le  duc  de  Bourgogne  à  la  chasse. 

Le  récit  de  la  chronique  de  La  Haye  offre  d'autres  détails  :  «  Depuis 
«  ot  ung-  tournoi  cryé  en  Hainnau  par  le  duc  Philippe,  où  il  y  ot 
«  moult  grant  assemblée,  et  à  celle  assamblée  firent  lesdites  dames 
«  (la  comtesse  de  Hainaut  et  Jacqueline  de  Bavière)  marehiet  de  oc- 

TOM.    II.  6 


86  CHRONIQUE 

retourne  devant  Compiègne,  là  où  le  siège  s'estoit  mis  le 
plus  estroit  que  faire  se  pouvoit,  et  les  assiégeans  et  les 
assiégés  en  continue  labeur,  jour  et  nuit ,  l'un  contre 
l'autre,  en  toute  mortelle  inimitié  et  aigreur. 


CHAPITRE  XXIX. 

Comment  le  conte  de  Ligny  reçut  la  charge  du  siège  de  Compiègne. 

Sy  est  vray  que,  après  que  le  conte  de  Ligny  avoit 
reçu  la  charge  du  siège  de  ceste  ville  de  Compiègne,  qui 
lui  estoit  une  chose  de  grant  poix,  moult  efforcéement  se 
traveilla  jour  et  nuyt  que  tant  il  pust  faire  que  son 
maistre  ,  qui  lui  avoit  recommandé  un  si  haut  cas , 
pust  tirer  fruyt  au  moins  et  joyeuses  nouvelles  de  son 
service,  et  que  tout  absent  qu'il  estoit,  il  pust  parvenir  à 
celle  gloire  que,  par  la  main  d'un  sien  serviteur  subget, 
il  obtenist  victoire  sur  ses  ennemis,  tels  encore  qu'estoient 
ceux-icy  les  assiégés.  Sy  fit  ledit  conte  maints  tours  et  di- 
vers allers  et  venir,  çà  et  là,  pour  espyer  tousjours  et 
aviser  manière  en  quoy  finablement  on  pourroit  venir 
au-dessus  de  ceste  ville  et  la  mettre  en  subjection  ;  et  en 
subtillant  mesmes  à  par  luy,  demanda  conseil  aux  uns  et 
aux  autres,  à  tous  les  chefs  de  guerre  qui  là  estoient,  de 
ce  que  plus  leur  sembloit  expédient  et  plus  abrégeant  pour 

<-  cliir  le  duc  Philippe  à  vmg  nommé  Gille  de  Postelles,  noble  homme 
«  de  linaige  et  de  nom,  et  s'estoit  monstre  en  pluiseurs  affaires  fort 
«  coraigeux.  Ce  Gille  de  Postelles  fut  pris  et  accusé  de  volcir  murdrir 
«  le  duc  Philippe  par  ung  tret  envenimé  tiré  d'ung  crennequin  d'achier 
«  dont  la  verge  n'avoit  que  ung  piet  de  long...  L'uissier  qui  mist  la 
«  main  sur  luy,  se  perchut  qu'il  avoit  mauvaise  volenté.  Ilfutacques- 
a  tionné  :  sy  congnut  son  cas.  » 


DE  CHASTELLAIN.  87 

venir  à  leurs  fins,  car  encore  u  estoit  jDas  proprement  assié- 
gée la  ville  que  d'un  costé,  et  pouvoient  de  l'autre  venir  vi- 
vres et  provisions  autrement  aux  assiégés ,  parce  que  la 
deffense  n'y  estoit  pas  suffisante.  Sy  fut  avisé  que  [à  cause] 
du  peuple  qui  y  estoit,  il  estoit  mal  possible  de  clorre  la 
ville  en  siège,  pour  ce  que  grande  estoit  et  dangereuse  en 
ce  cas,  pour  cause  de  la  rivière,  mais  en  une  forte  bastille 
faite  devant  la  maistresse  porte,  au  lez  devers  la  forest,  et 
ceste-là  bien  garnie  de  vaillans  gens,  on  la  pourroit  bien 
mettre  en  grand  destroit  de  famine  et  d'autres  povretés 
beaucoup.  Sy  fut  ladite  bastille  mise  en  œuvre  à  coup  et  à 
force  de  gens  tant  menée  avant  que  jà  estoit  forte  assez  et 
logeable.  Et  se  logea  dedens  messire  Jacques  de  Brimeu, 
mariscbaldel'ost,  le  seigneur  de  Créquy,  messire  Florimont 
de  Brimeu  et  trois  cens  combattans  avec  eux,  gens  de  grant 
hardement  avec  lesquels,  en  long  décours  de  temps  que  là 
se  tinrent,  furent  faites  maintes  molestes  à  ceux  de  dedens, 
et  pluseurs  très-fîères  et  bien  dures  envahies  devant  leurs 
murs,  là  où  les  assiégés  valereusement  se  portèrent  et  se 
présentèrent  à  l'escarmuche  toutes  les  fois  que  besoin  fai- 
soit,  comme  gens  non  esbaliis.  Mais  ce  que  plus  les  estrai- 
gnoit  de  près ,  c'estoit  que  le  passage  de  tout  secours  de 
vivres  leur  estoit  clos  par  ceste  bastille  et  que  les  vivres  leur 
estoient  jà  si  estroits  avecq  eux  que  bien  en  quatre  mois 
passés  n'en  avoit  esté  vendus  nuls  en  publique  marchié, 
tant  en  y  avoit  escliarseté.  Parquoy,  quant  se  virent  menés 
à  ceste  nécessité,  ne  savoient  autre  remède  fors  d'escrire, 
comme  gens  tous  désolés  et  hors  d'espoir,  au  marischal  de 
Bousac  et  au  conte  de  Vendomme  et  aucuns  autres ,  que 
entendre  voulsissent  à  leur  secours  et  délivrance,  ou  au- 
trement, si  en  bien  brief  ils  n'y  remédioieut,  la  ville  et  leurs 
vies  estoient  en  dangier  et  presque  impossible  que  par 


88  CHRONIQUE 

nulle  vertu,  ny  effort  pussent  plus  résister  h  l'encontre  des 
Bourgongnons  qui  à  tous  lez  les  traveilloient  par  dehors, 
et  par  dedens  les  destraignoient  de  famine  et  de  povreté, 
car  n'y  avoit  lieu  jà  par  où  on  pust  vuyder,  ne  recevoir 
vivres  que  à  celuy  endroit  il  n'y  eût  bastille  ou  petite  ou 
grande  en  leur  contraire,  comme  Guy  de  Roye,  un  escuier 
de  grant  pris,  qui  en  gardoit  une  sur  la  rivière ,  au  lez 
vers  Noyon,  et  un  nommé  Cannart,  avecques  autres 
Genevois  arbalestriers,  ensemble  aucuns  Portugalois,  qui 
en  gardoient  une  autre,  sans  la  grant  bastille  qui  estoit 
devant  le  pont  et  sans  les  contes  anglois  qui  estoient  à 
Venette  et  le  conte  de  Ligny  mesmes,  le  gouverneur  de 
tout,  qui  ne  dormoit  pas  là  où  il  estoit,  en  son  logis  de 
Eéaulieu.  Ceux-icy  tous  ensemble  avoient  le  regard  tant 
aspre  sur  eux  de  dedens  et  tant  les  tenoient  en  destroit 
que  c'estoit  pitié  de  leurs  cas.  Et  n'eust  esté  certes  que 
leur  fortune  n'estoit  pas  si  mauvaise  comme  ils  doubtoient 
par  demeurer  aucun  temps  en. telle  indigence,  il  leur  eût 
fallu  rendre  leur  vie  et  ville  en  mercy;  mais  fortune  en 
disposa  autrement  en  son  secret  conseil ,  au  rebours  des 
ymaginations  des  deux  parties,  quant  aux  oppressés,  cui- 
dans  estre  vaincus  et  recrans  '  en  leur  povreté,  elle  envoya 
délivrance,  et  aux  oppressans,  cuydans  vaincre  et  subju- 
guer ,  reboutement  mesmes  et  racbas  de  devant  eux. 
Comme  il  pourroit  estre,  pour  aucunes  secrètes  causes  et 
raisons,  il  plaisoit  à  Dieu  pour  l'heure  d'alors  souffrir  à 
venir  en  supportance  du  roy  françoys,  qui  trop  à  l'aven- 
ture eust  esté  grièvement  blessé  en  la  perte  de  ceste  ville, 
qui  tant  l'estoit  fort  sans  recevoir  ce  coup  que  riens  n'y 
{estoit   à  peine  ,    si  mort  non    ou    reboutement  de  son 

'•  Recrans,  recréans,  réduits  à  s'humilier  devant  le  vainqueur. 


DE  CHASTELLAIN.  89 

royaume  ;  à  quoy  ce  duc ,  tout  ennemy  qu'il  estoit,  onc- 
ques  toutesvoyes  ne  contendist,  ne  n'y  mist  peine,  mais 
par  diverses  fois  et  en  pluseurs  lieux  là  oii  il  veoit  matière 
disposée  à  ce  pouvoir  faire  virtueusement,  s'en  est  con- 
tenu en  pitié  et  s'en  est  espargné  par  compassion  du  noble 
royal  sang,  vray  héritier,  comme  non  mes  langages,  ne 
mes  escriptures  tesmoignent  de  sa  personne,  mais  ses 
hautes  maintes  singulières  œuvres  apprennent  et  démons- 
trent  en  leurs  lieux,  qui  bien  sont  à  noter. 

Sy  estoit  ores  le  mois  de  septembre,  que  les  assiégés 
commençoient  à  sentir  ceste  destresse  et  que  povreté  les 
commençoit  à  poindre  au  vif,  dont  plus  alloient  avant  les 
jours,  plus  se  trouvoient  eslongés  de  confort,  car  n'y  a  voit 
nul  en  leur  party  encore  à  celle  heure  qui  pust  remé- 
dier en  leur  meschief ,  si  ce  n'estoit  par  langages  et  con- 
fortations,  et  promesses  sans  effet,  pour  ce  que  difficile 
chose  estoit  à  lever  un  tel  siège,  là  où  il  y  avoit  tant  de 
vaillans  esprouvés  chevaliers  de  grant  fait  et  tant  de  no- 
bles et  bons  capitaines  en  gouvernement  de  l'ost,  qui  ne 
faisoient  point  à  esbahir  si  n'estoit  par  coup  de  hazart  qui 
ne  vient  point  quant  on  veut.  Sy  s'en  déportèrent  Fran- 
çoys  au  plus  beau  qu'ils  pouvoient,  comme  envis  que  ce  fût 
toutesvoyes,  et  eux  bien  confians  en  la  vaillance  de  Guil- 
laume de  Flavy  et  des  autres  ses  aidans.  Pluseurs  vail- 
lans nobles  hommes  espéroient  que  plus  longuement  que 
pourroient,  ils  se  deffenderoient  et  ne  se  renderoient  vain- 
cus, pendant  lequel  temps  Dieu,  se  disoient-ils,  par  quel- 
que estrange  manière,  comme  il  avoit  fait  à  Orléans,  les 
pourroit  bien  délivrer  icy  de  ce  destroit,  comme  souvent, 
quant  l'on  cuide  estre  au  plus  bas  et  au  plus  près  de  mes- 
chief, on  se  treuve  soudainement  prochain  de  sa  félicité 
et  bon    eur  ;  mais  posé  que  au  siège  des  BourgongnoUvS 


90  CHRONIQUE 

n'osoient  encore  toucher  Françoys  et  laissoient  couler 
temps  ailleurs  là  où  ils  pouvoient  faire  exploit,  soingneu- 
sement  certes  labouroient  et  veilloient  à  leurs  ennemis  au 
lez  devers  eux  et  mettoient  peine  à  payer  semblablement, 
par  semblable  gaster  pays  pour  pays,  ville  j^our  ville, 
pendre  pour  tuer,  prendre  icy  pour  prendre  là  et  faire  tout 
du  mesme  que  on  leur  fit  et  que  on  leur  monstroit  devant 
eux.  Et  mesmes  le  mariscbal  de  Bousac,  Potton  de  Sainte- 
Treille  et  messire  Tliéaulde  de  Valpergue,  accompagnés  de 
pluseurs  autres  capitaines  et  bonnes  gens  beaucoup,  un 
jour  pour  soubstraire  à  ceux  du  siège  ce  que  pourroient 
avoir  de  confort  et  de  soustènement ,  vinrent  sur  la  ri- 
vière d'Oyse  assiéger  une  place  nommée  Pressy,  que  le 
bastard  de  Cbevreuse  gardoit  atout  quarante-quatre  com- 
battans,  lequel  par  armes,  ne  par  vigoureusement  soy  def- 
fendre,  ne  pouvoit  tant  faire  que  en  brief  terme  il  ne  ren- 
dist  sa  place  conquise  et  rendue  en  leur  volenté ,  et  les 
deffendans  aussi.  Dont  il  advint  ainsi  que,  quant  ils  se 
venoient  rendre  en  bas  en  la  mercy  de  leurs  conquéreurs  et 
en  espoir  de  grâce,  aucuns  felles  et  envenimés  courages 
encontre  ce  party-là,  par  espécial  valets,  guisarmiés  '  et 
telles  manières  de  gens  les  découpèrent  et  tuèrent  sans 
pitié  et  mercy  nulle,  et  mirent  tout  à  l'espée  ce  que  y 
estoit,  au  moins  la  pluspart,  et  la  place  démolirent  jus- 
ques  au  fons,  dont,  non  assouffis  encore,  tirèrent  outre 
devers  aucunes  autres  places  de  celuy  endroit  que  les 
Bourgongnons  tenoient,  comme  Catlieu,  le  fort  mous- 
tier  de  Moncy  et  autres  ;  lesquelles  ,  toutes  prises  et 
submises  en  leurs  mains,  firent  pendre  les  deifendeurs 
d'icelles,  gentils  gallans  de  guerre  beaucoup,  dont  pitié 

'  Gtmarmiés,  soldats  armés  d'une  lance  nomméç  guisar me. 


DE  CHASTELLAIN.  91 

estoit  et  dommage  graut  de  le  voir  ;  mais  onques  pour- 
tant, pour  approches  nulles  que  fissent  au  siège  de  leurs 
ennemis,  n'entreprirent  riens  sur  eux,  ne  ne  firent  sem- 
blant d'y  vouloir  riens  entreprendre ,  comme  si  riens  ne 
leur  en  eust  esté;  car  peut  estre  que  l'heure  n'estoit  pas 
encore  venue,  ou  que  leur  puissance  n'estoit  pas  à  ce  en- 
core bien  disposée,  comme  il  siet  à  sages  guerroieurs 
user  souvent  plus  de  sens  que  de  force,  et  soy  monstrer 
tardif  et  court  par  fois  pour  plus  venir  à  utilité  d'un 
long  hardement. 

Que  diray-je  pour  gloire  de  l'un,  là  où  l'autre  ne 
doit  avoir  portion  et  jiart,  quant  en  toutes  les  deux  par- 
tjes,  avoit  œuvres  de  singulier  los,  en  l'une  par  vaillam- 
ment soy  contenir  en  siège,  et  en  l'autre  par  vaillamment 
soy  porter  en  sa  destresse  et  en  povreté  par  courage 
non  vaincu,  comme  j'ay  dit  que  avecques  les  jours  leur 
croissoient  plus  et  plus  leurs  misères,  et  se  diminuoient 
tous  et  tous  vivres  avecques  eux,  et  néantmoins  conve- 
noit-il  monstrer  courage  et  soy  deffendre  à  plat  ventre, 
dont  la  bataille  estoit  plus  aspre  contre  la  rage  de  faim 
que  contre  l'assaut  de  leurs  ennemis,  là  où  dur  faisoit 
entendre  à  tous  deux.  Or  requéroient-ils  secours  à  chas- 
cun,  et  à  tout  le  monde  où  ils  pensoient  trouver  confort, 
annonçoient  leur  povreté  estroite,  huy  cy,  demain  là,  et 
par  tant  et  par  si  longues  fois  que  le  tarder  les  menoit 
jusques  au  désespoir,  car  estoit  jà  sur  la  fin  d'octobre, 
cinq  ou  six  jours  devant  la  Toussaints,  depuis  le  commen- 
cement de  may  jusques  alors,  que  avoient  esté  assiégés. 
Par  quoy  le  plus  continuer  sans  autre  espoir  leur  estoit 
un  dur  ennuy  ;  et  non  merveilles,  car  là  où  nature  n'a 
point  de  pouvoir,  nécessité  ne  peut  avoir  loy,  et  là  où  il 
convient  soiistenir  les  haulx  dangiers  par  vertueuses  vies, 


92  CHRONIQUE 

il  convient  bien  que  les  vies  doncques  soyent  soustenues 
et  nourries  par  vivres  compétens;  lesquels,  quant  ils 
faillent,  vies  déclinent,  et  cessent  vaillance  et  courage  : 
en  cest  estât  estoit-il  à  ces  assiégés  françoys  que  ne  sa- 
voient  quels  tours  penser  pour  entretenir  leurs  corps  ou 
pour  sauver  leur  honneur,  quant  de  tous  deux  estoient 
en  soussy  plus  que  assez. 

CHAPITRE  XXX. 


Comment  les  Françoj-s  orent  en  consel  de  rompre  le  siège  de 
Compiègne. 


Or  avoient  tenu  les  Françoys  conseil  ensemble  sur  le 
secours  des  assiégés  en  ceste  ville  de  Compiègne,  dont 
la  ferme  constance  en  telle  misère  leur  donnoit  pitié 
beaucoup ,  et  ne  pouvoient  bonnement ,  leur  honneur 
gardé,  plus  tarder  en  leur  secours.  Par  quoy,  en  nombre 
de  quatre  mille,  par  un  mardi  devant  la  Toussaints,  vin- 
rent logier  à  Verbrie,  à  deux  lieues  près  des  assiégeans, 
ayans  pour  leur  chief  le  comte  de  Vendosme,  le  marischal 
de  Boussac,  messire  Jacques  de  Chabannes,  Pothon  de 
Sainte-Treille ,  le  seigneur  de  Longueval ,  messire  Ri- 
gault  de  Fontaines,  messire  Loys  de  Waucourt,  Alain 
Giron  et  plusieurs  autres  vaillans  nobles  hommes  dont 
les  noms  ne  se  peuvent  tous  réciter.  Or  avoient  les  assié- 
geans par  aucun  temps  devant,  veuillans  pourvoir  à  ren- 
contre de  leurs  ennemis  qui  pourroient  venir  sur  eux, 
fait  couper  une  grant  multitude  d'arbres  de  la  forest  et 
ceux-là  semés  et  espars  cà  et  là  au  travers  de  tous  les 
chemins  et  de  toutes  les  addresses  enmy  celle  forest,  et 
rompu  les  chemins  et  passages  par  multitude  de  fossés 


DE  CHASTELLAIN.  93 

faits  en  divers  lieux  afin  de  non  y  pouvoir  passer  qu'à 
grant  dangier  et  destroit.  Sy  en  avoient  Françoys  esté 
advertis  et  s'en  estoient  pourvus  à  l'encontre,  car  avoient 
amené  avec  eux  multitude  de  paysans  à  tous  divers  os- 
tieulx  '  servans  à  leurs  nécessités  et  propres  pour  remettre 
en  point  les  chemins  rompus  et  empeschiés  par  les  Bour- 
gongnons  et  faire  voye  aysée  pour  passer  devers  eux, 
car  leur  désir  estoit  d'envahir  leurs  ennemis  par  bataille, 
ou  par  efforcement  de  vertu  avitailler  les  assiégés  et  eux 
bouter  dedans  avecques  eux  une  quantité,  car  avoient 
amené  vivres  avecques  eux  compétamment  assez  pour 
une  espace  de  temps. 

Quant  Françoys  doncques  estoient  arrivés  à  Verbrie  et 
et  que  jà  estoit  vespre,  celle  nuyt  se  tinrent  ensemble, 
avisant  de  ce  que  faire  leur  conviendroit  au  matin,  car 
avoient  dure  entreprise,  ce  savoient  bien,  et  bien  dange- 
reuse pour  mener  à  chief.  Sy  leur  besognoit  tant  plus 
subtilité  et  conseil  ;  mais  estoient  tous  expers  de  leurs 
mestiers  et  les  plus  expérimentés  de  leur  party  en  froit 
et  en  chault  et  en  toute  agùe  et  estroite  fortune.  Or 
estoient  venues  les  nouvelles  jusques  aux  Bourgongnons, 
ce  mardi  au  soir  propre,  que  les  François  estoient  à  Verbrie 
pour  les  venir  combattre  le  matin.  Sy  se  mirent  ensemble 
les  trois  comtes,  et  tous  les  capitaines  avecques  eux,  pour 
aviser  ce  qui  seroit  de  faire  et  comment  on  se  disposeroit 
à  rencontre  d'eux,  car  moult  se  tenoient  à  reconfortés  de 
les  recevoir  et  de  soy  trouver  en  la  meslée  avecques  eux, 
comme  gens  qui  de  tout  temps  du  monde  sont  naturel- 
lement enclins  à  bataille,  souverainement  à  pied,  là  où  les 
grandes  ruynes  se  font,  mais  en  icellui  conseil  cheurent 

•  Ostietdx,  outils. 


U  CHIIONIQUE 

diverses  oppinions  contraires  l'une  à  l'autre  entre  les 
barons,  car  vouloient  les  uns  que  on  allast  au-devant  des 
ennemis  les  quérir  mesmes  et  combatre  à  Verbrie,  autres 
de  contraire  oppinion  vouloient  non  bouger  de  leur  lieu  et 
estre  assaillis  mesmes  en  leur  fort,  disans  que,  si  de  gaires 
eslongeoient  de  la  ville  pour  aller  au-devant  des  autres 
qui  venoient  sur  eux,  les  assiégés  qui  demouroient  dar- 
rièreet  estoient  ennemis  comme  ceux  de  devant,  pourroient 
saillir  dehors  franchement  et  venir  donner  des  affaires 
beaucoup  à  ceux  qui  seroient  demourés  es  bastilles,  par 
quoy  leur  fait  pourroit  estre  mis  en  grant  aventure  et 
follement  en  dangier,  ou  du  moins  se  pourroient  sauver 
les  assiégés  si  vouloient ,  et  eulx  enfuyr  si  peur  ou 
nécessité  les  contraignoit  à  ce  faire  :  sj  en  seroient  moc- 
qués  après  et  escbarnis  les  assiégeans.  Autres  disoient 
que  le  plus  convenable  estoit  de  garnir  bien  les  bastill^es 
de  bonnes  vaillans  gens  suffisamment  et  qu'atout  le  re- 
manant qui  resteroit  de  gens,  on  se  mist  en  bataille  de- 
vant les  ennemis,  ne  trop  long,  ne  trop  près,  droitement 
entre  la  forest  et  le  logis  du  comte  de  Ligny,  car  par  là 
estoit-il  apparant  que  les  ennemis  dévoient  venir.  Sy  fu- 
rent oyes  toutes  ces  oppinions  et  arguées  et  débattues 
d'un  costé  et  d'autre  et  tournées  à  tous  entendemens  ; 
mais  finablement  fut  tenue  plus  prouffitable  ceste  dernière 
par  aucunes  autres  conditions  adjoustées  ;  c'estoit  que 
les  contes  de  Hontiton  et  d'Arondel  passeroient  la  rivière 
à  pied  par-dessus  le. pont  qui  y  estoit  fait  et  se  viendroient 
joindre  avecques  le  comte  de  Ligny  au  dehors  de  Réau- 
lieu  et  laisseroient  leurs  chevaux  en  l'abbaye  de  Venette, 
et  pareillement  en  l'abbaye  de  Réaulieu  laisseroit  le  comte 
de  Ligny  et  toutes  ses  gens  leurs  chevaux  et  se  retire- 
roient  en  ladite  abbaye  aussi  tous  chariots  et  charettes, 


DE  CHASTELLAIN.  95 

vivres,  marclians,  et  tous  tels  bagages,  sous  la  garde 
de  messire  Philippe  de  Fosseux  et  du  seigneur  de  Colien, 
et  avecq  ce  que  garde  fût  laissée  bonne  et  suffisante  pour 
deffendre  le  pont  contre  ceux  de  la  ville  à  l'aventure  si 
vouloient  faire  nulles  saillies  par  là  sur  le  logis.  Les- 
quelles toutes  choses  ainsi  ordonnées,  fut  conclud  de  les 
bien  entretenir  et  de  les  mettre  en  œuvre  chascun  en  droit 
soy,  et  sur  cela  se  départirent  d'ensemble  les  seigneurs, 
et  s'en  ala  chascun  coucher  tout  armé  celle  nuyt. 

Or  avoient  les  deux  frères^  de  Brimeu,  m"essire  Jacques 
et  messire  Florimont,  avec  le  seigneur  de  Créqui,  main- 
tenu tousjours  la  bastille  qui  respondoit  à  la  forest  et  qui 
jamais  n'a  voit  esté  parfaite  proprement.  Sj  la  tenoit-on 
estre  en  si  bonne  main  que  de  change  n'y  falloit  point, 
excepté  que,  pour  peur  des  aventures  et  des  affaires  qui 
leur  pourroient  suryenir,  on  y  mist  crue  de  gens  jusques 
au  nombre  de  quatre  cens  combattans  en  tout,  qui  estoit 
assez,  ce  sembloit,  pour  soustenir  un  grand  fais,  jusques 
à  recevoir  secours  quand  besoing  seroit,  lequel  leur  fut 
certiffyé  et  promis  d'estre  baillié  quant  ils  verroient  aucun 
signe  de  nécessité  par  coups  de  canons  ou  autrement.  Sy 
y  avoit  encore  une  autre  grant  bastille  devant  le  pont, 
que  gardoit  messire  Baudo  de  Noyelle,  et  deux  petites  sur 
la  rivière,  lesquelles  toutes  furent  laissées  en  leurs  gardes, 
et  commises  à  estre  bien  maintenues  sur  bon  espoir  de 
victoire,  dont  n'y  avoit  celluy  qui  bien  et  vaillamment 
ne  se  acquitast  en  sa  charge  et  qui  ne  montrast  bien,  avant 
que  le  jeu  départist,  que  char  '  de  Bourgongnon  et  de  Picard 
n'estoit  pas  molle  en  adverse  fortune,  mais  fière  et  de 
grant  pris,  et  aussi  leur  fist  bon  besoing,  car  estoient  plus 

'  Char,  chair. 


96  CHRONIQUE 

près  de  leurs  meschiefs  qu'ils  ne  pensoient,  comme  les 
aventures  du  monde  portent  et  viennent  sauvagement 
sur  les  peuples  et  nations,  huy  de  perte,  demain  de  gai- 
gne;  et  sont  aucune  fois  les  plus  belliqueux  et  les  plus 
robustes  vaincus  et  mattés,  et  aucune  fois  les  plus  con- 
fians  en  leur  fierté  et  vigueur  les  plus  humiliés  sous  les 
moins  parans  par  un  si  de  malheur  qui  leur  vient ,  ne 
savent  comment,  jusques  à  tant  que  l'expérience  de  leur 
fortune  leur  fait  cognoistre  leur  faute,  là  où  souvent  pé- 
chié  œuvre  ou  autre  secret  vouloir  de  Dieu,  en  quoy  ne 
veul  plus  avant  tencer,  de  peur  de  mesprendre  en  si 
haulx  jugemens. 

CHAPITRE  XXXI. 

Comment  les  François  assaillirent  les  bastides  des  assiég-eans.    • 

La  nuyt  de  ce  mardi  passa  en  bon  guet  tout  par  tout  ; 
et  vint  le  mercredi  que  les  Françoys,  dès  le  point  du  jour, 
entrèrent  à  cheval,  et  prenans  avecques  eux  les  vivres 
que  apportés  avoient  pour  avitailler  la  ville,  vinrent  tout 
droit  celle  part  où  estoient  leurs  ennemis,  en  belle  fîère  ba- 
taille, tous  à  cheval ,  avecques  aucun  nombre  de  piétons, 
qui  n'estoient  point  de  grand  fait.  Or,  s'estoient  les 
contes  angles  et  celluy  de  Ligny,  avecques  les  nobles 
seigneurs  de  Picardie  plusieurs,  mis  en  bataille  aussi 
à  rencontre  de  leurs  ennemis,  comme  enmy-voye  de  Eéau- 
lieu  à  la  forest  par  où  les  Françoys  dévoient  venir.  Sy 
porta  ainsy  l'aventure  que  les  deux  batailles  s'entrevyrent 
front  à  front  de  l'un  l'autre,  et  avoit  assez  bonne  grant 
distance  entre  deux,  par  quoy,  quant  François  perçurent 
leurs  ennemis  estre  tous  mis  à  pié  et  qu'en  semblant  ils 


DE  CHASTELLAIN.  97 

ne  demandoient  que  le  joindre  eusamble,  Françoys  visans 
à  cautelle  et  à  vaincre  par  sens,  s'arrestèrent  tout  quoy  en 
leur  lieu,  qui  estoit  joingnant  la  forest  à  l'un  des  bouts,  et 
de  là  regardans  la  manière  des  Bourgongnons  se  longè- 
rent d'une  pièce  pour  voir  leur  contenement.  Quant  donc- 
ques  les  comtes  angles  et  de  Ligny,  ensemble  les  seigneurs 
picards,  virent  ceste  manière  des  Françoys  qui  tout 
arrestés  se  tenoient  en  bataille  sans  faire  semblant  nul  de 
combattre,  durement  en  furent  courroucés  en  cœur,  et 
voyant  que  mesmes  ne  seroient  requis  et  que  les  autres 
faisoient  semblant  de  varier,  conclurent  tous  d'un  haut 
fier  courraige  de  marcher  mesmes  avant  à  l'encontre  d'eux 
et  les  aller  assaillir  ou  au  moins  leur  présenter  le  hurt  '  si 
de  près  que  honte  les  constraindroit  à  y  venir,  Sy  mar- 
chèrent avant  d'un  grant  cœur.  Et  tousjours  se  tinrent 
quoy  Françoys  pour  les  faire  plus  eslongier  de  la  ville  ;  car 
ne  visoient,  comme  j'ay  dit,  que  à  subtilité  et  cautelle  qui 
est  mère  des  victoires ,  et  Bourgongnons  et  Angles  que  à 
fierté  et  vaillance  de  couraige  par  lesquels  ils  cuidoient 
vaincre  et  prévaloir.  Sy  en  furent  décheus,  car  si  tost  que 
jà  estoient  venus  si  près  que  pour  cuider  joindre,  Françoys 
à  coup  planèrent  de  costé  et  fuyrent  la  bataille  et  donnans 
de  l'esperon  vinrent  courant  vers  la  ville  et  gaignèrent 
le  champ  entre  la  ville  et  eux.  Sy  estoient  Bourgongnons 
et  Angles  allés  si  avant  et  si  eslongiés  de  leur  logis  que  à 
grant  dur  et  ennuy  leur  tournoit  retirer  à  pied  si  armé 
qu'ils  estoient ,  avecques  la  paine  qu'ils  avoient  eue 
d'estre  allé  de  pied  si  avant,  qui  estoit  double  mal.  Par 
quoy  tous  esbahis  et  débarretés  congneurent  que  déçus 
estoient  et  que  subtilité   aucune    fois  vaut  bien  grand 

'  Hurt,  lutte,  clioc. 


98  CHRONIQUE 

liardement.  Mais  quoy  qu'il  estoit  du  cas,  il  se  falloit  re- 
conforter en  son  aventure  et  essayer  sa  fortune  par  un 
autre  endroit,  ce  disoient.  Ainsy  tout  hastivement,  faisant 
de  nécessité  vertu,  retournèrent  vers  leurs  ennemis  fière- 
ment en  bataille,  qui  n'estoit  pas  sans  travail;  car  beaucoup 
en  estoient  loings,  et  pendant  le  temps  qu'ils  mettoient  à 
retourner  là  dont  ils  estoient  partis,  Françoys  froidement 
avisoient  de  leurs  affaires  et  se  préparoient  à  recevoir 
les  Bourgongnons  leurs  ennemis  venant  contre  eux.  Et 
voyans  eux  estre  en  l'avantage  d'entre  la  ville  et  leurs 
ennemis,  firent  partir  deus  cents  combattans  à  coup  atout 
les  vivres  que  avoient  amenés,  et  les  envoyèrent  dedans 
la  ville,  leur  commandant  que  sitôt  que  les  vivres  se- 
roient  en  lieu  sauf,  que  avecques  ceux  de  la  ville  ils 
retournassent  dehors  et  livrassent  assaut  à  la  bastille,  et 
Potton  leur  viendroit  à  secours,  à  trois  ou  quatre  cents 
combattans,  par  le  grant  chemin  de  Pierrefons,  tout  droit 
au  devant  d'eux,  Sy  en  fut  fait  tout  ainsi  comme  devisé, 
et  les  vivres  et  ceux  qui  les  menoient,  partirent,  et  les 
boutèrent  dedans  à  la  plus  grant  joye  que  se  pourroit  dire, 
tant  pour  leur  délivrance  que  veoient  devant  leurs  yeux, 
comme  pour  l'appaisement  de  leur  rabieuse  '  faim  qui  estoit 
en  terme  de  rendre. 

Or  estoient  Bourgongnons  arrière  retournés  au  lieu  là 
oi^i  ils  trouvèrent  les  Françoys  en  bataille,  tousjours  à  che- 
val. Et  avoient  les  Françoys  continuellement  les  yeux 
sur  ceux  que  avoient  envoyés  vers  la  ville  atout  les  vi- 
vres ,  désirant  sur  toute  rien  que  ne  faillissent  d'avi- 
tailler  les  povres  assiégés ,  qui  estoit  leur  principale 
intention,  dont,  si  quelque  bonne  aventure  leur  pouvoit 

'  RaMeuse,  furieuse,  violente. 


DE  CHASTELLAIN.  .  90 

venir  au  surplus,  cela  leur  seroit  d'avantage,  ce  pen- 
soient.  Et  pourtant,  comme  j'ay  dit,  ayant  tousjours 
l'oeil  au  sens ,  ne  visèrent  si  fort  à  combattre  comme  ù 
conduire  bien  leur  entreprise,  pensant  que  d'un  avan- 
tage ils  viendroient  à  l'autre.  Et  Bourgongnons  et  Angles 
qui  ne  chercboient  que  la  bataille  et  mettre  en  la  disposi- 
tion de  fortune  la  victoire  de  tous  les  deux ,  marchèrent 
tousjours  à  rencontre  de  leurs  ennemis,  comme  pour  les 
constraindre  à  combattre.  Mais  Françoys  qui  ne  clierchoient 
point  ce  que  les  Bourgongnons  désiroient  (c'estoit  de  com- 
battre à  pied),  ne  firent  riens  que  livrer  escarmuches  aux- 
dits  Bourgongnons  pour  les  amuser  tousjours  et  tenir  en 
travail,  afin  de  venir  à  leur  intention  :  c'estoit  que  ceux 
de  la  ville  vuydassent  dehors,  comme  il  leur  estoit  mandé, 
et  joints  avecques  Pothon  pussent  assaillir  la  grant  bas- 
tille, laquelle,  si  par  force  la  pouvoient  emporter,  ce  leur 
seroit  assez  exploit  pour  celluy  jour.  Mais  pour  monstrer 
toutesvoyes  que  en  eux  avoit  assez  hardement,  mainte 
belle  et  gaillarde  escarmuche  livrèrent  à  leurs  ennemis 
pour  les  cuider  faire  désemparer.  En  quoy  archers  et 
hommes  d'armes  acquirent  du  los  beaucoup ,  entre  les 
autres  le  comte  de  Vendosme  avecques  foison  de  bonnes 
gens  s'y  essaya  une  fois,  cuydant  rompre  dedans  eux  et  fut 
rebouté  jusques  en  dedans  ses  barres,  bien  estroit,  sans 
que  nulle  des  deux  batailles  toutesvoyes  se  désemparast, 
car  toutes  deux  se  tenoient  sur  leur  garde  l'une  contre 
l'autre  et  marchandoient  toutes  deux.  Mais  ce  qui  venoitau 
contraire  aux  Bourgongnons,  et  à  quoy  Françoys  béoyent, 
c'estoit  que  en  la  rumeur  de  ces  drues  et  aigres  escarmu- 
ches qui  se  faisoient  entre  les  deux  parties,  ceux  de  la  ville, 
avec  le  secours  qui  leur  estoit  venu,  [s'adressèrent]  à  la  bas- 
tille où  estoient  messire  Jacques  do  Brimeu  et  le  seigneur 


100  CIIROÎMQtiE 

de  Créquy  ;  et  là  atout  eschelles  et  autres  abillemeus  '  et 
engins  livrèrent  tout  mortel  assaut  à  ceux  qui  estoient 
dedans.  Dont  pour  la  première  fois  oncques  ceux  de  la  ba- 
taille des  Bourgongnons  ne  s'en  perçurent,  tant  estoient 
arrière  ;  mais  de  celle  première  envahye  ne  leur  portèrent 
nul  grief,  ains  furent  très-rudement  reboutés,  mais,  ceux 
de  la  ville  ayans  l'oeil  sur  les  assaillans  et  voyans  qu'il  y 
convenoit  un  plus  grant  effort,  tantost  Guillaume  de 
Flavy  mesmes  partit  dehors,  et  menant  toutes  nouvelles 
gens  avecques  luy ,  se  reprist  au  second  assaut  là  où 
l'envahir  et  le  monter  contre-mont  estoit  terrible  à  entre- 
prendre et  mortel  durement  à  tous  lez.  Sy  scet  Dieu  com- 
ment ces  vaillans  chevaliers  de  Brimeu  s'efforcèrent  en 
toutes  leurs  vertus  et  vigueur  à  sauver  leur  honneur  de 
celluy  jour  et  comment  le  noble  chevalier  de  Créquy  en 
qui  nature  avoit  mis  cœur  de  hardement  autant  qu'il  en 
pouvoit  en  homme ,  se  travailloit  aussi  à  garder  et  deffen- 
dre  la  querelle  de  son  maistre  et  soy  non  trouver  vaincu, 
et  comment  plusieurs  autres  vaillans  hommes  de  leur 
compagnie,  en  deffendant  leur  vie  et  leur  corps,  s'expo- 
sèrent à  divers  périls  de  la  mort  valeureusement  aussi,  pour 
demourer  vainqueurs.  Certes  moult  estoit  espouventable 
chose  et  hideuse  à  voir  assaillans  et  deffendans  contendre 
en  la  mort  l'un  de  l'autre  par  toutes  manières  d'engins 
et  de  bâtons',  là  où  il  besoingnoit  bien  que  les  mains  et 
bras  qui  ruèrent  coups  et  les  corps  qui  les  recevoient 
eussent  esté  de  fer  ou  d'acier  pour  non  estre  si  tostlas  ou 
affolés  ;  car  ne  souffisoit  pas  à  y  monstrer  force  et  harde- 
ment connus,  mais  vertu  et  vigueur  redoublée  par  dix  fois 


•  Abillemens,  instruments,  outils. 

*  Bâtons,  toute  espèce  d'armes. 


DE  CHASTELLAIN.  101 

l'une  sur  l'autre.  Tant  toutesfois  se  portèrent  bien  Bour- 
gongnons  encore  ceste  seconde  fois  que  Françoys  n'y 
eurent  riens  d'acquest  et  que  las  et  travailliés  se  retirèrent 
arrière  certes,  quand  Potton  partant  de  la  forest  là  oii  il 
s'estoit  caché,  vint  joindre  emprès  Guillaume  de  Flavy,  et 
remettant  en  œuvre  ses  gens  qui  estoient  frais,  recommença 
le  tiers  assaut  plus  aspre  et  plus  cruel  que  n'avoit  esté 
tout  le  jour.  Et  là  atout  eschelles,  en  telle  multitude  de 
gens  qu'ils  estoient,  abandonnans  leurs  corps  et  vies  à 
l'aventure,  courageusement  montèrent  dedans;  dont  les 
deffendeurs  non  secourus  de  nulluy  et  las  et  travailliés 
d'avoir  soustenu  un  si  long  et  si  dur  effort,  vaincus  et 
recrans  furent  tués  en  grant  quantité,  jusques  au  nombre 
de  huit-vingt,  et  les  autres  des  plus  grans  sauvés  de 
mort  et  détenus  prisonniers.  Sy  furent  trouvés  entre  les 
morts  beaucoup  de  gens  de  bien,  dont  ce  fut  grant  pitié  '  : 
le  seigneur  de  Linières,  chevalier,  Archenbault  de  Bri- 
meu,  Guillaume  de  Poix,  Druet  de  Sains,  Lyonnet  de  Ton- 
teville  ",  et  plusieurs  autres  nobles  hommes  ,  dont  la 
plainte  fut  grande  après  ;  mais  telles  sont  les  aventures 
de  la  guerre  et  les  attentes,  qui  au  faible  et  au  fort  pen- 
dent au  nez,  ne  savent  quant,  ne  comment. 

Sy  pourroient  demander  aucuns  pourquoy  le  comte  de 
Ligny  et  les  autres  contes  angles  ne  donnèrent  secours 
à  ces  nobles  chevaliers  de  la  bastille  à  qui  on  fit  tel  effort, 
entendu  que,  le  soir  devant,  leur  avoient  promis  confort 
et  de  les  délivrer  du  péril,  ou  mesmes  mourir  avecques 
eux,  car  ne  sembleroit  pas  vray semblable  que  tels  haulx 
seigneurs  qu'ils  estoient,  voulsissent  mentir,  ny  faillir  leur 


*  Var.  grant  perte  (man.  d'Arras). 

*  Conteville  dans  Monstrelet.  Peut-^tre  Tintcville. 


102  CHRONIQUE 

mot,  encore  en  tel  cas  à  telles  gens,  que  ce  ne  fust  grande- 
ment à  leur  blasme.  Response  se  peut  icj  donner  double 
comme  je  trouve  :  l'une  sy  est  que  eux  estans  en  bataille 
devant  leurs  ennemis,  estoient  si  arrière  de  la  bastille  que 
nullement  ne  la  pouvoient  voir  à  l'œil,  et  par  la  cryée  et 
rumeur  qui  estoit  entre  les  escarmucbans  estoient  tellement 
estonnés  que,  de  coup  de  canon,  ne  de  clameur  qui  pust 
partir  des  assaillis,  ils  n'en  pouvoient  riens  oyr  ;  l'autre 
que  le  comte  de  Ligny  confessa  bien  d'avoir  oy  le  grant 
bruyt  et  la  noyse  des  assaillis  et  ymagina  bien  que  dur 
pouvoient  avoir  affaire  ;  mais ,  soingneux  de  la  promesse 
qu'on  leur  avoit  faite,  mist  tantost  le  cas  en  termes  pour 
en  ouvrer  par  conseil  et  non  pas  de  sa  teste,  car  pensoit 
autretant  de  péril ,  et  trop  plus ,  en  la  bataille  qui  estoit 
là  devant  les  ennemis,  comme  il  faisoit  en  la  bastille, 
dont  il  congnoissoit  ceux  qui  estoient  dedens,  estre  cheva- 
liers de  cœur  et  gens  de  grant  fait  et  valeur,  et  non  par 
un  merveilleux  et  haut  effort  emportables,  lequel  il 
ne  cuidoit  pas  qu'ils  le  dussent  avoir  tel,  ne  si  fort,  ne 
pesant,  parce  qu'il  veoit  toute  l'entière  bataille  de  ses  enne- 
mis devant  luy ,  et  mesmes  ne  savoit  pas  que  Potton 
avoit  pourgetté  ceste  emprise  ;  et  pour  ce  visant  au  dan- 
gier  qui  pouvoit  escheoir  sur  eux  et  le  trouppeau  de  leur 
bataille  par  faire  séparation  aucune  '  de  l'un  l'autre  de- 
vant une  puissance  pleine  de  gens  expérimentés,  trouva 
en  son  conseil  estre  plus  expédient  de  non  soy  bouger  que 
d'envoyer  nulle  part  secours  ;  car  avoient  assez  à  entendre 
à  eux-mesmes,  nonobstant  que  l'espoir  leur  estoit  ferme 
d'y  recouvrer  assez  à  temps,  en  quoy  ils  furent  déçus,  car 
jà  estoient  et  morts  et  pris.  Et  sy  est  vray  que,  dès  le 
commencement  que  le  comte  de  Ligny  se  perçut  de 
l'affaire  que  avoient  ses  amis  de  la  bastille,  luy  qui  les 


DE  CHASTELLATN.  103 

aimoit  cordialement  et  estoit  loyal  et  ferme  en  ses  pro- 
messes, tout  aussitost,  du  premier  mouvement,  tout 
esfuryé  se  voult  partir  de  la  bataille  atout  ses  gens  ;  mais 
les  autres  comtes  angles  qui  là  estoient,  considérans  le 
dangier  qui  en  pouvoit  sortir  sur  eux  tous,  le  détinrent 
par  remonstrance  du  mescliief  qui  y  pendoit ,  et  là  après 
arguèrent  et  débattirent  les  points  allégués  et  par  les- 
quels il  demeura,  cuj^dant  mieux  faire  que  autrement. 

Par  la  manière  doncques  que  avez  oy,  fut  prise  la 
bastille  ;  et  n'en  savoient  riens  ceux  de  la  bataille ,  qui 
tout  au  long  du  jour  s'estoient  tenu  devant  les  Françoys 
et  les  avoient  fait  semondre  par  un  roy  d'armes  de  com- 
battre ;  à  quoy  u'avoient  voulu  donner  response,  Sy  en 
mouroient  d'ennuy  et  de  despit  Bourgongnons  et  Angles 
qui  ne  cherclioient  que  la  rencontre  et  le  cbappelis  ;  et  les 
autres  n'y  vouldrent  entendre  :  non  pas  que  je  die  que  ce 
fust  par  faute  de  cœur,  mais  par  constance  de  sens  m'ap- 
penseroye  mieux,  qui  ne  vouloient  point  mettre  en  dan- 
gier de  fortune  aveugle  ce  que  veoient  estre  clèrement  en 
leurs  mains  par  bonne  conduite;  et  avoient  aussi  tant 
vu  de  meschiefs  en  France,  et  tant  de  diverses  aventures 
tournées  sur  eux  par  livrer  bataille  à  leurs  ennemis  à 
pied,  que,  par  souvenance  d'icelles  peut-estre,  ils  difficul- 
toient  grandement  l'entreprendre.  Et  les  répute  à  plus 
sage  et  plus  bonnoré  de  non  avoir  combatu  leurs  ennemis 
à  leur  requeste  que  de  soy  y  estre  embatu  soubs  l'attente 
de  fortune. 

Or  commençoit  jour  à  faillir  et  conseilloit  la  nuyt  re- 
traite à  cbascun  ;  par  quoy  Francbois,  ayans  la  ville  au 
dos,  sainement  se  pouvoient  retirer  quant  vouloient;  et  de 
fait  se  retirèrent  dedans  trèstous  ;  et  menans  avec  eux 
leurs  prisonniers ,  les  deux  frères  de  Brimeu ,  le  seigneur 


i04  CHRONIQUE 

(le  Créqui,  messire  Waleran  de  Bonneval,  Ernoult  de 
Créqui ,  Colart  de  Béthencourt ,  Regnauld  de  Sains , 
Thierry  de  Masinglien,  L'Aigle  de  Rochefay,  le  bastard  de 
Renty  et  plusieurs  autres ,  s'allèrent  loger  et  ayser,  au 
mieux  que  possible  leur  estoit  pour  l'heure  d'alors,  des 
mesmes  biens  que  apportés  y  avoient;  car  si  n'eussent  esté 
iceux,  leur  recueillotte  eust  esté  povre  durement  et  de 
petite  joye  en  fait  de  manger. 

Sy  fut  faite  une  merveilleuse  grant  joye  en  la  ville 
quant  on  se  vit  à  délivré  d'une  si  longue  et  dure  destresse, 
en  quoy  on  avoit  esté  détenu  et  clos  jusques  au  déses- 
poir ;  et  firent  Franço3^s  celle  nuyt  joye  et  grant  chière 
l'un  avecques  l'autre  ;  et  louoient  Dieu  grandement  de 
leur  exploit  ;  car  ne  cuidoient  point  le  matin  que  le 
vespre  leur  devoit  rendre  si  bon,  ne  si  fructueux  '.  Et 
pourtant,  ayant  le  commencement  tel  et  si  grant,  leur 
sembloit  bien  que  le  remanant,  à  l'ayde  de  Dieu,  seroit 
mené  à  chief  à  leur  honneur.  Sy  se  conseillèrent  ensemble 
celluy  soir  pour  estre  le  matin  plus  avisés;  et  le  dé- 
voient bien  faire ,  car  avoient  les  ennemis  enflambés 
àyre  et  de  despit  devant  eux,  qui  n'avoient  guaires  esté 
appris  de  recevoir  tels  hurs,  auxquels,  si  se  veullent 
addonner  à  les  combattre,  comme  il  sera  conclu  de  les 
requérir  au  matin,  ils  ne  sont  pas  encore  à  chief  de  leur 
conqueste ,  ne  à  fin  de  leur  travail ,  car  dur  et  estroit  y 
fera  passer. 

»  Le  comte  de  Vendôme  avait  fait  vœu  de  fonder  à  Senlis  en  l'hon- 
neur de  Notre-Dame  de  la  Pierre,  un  office  perpétuel  qui  rappellerait, 
chaque  année,  le  jour  de  la  délivrance  de  Compiègne.  Il  remplit  sa 
promesse  par  des  lettres  du  20  décembre  1430  où  il  donne  à  l'église  de 
Senlis  une  rente  de  quatre  livres  tournois. 


Î)E  CHASÏELLAIN.  lOS 

CHAPITRE  XXXII. 

Comment  les  Bourgongnons  et  les  Englois  se  deslogièrent. 

François  doncques  ainsi  retraits  dedans  Compiègne, 
Bourgongnons  et  Englois  n'y  voyans  autre  remède 
aussi  que  de  eux  retrayre,  demourèrent  à  grant  malaise 
de  leur  telle  aventure  que  avoient  reçue,  et  souveraine- 
ment que  du  tout  du  long  d'un  jour  ils  n'avoient  jamais 
pu  mouvoir  leurs  ennemis  à  venir  à  bataille.  Sy  leur  en 
crevoit  le  cœur  d'ennuy  et  de  deuil,  car  leur  estoit  avis  que, 
s'ils  eussent  pu  parvenir  jusques  à  là,  les  choses  ne  fus- 
sent pas  demourées  au  point  où  elles  estoient,  mais  main- 
tenant leur  convenoit  faire  de  mal  jour  feste,  et  d'un 
contraire  accident  advenu  le  bon  et  prouffit,  le  mieux  que 
pouvoient,  combien  que  bien  dur  leur  estoit  et  bien  amer. 
Or  se  mirent  ensemble  les  comtes  et  tous  les  seigneurs  de 
l'ost,  premier  que  de  retraire  au  logis,  pour  aviser  sur 
ce  qui  seroit  à  faire  au  matin  ;  car  celle  nuyt  convenoit- 
il  souffrir;  et  n'estoit  pas  lionnorable,  ce  leur  sembloit,  ne 
besoing  aussi  de  s'en  tenir  à  tant.  Pourtant,  si  fortune 
leur  avoit  envoyé  cestuy  dur  commencement,  ains  pouvoit- 
il  avoir  du  recouvrer  assez ,  qui  le  voudroit  diligenter  et 
poursuyr,  ce  dirent  les  aucuns  ;  et  pourtant  faisoit-il 
bien  besoing  qu'on  avisast  sagement  à  tout  et  que  l'on 
entendît,  non  pas  tant  seulement  à  propre  honneur,  mais 
à  l'honneur  et  aux  grans  frais  du  prince  qui  par  tel  si  long 
temps  et  à  si  grant  coust  avoit  laboré  en  cecy  et  s'en 
estoit  mis  en  leurs  mains  du  tout  et  en  tout;  lequel,  quant 
il  entendroit  ceste  aventure  et  ces  nouvelles,  lui  seroient 
mortellement  amères  au  cœur,  et  à  bonne  cause.   Lons 


106  CHUONIQUE 

furent  diverses  paroles  levées ,  et  remuées  maintes  oppi- 
uions  qui  toutes  terminèrent  en  bon  accord  :  c'estoit  que 
ceste  nuit-là  chascun  se  retireroit  en  son  logis  et  couclie- 
roit  tout  armé,  et  ajEËn  que  nul  ne  se  pust  embler  par 
nuyt ,  par  manière  de  s'en  vouloir  aller,  que  l'on  mist 
très-bon  et  fort  guet  sur  les  ponts  et  ailleurs,  servant  aussi 
bien  contre  les  ennemis  que  pour  leurs  gens  propres  ;  et 
le  matin  tous  ensemble  viendroient  présenter  la  bataille 
devant  les  portes  de  la  ville  à  leurs  ennemis;  lesquels, 
pour  cause  que  un  grant  monde  estoient  là  dedans,  et 
les  vivres  bien  petits,  pensoient  que  ne  se  pouvoient  tenir 
reclos,  et  que  par  force  ils  seroient  constraints  de  vuyder 
dehors,  Sj  en  estoit  la  conclusion  bonne  et  l'imagination 
assez  apparante,  si  l'exécution  en  eust  esté  bien  entretenue, 
mais  nenny,  car  les  œuvres  du  matin  en  aucuns  n'estoient 
pas  du  mesmes  de  la  conclusion  du  soir,  comme  se  dira 
cy-après  :  et  pourtant  Bourgongnons  entamés  mainte- 
nant et  cuidant  recouvrer,  en  la  fiance  de  leur  pirise 
conclusion,  se  trouvèrent  plus  confus  que  devant,  par 
faute  mesme  de  leurs  propres  gens. 

Sur  ceste  conclusion  toutesvoyes  qui  dessus  est  dé- 
clarée, prirent  les  comtes  congé  l'un  de  l'autre,  et  pro- 
mettans  à  bien  faire  la  besongne  chascun  en  son  endroit, 
se  retrayrent  chascun  en  son  lieu,  les  comtes  angles  à 
Venette,  et  celluy  de  Ligny  à  Eoyaulieu,  là  où  il  fit 
establir  son  guet  tel  qu'il  y  appartenoit  et  comme  il  se 
fioit  que  le  comte  de  Hontiton  devoit  ordonner  le  sien 
pareillement  sur  le  pont,  affin  que  nuls  de  leurs  gens  par 
nuyt  ne  semblassent,  pour  l'effroy  du  jour  passé  ;  car 
craignoit  moult  fort  le  dit  de  Ligny  qu'ensy  n'en  adve- 
nist  et  que  par  icel  inconvénient  leur  blasme  et  meschief 
ne  crussent  au  double.  Et  pour  tant  avoit-il  requis  audit 


DE  CHASTELLAIN.  107 

de  Hontiton  qu'il  se  y  acquitast  bien  et  qu'il  en  prist  bon 
soing  ;  lequel  lui  promist  de  le  faire  ;  mais  de  l'exécuter,  je 
ne  parle  encore  jusques  en  son  lieu.  Or  qui  dolent  estoit 
et  courroucé?  C'estoit  ce  bon  chevalier,  le  comte  de  Ligny 
qui  fondoit  en  angoisse  de  son  aventure  du  jour  et  ne  re- 
songnoit  riens  tant  en  ce  cas,  que  le  desplaisir  de  son  mais- 
tre  le  duc  qui  le  porteroit  à  bien  dur.  Sy  s'avisa  hastive- 
ment  pour  lui  donner  à  congnoistre  ains  plus  tost  que  tard 
et  d'envoyer  devers  luy  affin  de  pouvoir  prendre  conseil 
et  avis  sur  le  remanant  ;  car  c'estoit  celluy  sur  qui  et  en 
quy  et  sur  qui  seul  toute  l'attente  gisoit  de  ceste  réparation 
et  de  la  recouvrance  de  tous  eux.  Et  de  fait  ordonna  ses 
lettres,  et  les  transmist  par  un  sien  serviteur  là  où  il  es- 
toit  encore ,  en  Brabant ,  en  ses  nouveaux  affès  '  comme 
duc  freschement  reçu  au  'pajs.  Dont,  comme  il  les  reçut, 
vous  orez  cy  après  parler  ;  mais  encore  présentement  il 
convient  continuer  la  matière  de  ceste  nuyt  et  du  pro- 
chain matin  ensuivant,  comment  les  besongnes  s'y  por- 
toient. 

Vray  est  que  la  prise  de  la  bastille  où  tant  de  gens  de 
bien  avoient  esté  tués,  avoit  donné  un  tel  effroy  en  de- 
dans le  courage  de  ces  gens  Bourgongnons  et  Anglois, 
que  riens  n'estoit  qui  les  pust  asseurer  après,  ne  qui  leur 
pust  donner  espoir  de  pouvoir  résister  à  l'encontre  de 
leurs  ennemis  pour  l'heure  d'alors,  jà-soit-ce  que  le  plus 
couvertement  que  pouvoient,  ils  celoient  leur  peur.  Mais 
ce  qu'ils  n'osoient  descouvrir  par  signe,  ils  le  monstroient 
par  fait,  et  le  plus  coyement  que  pouvoient  aucuns,  ils 
se  deslogoient  à  l'emblée  et  s'en  alloient  file  à  file  toute 
celle  nuyt,  chascun  là  où  il  cuidoit   son  mieux.    Entre 

'  A.^ês,  ornements,  honneurs,  clig'nités. 


108  CHRONIQUE 

lesquels  en  y  avoit  aucuns  qui  passèrent  le  pont,  lequel 
devoit  estre  gardé  encontre  telles  gens,  mais  par  la  faute 
qui  en  estoit  faite,  ne  trouvèrent  point  résistence  et  s'en 
allèrent  sans  congié.  Pareillement  et  beaucoup  des  gens  de 
Hontiton  semblèrent  aussi  en  celle  nuyt  et  s'en  retournè- 
rent vers  leurs  marches  en  leurs  garnisons.  Par  lesquels 
d'un  costé  et  d'autre,  l'ost  se  commençoit  fort  à  dimi- 
nuer, et  les  compagnies  à  affoiblir  beaucop,  et  tellement 
que,  qui  eust  voulu  entretenir  la  conclusion  du  vespre,  on 
se  fust  trouvé  au  matin  mal  prest  pour  furnir.  Sy  en  vin- 
rent les  nouvelles  au  comte  de  Ligny,  lequel  grevé  de 
mérancolye  en  son  premier  mal,  se  crucifia  maintenant  en 
desplaisir  et  en  double  passion,  car  n'estudioit  en  riens  et 
n'avoit  autre  espoir  que  le  matin,  sitost  que  le  jour  seroit 
beau,  à  l'ayde  de  Dieu  et  de  ses  gens,  il  pourroit  recouvrer 
double  honneur  et  restablir  tout  en  son  premier  point,  ou 
au  moins  vaillamment  soy  présenter  à  la  mort ,  premier 
que  champ  rendre  sans  coup  férir.  Mais  quant  se  vit  aban- 
donné maintenant  de  ses  gens  et  délinqui  de  ceux  en 
qui  se  fyoit,  tantost  entendist  bien  ce  que  fortune  luy 
avoit  préparé  d'ennuy  pour  commencement  certes  et  que 
elle  le  bouteroit  outre  jusques  à  fin  d'entière  douleur,  et 
que  mais  ne  falloit  avoir  espoir  en  faire  riens  de  bien, 
puisque  ceux  qui  soloient  donner  peur  à  autruy,  de 
leur  propre  effroy  maintenant  se  descourageoient  eux- 
mesmes.  Sy  en  maudist  le  trouppeau  et  quasi  toute  la  na- 
tion '  par  rage  de  dueil  qu'il  en  avoit. 


*  En  ce  qui  touelie  les  événements,  le  récit  de  Chastellain  et  celui  de 
Lefebvre-Saint-Remy  sont  conformes  ;  mais  Chastellain  se  montre  san.*; 
cesse  hostile  aux  Anglais  que  Monstrelet,  au  contraire,  ménage  avec 


DE  CHASTELLAIN.  i09 

CHAPITRE  XXXIII. 

Suite  de  la  mesme  matière. 

x\ffin  que  je  recouvre  à  mon  oubliance  et  que  je  ne 
soye  trouvé  tayseur  de  l'un  et  non  de  l'autre,  espéciale- 
ment  de  ce  qui  sert  à  entrée  de  matière,  vray  est  que,  le 
mercredi  propre  que  les  François  prirent  la  bastille  de- 
vant la  porte,  après  qu'ils  estoient  entrés  en  la  ville,  en- 
core de  bon  jour,  aucuns  d'eux  allèrent  hastivement  faire 
un  pont  sur  bateaux,  par  lequel  en  la  cliaulde  de  l'autre 
bastille  prise,  qui  donnoit  frayeur  à  leurs  ennemis,  ils 
passèrent  du  costé  deçà  et  vinrent  assaillir  une  petite 
bastille,  environ  de  quarante  combattans,  que  tenoient 
Genevois  et  aucuns  Portugalois,  dessoubs  un  capitaine 
nommé  Canart,  un  routier  boulegnois  ;  laquelle  par  ar- 
mes ils  prirent,  et  mirent  tout  à  mort,  excepté  ledit 
capitaine  à  qui  on  sauva  la  vie;  et  fut  fait  prisonnier. 
Laquelle  chose  venue  à  la  congnoissance  d'Aubelet  de 
Folleville  qui  en  tenoit  une  telle  aussi  en  un  autre  en- 
droit, et  considérant  que  Françoys  mettoient  tout  à  mort 
ce  qui  se  revengeoit,  et  que  fortune  estoit  pour  eux  à  tout 
lez  maintenant,  sans  attendre  assaut,  ne  eiïort  de  nulluy, 
à  coup  bouta  le  feu  en  sa  bastille , .  et  emportant  avec 
luy  ce  qui  estoit  portable,  s'ala  rendre  au  logis  des  An- 
gles, là  où  il  demoura  celle  nuyt,  non  pas  que  je  l'ac- 
cuse de  couardise  pour  tant,  mais  le  fist,  ce  pense-je  bien, 
par  sens  et  pour  plus  grant  bien ,  pour  sauver  la  vie  de 
luy  et  de  ses  compagnons,  dont  il  avoit  vu  bel  exemple  et 
comme  Françoys  labouroient  en  cest  endroit  sur  ces  pe- 
tites bastilles.  A  l'autre  lez,  sur  le  droit  pont  de  la  ville, 


ilO  CHROiMOUE 

tout  en  une  mesme  heure,  ils  assailloient  la  grant  bastille 
du  pont,  là  où  messire  Baudo  estoit  dedans;  mais  tant 
la  trouvèrent  forte  et  bien  garnie  de  vaillans  gens  et  d'en- 
gins que  pour  néant  s'y  assayoient  et  que  reboutés  et  con- 
fus il  leur  convenoit  rentrer  en  la  ville  sans  plus  d'exploit 
faire  ce  jour;  et  aussy  la  nuyt  vint  sur  mains ,  par  quoy 
l'heure  ne  le  donnoit  point.  Or  passèrent  celle  nuyt 
Françoys  à  joye,  peut-on  penser;  et  Bourgongnons  à  dur 
ennuy  et  doleur.  Mais  comment  que  leur  fortune  estoient 
de  diverse  qualité,  la  nuyt  toutesvoyes  passa  également  en 
une  mesure  pour  tous  les  deux,  et  se  rendi  le  jour  en  un 
point  qui  resclarcist  les  deux  parties  en  un  avantage. 
Lequel ,  quant  le  conte  de  Ligny  l'aperçut,  tantost  se  dis- 
posa à  ce  qui  lui  sembloit  convenable  à  faire  ;  car  au  regard 
de  présenter  la  bataille  maintenant,  quant  ses  gens  et 
l'autruy  se  en  estoient  allés,  ne  sembloit  point  utilité.  Et 
pour  tant,  ad  visant  d'autre  manière  de  faire,  la  plus  hon- 
neste  que  on  pourroit,  en  monstrant  barbe  et  visage  non 
esbahy,  délibéra  à  remparer  arrière  les  bastilles  qui 
avoient  esté  prises  le  jour  devant  et  de  les  garnir  tel- 
lement de  gens  et  d'engins  que  luy-mesmes  avecques 
eux  boutés  dedans,  attendroit  là  la  venue  du  duc  son 
maistre,  lequel  il  avoit  mandé  à  toute  haste  de  venir. 
Et-  de  fait  avecq  l'intention  qu'il  avoit  telle  ,  tantost 
avecques  le  commencement  du  jour  il  s'assaya  à  le  met- 
tre à  effet  et  à  faire  ouvrer  et  ordonner  de  ses  gens 
tels  et  tels,  pour  y  estre  dedans.  Sy  porta  ainsi  l'aventure, 
que,  en  entendant  à  ces  besongnes  qui  moult  luy  tou- 
choient  à  cœur,  lui  vinrent  nouvelles  que  les  deux  comtes 
angles  s'en  vouloient  aller,  disans  que  leur  payement 
estoit  failly,  passé  avoit  huit  jours,  et  que  sans  argent  ne 
demouroient  plus.  Par  quoy  celluj'  de  Ligny  soy  voyant 


DE  CHASTELLAIN.  iH 

multiplier  en  adversités  l'une  après  l'autre  etdolant  le  plus 
que  fût  oncques,  tout  en  haste  monta  à  cheval  et  s'en  alla 
devers  les  comtes  angles,  lesquels  il  trouva  assez  disposés 
à  partir,  tout  ainsi  qu'on  lui  avoit  rapporté.  Sy  leurrequist 
de  encore  demourer  quelque  peu  d'espace  tant  que  on  pust 
estre  revenu  au  moins  de  devers  son  maistre  le  duc,  là  où 
il  avoit  jà  envoyé.  Mais  sa  prière  faisoit  en  vain,  car  ja- 
mais ne  les  put  traire  à  cest  accord,  car  vouloient  par- 
tir, et  le  conclurent  ainsi. 

Quant  ce  conte  de  Ligny  vit  ce  et  que  par  prière,  ne  par 
nulle  remonstrance  touchant  honneur  il  ne  pouvoit  détenir 
ces  gens,  certes,  s'il  ne  crevoit  en  cœur,  il  n'en  pouvoit 
plus.  Mais  voyant  que  à  par  luy  il  ne  pouvoit  faire  un 
monde  seul  et  que  danser  lui  convenoit  pour  celle  heure  à 
la  note  des  autres,  tira  à  part  messire  Hue  de  Lannoy, 
un  bon  chevalier  qui  beaucoup  avoit  vu,  le  seigneur  de 
Saveuse,  messire  Daviot  de  Poix,  messire  Jehan  de  Fos- 
seux,  messire  Ferry  de  Mailly  et  plusieurs  autres  nobles 
hommes  de  son  hostel  et  de  sa  compagnie,  et  à  ceux-là  soy 
complaingnant  du  [sien]  malheur  et  de  eux  très-tous  avec 
luy,  leur  demanda  leur  avis  et  conseil  en  ceste  présente 
leur  malaventure,  [pour]  savoir  quelle  chose  on  pourroitou 
sauroit  faire,  quant  ces  gens-icy  Angles  vouloient  partir 
et  abandonner  tout,  car  le  partement  de  luy  en  sa  per- 
sonne ne  luy  gréoit  nullement,  ains  luy  estoit  aussi  dur  et 
aussi  amer  que  la  mort,  et  pour  tant  de  tout  son  honneur 
et  le  leur  propre  il  s'en  mist  en  leurs  mains  et  s'en  atten- 
doit  à  eux.  Quant  ces  bons  seigneurs  qui  sages  chevaliers 
estoient,  avoient  oy  le  cas  de  leur  maistre  le  comte,  ce  que 
oux-mesmes  veoient  à  l'œil  comment  il  en  estoit,  et  le 
meschief  qu'il  y  avoit,  et  n'en  estoient  riens  moins  en 
amère  douleur  que  luy,  car  à  eux  il  touchoit  aussi  bien  que 


H2  CHRONIQUE 

à  autrui ,  luy  respondirent  que  en  luy  n'estoit  pas  de 
transmuer  les  vouloirs  des  gens  et  que  chascun  pouvoit 
faire  de  son  honneur  ce  qu'il  luy  plaisoit  ;  mais  puisque 
les  comtes  angles  estoient  de  volenté  de  partir,  qui  avoient 
la  plus  grant  compagnie  de  l'ost  pour  celle  heure  alors  à 
eux,  et  que  luy  n'estoit  puissant  assez  de  luy-mesmes 
pour  là  [attendre]  le  secours  du  duc  leur  maistre  qui  ne 
pourroit  venir,  qu'il  n'y  eust  bien  huit  jours  ou  plus,  il 
leur  sembloit  que  le  demeurer  sur  le  lieu  lui  estoit  fort 
dangereux  et  plus  apparent  de  grant  mal  que  de  nulle 
utilité.  Par  quoy,  puisque  les  autres  partir  vouloient,  et 
que  prière,  ne  promesse  ne  les  en  pouvoit  destourner,  il 
sembloit  plus  convenable,  comme  envis  que  on  le  fist, 
toutesvoyes  de  partir  avecques  eux  que  de  faire  sépara- 
tion, car  autrement  sembleroit  qu'il  y  eust  maltalent  et 
division,  de  quoy  après  indignation  se  pourroit  engendrer 
entre  amis  qui  tous  les  jours  avoient  à  faire  l'un  de 
l'autre.  Sy  escouta  le  comte  leur  response  et  ymagina  bien 
que  vray  disoient,  mais  bien  dur  lui  estoit  que  à  celle 
vérité  luy  convenoit  obéir,  ne  qu'il  luy  failloit  ployer  son 
courage  là  où  sa  nature  restivoit  à  l'encontre.  Croyant 
toutesfois  conseil,  se  délibéra  à  faire  leur  avis  et  de  par- 
tir avecques  les  comtes  angles.  Et  de  fait  partirent  en- 
samble  ce  jeudy  matin,  et  prirent  leur  chemin  droit  à 
Noyon  ;  mais  avant  qu'ils  partissent,  mandèrent  à  messire 
Baudo  qu'il  boutast  le  feu  dedans  sa  bastille  et  qu'il  s'en 
venist.  Lequel,  comme  vaillant  chevalier,  ne  le  fit  pour- 
tant si  tost,  mais  se  souffry  battre  tout  celluy  jour  de  tous 
les  gros  engins  de  la  ville  qui  furent  dressés  devant  luy, 
et  par  lesquels  on  luy  livra  un  très-gros  et  mortel  assaut, 
et  duquel  ne  se  desmeut  toutesvoyes,  car  estoit  fier  et 
vaillant  chevalier  oultre-mesure,  et  non  moins  ceux  qui 


DE  CHASTELLAIN.  H3 

estoient  avec  luj  grant  nombre  ;  et  sy  estoit  leur  lieu  fort 
à  merveilles  et  bien  pourvu  de  tout  ;  par  quoy  n'avoient 
garde,  ce  leur  sembloit,  pour  l'assaut  d'un  jour.  Mais 
celluy  passé,  quant  ce  vint  sur  le  vespre  assez  tard,  firent 
comme  on  leur  avoit  mandé  et  boutèrent  le  feu  dedans  ;  et 
laissant  beaucop  de  gros  engins  à  l'abandon,  se  sauvèrent 
le  plus  tost  qu'ils  porent  et  se  retrayrent  au  Pont-l'Éves- 
que,  celle  nuyt-là ,  où  ils  trouvèrent  les  contes  angles, 
ensemble  cely  de  Ligny  et  les  autres  seigneurs  et  capi- 
taines à  très-mate  et  très-povre  cliière,  et  non  pas  sans 
cause,  car  avoient  employé  un  grant  temps,  ce  leur  sem- 
bloit, en  rien  faire,  et  despendu  une  mer  d'avoir  sans 
profit  et  fait  grant  levée  sans  peu  d'exploit,  et  confu- 
sément laissié  et  abandonné  leurs  biens,  qui  valoient  un 
grant  trésor,  et  dont  la  perte  en  tourneroit  au  maistre  en 
double  desplaisir.  Sy  leur  en  devoit  faire  le  cœur  mal,  et 
la  cause  y  estoit  bien. 

Mais  à  revenir  le  matin,  quant  les  trois  comtes  s'estoient 
deslogés  d'un  commun  accord  et  avoient  pris  chemins 
de  département  pour  eux  en  aller,  sachez  que  Françoys, 
ce  voyans ,  saillirent  hors  en  bonne  puissance ,  et  venans 
tout  droit  au  pont  que  leurs  ennemis  avoient  fait  au  tra- 
vers de  la  rivière,  tantost  le  ruèrent  en  l'eaue,  voyans 
encore  Angles  et  Bourgongnons  à  leurs  yeux,  qui  n'y 
misrent  jamais  deffense,  mais  tout  aussi  tost,  crians  après 
eux  et  les  gaudissans  ',  allèrent  fourager  leur  logis  de 
Réaulieu,  là  où  ils  trouvèrent  biens  et  vivres  en  abon- 
dance, dont  ils  firent  grosse  feste,  car  leur  venoient  bien  à 
point.  Sy  en  furent  tous  resaisiés  et  refaits,  parce  que  se 


*  Les  gaudissans,  les  poursuivant  de  leurs  clameurs,  de  leurs  cris  de 
triomphe. 


114  CHRONIQUE 

voyoient  estre  à  délivré  nettement  de  leurs  ennemis  et  re- 
mis en  leur  franchise  première  dont  longuement  avoient 
esté  privés.  Sy  ne  craignoient  plus  riens,  puisque  le 
pont  estoit  rompu  et  que  leurs  ennemis  s'en  alloient  tous- 
jours  devant  eux.  Et  pourtant  seretrayrent  arrière  en 
leur  ville  et  sy  reprirent,  comme  j'ay  dit,  la  bastille  de 
messire  Baudo,  qui  la  tint  jusques  au  vespre,  et  puis 
s'en  alla  ;  mais  comme  Françoys  et  Bourgongnons  main- 
tinrent depuis  ce  deslogement  et  quel  part  ils  s'en  allè- 
rent, sy  est  bon  à  savoir.  Et  vray  est  que  les  Bourgongnons 
et  Angles  s'entretindrent  ensamble  au  Pont-l'Evesque  de- 
puis le  jeudi  jusques  au  samedi  matin.  Lequel  temps 
durant,  Françoys  ne  s'estoient  oncques  guaires  voulu 
eslongier  de  leur  ville,  parce  que  ne  savoient  l'entreprise 
de  leurs  ennemis  si  près  de  eux  encore.  Dont,  quant  ce 
vint  le  samedi  matin,  d'un  commun  assentiment  se  par- 
tirent du  Pont-l'Évesque  et  s'en  allèrent  logier  à  Roye.  La- 
quelle chose  venue  à  la  congnoissance  des  Françoys,  tan- 
tost  firent  reédiffier  leur  pont  qui  n'estoit  que  à  demi 
rompu  au  lez  de  devers  Venette,  et  par-dessus  celluy,  si 
tost  qu'il  estoit  refaict,  partirent  dehors  en  grant  effort 
de  gens,  et  estandart  desployé  au  vent,  entrèrent  es  mar- 
ches qu'avoient  tenues  leurs  ennemis  et  mises  en  leurs 
subjections.  Et  courans  çà  et  là  par  diverses  sortes  et 
compagnies,  comme  voyans  tout  à  eux  et  non  doubtans 
nuUuy,  tout  ce  que  trouvèrent  de  gens  mirent  à  l'espée  et 
n'espargnèrent  de  mort  nuUuy.  Et  avec  ce,  non  contens 
de  la  mort  et  tribulation  des  hommes,  toutes  villes,  mai- 
sons et  beaux  édifices  mirent  en  feu  et  flamme  ;  et  se  dé- 
litoient  en  toutes  crudelités  et  austères  afflictions  du  povre 
peuple,  dont  la  voix  s'espardoit  et  couroit  telle  devant 
eux  que,  comme  les  nations  de  toute  Orient  se  humilièrent 


DE  CHASTELLAIN.  H5 

jadis  en  la  famé'  du  tyran  Holoferne  et  se  vinrent  rendre 
à  luy,  ainsi  tous  les  finages'  de  là  autour,  de  la  peur  et 
de  la  crudelité  que  n'osoient  attendre,  ne  voir,  s'enfuyrent 
non  eux  confians  les  aucuns  en  rendre  leurs  corps  et 
leurs  biens  en  leur  ^ercy  tant  seulement  ,  de  peur 
qu'en  eux,  comme  ils  doubtoient,  n'eust  miséricorde,  ne 
pitié,  ne  humanité  nulle  ;  jà-soit-ce  que  aucuns  autres, 
prévoj^ans  de  loings  ce  qui  leur  pouvoit  advenir,  se  vinrent 
rendre  à  eux  pour  eux  rompre  leur  cruauté  par  douceur 
et  par  obéissance,  ausquels  il  prist  bien  toutesfois.  Sy 
firent  tellement  que  en  très-briefs  jours,  ils  eurent  en 
leur  obéissance  toutes  les  places  cy-après  nommées,  as- 
savoir: Resons-sur-le-Mas,  Gournay-sur-Aronde ,  Remy, 
Pont-Sainte-Maxence,  Longueil-Sainte-Marie,  la  ville  et  le 
chastel  de  Bretbeuil,  le  chastel  de  Guermeny,  La  Bois- 
sière,  le  chastel  de  Dive,  Laigny-les-Chastigniers,  la 
tour  de  Vendeuil  et  plusieurs  autres.  Dont  les  pays  voi- 
sins furent  tellement  battus  et  calamités  après,  par  espé- 
cial  ceux  qui  tenoient  le  party  contre  eux,  que  nulle  riens 
n'estoit  plus  espovantable,  ne  plus  felle  que  de  cheoir  en 
leurs  mains.  Et  cryoit  tout  le  monde  vengeance  à  Dieu 
encontre  le  ciel  de  leur  crudèle  persécution  si  amère.  Et 
jà-soit-ce  que  je  dévoie  encore  continuer  ceste  matière 
et  venir  cheoir  jusques  aux  contraires  nouvelles  que  le 
duc  aura  reçues  de  son  cousin  le  comte  de  Ligny,  avec 
les  autres  conséquences  bien  grandes  qui  en  dépendent, 
toutesvoyes,  pour  satisfaire  aussi  aux  autres  matières 
opportunes  en  leur  lieu  et  temps,  qui  grandes  sont  et  de 
grant  intérest  à  aucuns  bien  nobles  et  vaillans  chevaliers. 


'  Famé,  renommée. 

'  Finagex,  contrées  voisines. 


116  CHRONIQUE 

il  me  convient  taire  de  ceste  guerre  au  bout  de  deçà  devers 
France,  et  entrelaschier  une  autre  vers  un  autre  bout, 
endontre  Liégeois,  dont,  devisant  du  logis  de  devant 
Compiègne ,  je  fis  sans  plus  l'ouverture  et  le  titre  de  la 
guerre,  sans  rien  avoir  déduyt  dq|)uis  de  la  condition  et 
manière  comment  elle  a  esté  maintenue,  ne  comment  les 
nobles  et  vaillans  chevaliers  qui  y  ont  esté  transmis,  se  sont 
conduits  et  portés.  Par  quoy,  désirant  non  taire,  mais 
essourdre  et  publyer  la  gloire  de  cliascun  en  sa  qualité  et 
ramener  à  mémoire  perpétuelle  ce  qui  clieoir  et  périr 
pourroit  avecques  les  mourans,  si  relevé  n'estoit  et  mis 
par  escript,  semons  me  treuve  d'honneur  en  cestui  endroit 
et  de  raison  que  à  mon  pouvoir  et  selon  ce  que  j'en  puis 
avoir  appris,  je  récite  un  peu  la  nature  et  condition 
de  ceste  guerre  liégeoise  que  le  seigneur  de  Croy,  comme 
chief,  en  nom  de  son  maistre,  avecques  plusieurs  haulx 
et  nobles  barons  a  menée  et  conduite  valereusement  à 
grande  gloire,  nonobstant  la  très-furieuse  et  redoubtable 
nature  de  la  nation  à  qui  il  avoit  à  faire,  qui  en  autres 
livres  devant  moy  est  assez  escripte'. 

CHAPITRE  XXXIV. 

Comment  les  Liégeois  firent  une  furieuse  envahie  dans  la  conté  de 
Namur,  et  comment  ils  furent  reboutés  par  le  seigneur  de  Croy. 


•  Ce  chapitre  manque  dans  les  manuscrits  d'Arras  et  de  Florence. 
Nous  y  suppléerons  en  insérant  ici  la  relation  que  nous  fournit  la 
chronique  inédite  de  La  Haye  : 

<i  En  ce  mesme  an,  et  durant  le  siège  de  Compiengne,  ee  rebellèrent 
Liégeois,  et  se  boutèrent  hors  àbanières  desployées  plus  de  cent  mille 


DE  CHASTELLAIN.  117 


CHAPITRE  XXXV. 


Comment  les  Françoys  assiégèrent  le  cbastel  de  Clermont. 

Il  est  sceu  que,  eu  deslogeant  de  devant  Compiègne,  les 
comtes  angles  et  celuy  de  Liguy,  partans  du  Pont-l'Éves- 
que,  prirent  leur  chemin  à  Roye,  et  de  là  chascun  au  lieu 
de  son  habitation,  et  comment  les  Françoys  advertis  de 


hommes  de  communes,  quy  voldrent  destruire  Namur  et  Haynnau,  et 
de  fait  ils  abbatirent  la  ville  de  Poillevacque,  où  estoit  garnison  de  par 
le  duc.  Monseigneur  de  Croy  estoit  en  garnison  à  Namur,  qui  grand 
guerreleur  faisoit,  debrïileretd'occliir,  auquelles  Liégeois  firent  morir 
deux  de  ses  nepveux.  Liégeois  asségièrent  Bouvines,  et  assaillirent 
ung  bolewerc  deseure  la  ville,  par  lequel  ceux  de  Bouvines  estoient 
gardés  et  dont  ils  batoient  mervilleusement  d'artillerie  dedens  Dinant. 
Ils  firent  en  laditte  ville  de  Dinant  ung  chat,  où  bien  avoit  dix  paires 
de  roes,  et  povoit  porter  bien  deux  cens  hommes  à  tout  couvert,  et  y 
avoit  ung  pont-levis,  lequel  ils  contendoient  de  avaler  sur  ledit  bole- 
werc de  Bouvinnes,  tant  estoit  hault.  Saudra  de  Soyes,  le  cappitaine 
dudit  bolewerc  commis  par  le  duc  Philippe,  avoit  là  dedans  fagos, 
pouldre  de  canon  et  deux  tonneaux  d'oille.  Quant  lesdis  Liégeois  appro- 
chièrent  leur  chat,  il  y  avoit  ung  mervilleux  assault,  car  au-dehors 
estoient  plus  de  deux  mille  arbalestriers  tirans  audit  bolewerc,  et  de- 
dens aussy  avoit  arbalestriers  et  canonnicrs  tirant  à  grand  force,  tandis 
qu'ils  amenoientleur  chat.  Ceux  qtiy  estoient  dedens,  le  boutoient  de- 
vant eux,  car  bien  envis  se  mouvoit  pour  tant  qu'ils  avoient  oublié  à 
oindre  les  roes,  et  qui  n'cuist  point  fait  de  cry,  ne  sonné  les  trompettes, 
on  euist  bien  ouy  le  chat  braire  à  Dinant.  A  chascun  cartier  de  la  ville 
de  Bouvines  avoit  une  grosse  tour,  desquelles  on  gettoit  de  chascune 
ung  canon  plus  gros  d'une  teste,  et  estoient  lesdis  canons  aflFustés  pour 
jetter  en  croix  devant  la  porte  dudit  bolewerc,  qui  tuoient  communes 
par  mons  et  rompoient  audit  chat  les  costés.  Quand  ils  vindrent  au 
dessus  du  fossé  dudit  bolewerc,  et  qu'ils  orent  avalé  leur  pont  pour 
entrer  dedens,  lors  jettèrent  ceux  de  dedens  les  fagots,  tous  espris  do 
fu,  plains  d'olle  et  de  pouldre  de  canon.  Sy  fut  ledit  chat  tout-ùcop  en 
flame  comme  ung  pau  destoupc,  et  ne  porent  oncques  saillir  sytost 
dehors  que  moult  n'en  y  demourast  de  brûlés  et  mors.  A  ceste  heure, 
avoit  une  tour  au  delà  do  la  Meuse  quy  ceurt  joingnant  les  maisons  do 
la  ville  de  Bouvinnes,  quy  moult  fort  cuvrioit  la  ville  et  ledit  bolewerc , 
Ton.   II.  8 


H8  CHRONIQUE 

ce,  taiitost  après  entrèrent  es  marches  et  frontières  de  Pi- 
cardie, usans  en  icelles  de  toutes  les  plus  cruelles  et 
mortelles  manières  de  faire  dont  se  pouvoient  aviser, 
par  revenge  de  la  longue  destresse  et  povreté  que  Bour- 
gongnons  avoient  fait  souffrir  à  ceux  de  Compiègne. 
Prirent  maisons  et  cliasteaux,  et  ce  que  ne  essillèrent  ' 
par  feu  et  par  glayves,  ce  appliquèrent-ils  et  submirent  à 
leur  obéissance  ou  par  assaut  ou  par  légers  sièges.  Mais, 
pour  ce  que,  entre  les  autres  places  des  marches  de  là  en- 
tour,  Clermont  en  Beauvoisis  estoit  celle  qui  plus  leur 
contrarioit  et  qui  estoit  de  plus  grant  résistence  et  plus 
difficile  à  conquérir,  pour  ce  en  la  contendance  sur  icelle 
il  y  convenoit  bien  un  grant  effort,  ce  leur  sembloit,  souve- 
rainement pour  le  chasteau,  car  la  ville  n'estoit  pas  forte, 
et  sy  estoient  aucuns  des  bourgois  d'icelle  venus  enl'ost  des 
Françoys  les  induire  et  requérir  de  venir  mettre  le  siège 
devant  ledit  chasteau,  leur  offrant  paisible  ouverture  et 
joyeuse  réception  de  leur  bourg,  si  leur  y  plaisoit  à  venir. 
Sy  est  vray  que  le  mareschal  de  Bousac,  chevalier  moult 
dur  ennemi  à  ses  contraires  et  homme  de  grant  labeur, 
ayant  oï  la  présentation  desdits  bourgeois,  avec  ce  que  le 
cœur  lui  estoit  bien  celle  part,  mist  ensembles  la  pluspart 
presque  de  ceux  qui  avoient  esté  à  la  délivrance,  et  joyeux 


car  ils  gettoieut  de  canons  et  tiroient  d'arbalestres  et  de  frondes  dedens 
Bouvines,  car  il  n'y  avoit  distance  que  la  rivière,  ettouttes  les  fois  que 
ceux  de  Dinant  ont  paix  à  Bouvines,  on  leur  fait  abatre,  mais  tantost 
qu'ils  ont  guerre,  ils  reboutent  laditte  tour  à  mont,  et  l'appellent  Lié- 
geois, Montorgeul.  Quand  ils  virent  qu'ils  ne  poroient  avoir  Bouvines,  ils 
requirent  la  paix  :  sey  fu  l'accord  trouvé.  » 

Quelques  années  plus  tard,  lorsque  le  dauphin  (depuis  Louis  XI) 
assiégea  la  bastille  de  Dieppe,  il  fit  faire  à  Amiens  un  chat  pareil  à. 
celui  dont  les  Liégeois  s'étaient  servis  pour  attaquer  Bouvignes.  Le 
succès  fut  complet. 

'  Essillèrent,  ravagèrent. 


DE  CHASTELLAIN.  119 

de  l'avantage  qui  lui  avoit  esté  offert,  garny  et  bien  estoffé 
de  ce  qui  faut  à  mettre  siég-e,  les  mena  en  la  ville  de 
Clermont  pour  asségier  le  chasteau  auquel  estoit  comme 
capitaine  un  vaillant  chevalier  et  homme  de  g-rant  vertu, 
le  seig'ueur  de  Crèvecœur,  et  avecques  luy  Jehan  de  Crè- 
vecœur  son  frère,  Jehan  de  Basentin  et  le  bastard  de  La- 
nion,  cinquante  combattans  tous  mis  ensemble  au  plus. 
Quant  donques  celuy  de  Bousac,  mareschal  de  France,  se  vit 
arrivé  et  log"é  devant  le  chasteau  qui  estoit  bel  et  fort,  et 
estoit  de  l'appartenance  et  vray  héritage  au  duc  de  Bour- 
bon, du  party  françoys,  fit  semondre  ledit  de  Crèvecœur, 
de  par  le  roy  des  Frans,  le  roy  Charles,  qu'il  rendist 
la  place  et  l'héritage  de  son  cousin  le  duc  de  Bourbon,  ou 
autrement  on  mettroit  le  siège  devant  luy  et  n'en  parti- 
roit-on  jamais  que  on  ne  l'eust  par  force,  h  son  très- 
grand  ennuy.  Lesquelles  choses  oyes  du  seigneur  de  Crè- 
vecœur, qui  guères  n'estoit  estonné  de  menaces,  ains  osoit 
bien  attendre  les  faits  des  menaçans,  respondi  plainement  : 
que  de  sa  semonce  n  avoit-il  que  faire,  ni  de  ceux  en  qui 
nom  il  requéroit  obéissance;  mais  un  seul  prince  il  cog- 
noissoit,  dont  il  maintenoit  le  party,  à  qui  il  estoit  ser- 
viteur ;  à  celuy  seul  il  portoit  foy,  loyauté  et  cremeur,  et 
à  celuy  devoit  et  vouloit  obéir,  par  quoy  ne  craignoit 
riens,  ne  n'amiroit  l'effort  de  celly  de  Bousac,  que  comme 
mareschal  de  France,  en  nom  de  son  maistre,  pouvoit  faire 
sur  luy.  Il  estoit  en  bonne  place,  laquelle,  à  l'aide  de  Dieu, 
il  garderoit  bien.  Et  au  parler,  quant  ce  viendra  au  grand 
destroit ,  il  avoit  si  bon  maistre,  ce  disoit,  et  si  puissant 
que  son  secours  lui  seroit  de  grand  fruit,  et  à  eux  de  trop 
grand  poix,  car  ne  l'oseroient  attendre.  Sy  est  bien  séant 
de  savoir  que  ce  seigneur  de  Crèvecœur  estoit  un  très- 
.sage  et  vaillant  chevalier  et  un  très-beau  parlier,  lequel 


120  CHRONIQUE 

depuis,  pour  ses  maintes  vertus  et  singularités ,  fut  eslu 
en  la  compagnie  des  chevaliers  de  la  Toison  d'or,  non  pas 
comme  le  moins  digne,  car  moult  estoit  chevalier  de  haut 
parement  '. 

Quant  donques  le  mareschal  de  Bousac,  qui  moult  estoit 
fier  chevalier  et  dur  à  ses  ennemis ,  entendist  que  le  sei- 
gneur de  Crèvecœur  parla  si  hautainement  et  que  en  luy 
n'avoit  quelconque  apparence  de  lascheté,  ny  mollesse  de 
cœur  de  vouloir  rendre  le  chasteau,  tost  après  ordonna  à 
dresser  toute  sorte  d'artillerie  devant  luy,  et  de  affuster 
aucunes  grosses  bombardes  qu'avoient  gagnées  devant 
Compiègne,  car  par  icelles  lui  pensoit  à  outrager  la  place 
et  luy  donner  peur.  Et  de  fait  lui  fit  des  molestes  assez 
par  pluseurs  durs  assaux  qu'il  luy  livra  ;  mais  celuy  de 
Crèvecœur  estoit  si  asseuré  chevalier  et  froit,  et  savoit  la 
place  si  bonne  et  si  ferme,  ce  luy  sembloit,  que  de  guèces 
ne  s'eiîrayoit  de  son  effort  ;  ains  se  deffendit  si  vaillam- 
ment en  l'aide  de  ses  compagnons  que,  sans  perte  nulle  de 
leur  costé,  plusieurs  de  leurs  ennemis  payèrent  de  mort, 
et  pluseurs  autres  blessèrent  et  mirent  en  mauvais  point. 

Or,  estoit  le  conte  de  Hontiton  à  Gournay  en  Norman- 
die, là  où  il  estoit  retrait  depuis  le  deslogement  de  devant 
Compiègne,  dont  encore  la  plaie  toute  fresche  lui  cuisoit, 
et  désiroit  bien  à  s'en  pouvoir  venger.  Sy  oït  dire  comment 
Bousac  et  autres  grand  nombre  de  François  s'estoient 
allés  loger  dedens  Clermont  la  ville  et  avoient  assiégé 
le  seigneur  de  Crèvecœur  dedans  le  chasteau,  sy  jura  par 
Saint-George  qu'en  cest  estât  ne  demoureroit  pas,  mais  le 
délivreroit,  si  en  bras  englès  avoit  tant  de  pouvoir.  Et  de 

'  Jacques,  seigneur  de  Crèvecœur,  conseiller  et  chambellan  du  duc 
de  Bourg-ogne.  Il  était  fils  de  Jean  de  Crèvecœur  et  de  Blanche  de  Sa- 
veuse. 


DE  CHASTELLAIN.  121 

fait  assembla  gens  ce  qu'en  pou  voit  trouver  de  prest,  et  se 
mit  es  champs  et ,  en  tirant  pays  devers  Clermont,  luy 
vint  à  secours  messire  Jehan,  bastard  de  Saint-Pol,  pour 
lors  en  ses  hauts  bruits,  atout  une  bonne  grosse  escade 
de  gens  ;  et  se  mirent  ensamble  eux  deux  à  intention 
d'aller  lever  le  siège.  Par  quoy,  avisans  que  bon  seroit 
d'en  avertir  les  assiégés,  envoyèrent  le  bourg  '  de  Basentin 
et  dix  combattans  avecques  luy  devers  le  seigneur  de  Crè- 
vecœur  pour  luy  certifier  que  secours  lui  venoit  et  qu'il 
ne  s'estonnast  de  riens,  car,  à  l'aide  de  Dieu,  on  le  met- 
troit  sur  ses  francs  pieds.  Sy  party  le  dit  bourg  et  fit  tant 
que  par  nuit,  parmy  une  poterne  qui  estoit  là  devers  les 
vignes,  il  entra  dedans ,  et  saluant  la  compagnie  de  par 
ses  maistres,  leur  certifRa  le  secours  qui  leur  venoit  et  qui 
leur  estoit  près.  Sy  lui  firent  grant  chière  et  bonne,  et 
eut  de  bienviengnans  beaucoup,  combien  que  n'estoient 
point  encore  au  desconfort,  ne  mis  à  la  nécessité  de  riens. 
Mais  ainsy  que  nouvelles  courent  tousjours  devant 
l'homme  et  que  gens  de  guerre  ont  volontiers  coureurs  et 
espies  sur  le  pays  pour  leur  faire  rapport  et  annoncemens 
d'une  chose  et  d'autre,  les  assiégeans  oyrent  le  bruit  de 
ceste  venue  du  conte  de  Hontiton  et  du  bastard  de  Saint- 
Pol,  lesquels  ils  cognoissoient  aigres  et  vaillans  chevaliers 
et  bien  à  redouter  en  bataille.  Et  considérant  que  le  chas- 
teau  estoit  fort  durement  de  muraille,  car  l'avoient  bien 
essayé,  et  ceux  qui  le  gardoient  vaillans  et  de  grant  fait 
et  non  à  vaincre  en  petit  terme  de  temps,  pendant  lequel, 
court  ou  long,  il  leur  en  faudroit  desloger  par  un  ou  par 
autre,  conclurent  de  eux  lever  d'eux-mesmes,  au  moins 
de  meschief  que  pouvoient  et  de  eux  en  aller  premier  que 

'  Bourg,  torme  synonyme  de  bâtard,  employé  surtout  dans  le  Midi. 


122  CHRONIQUE 

leurs  ennemis  venissent  sur  eux.  Et  preuans  aucunement 
effroj  en  eux,  se  deslogèrent  à  telle  haste  que  tout  ce 
que  avoîent  amené  là  de  grosse  artillerie  gag-née  devant 
Compiègne,  laissèrent  derrière  eux,  abandonnée  à  leurs 
adversaires,  et  s'allèrent  bouter  en  leurs  garnisons  çà  et 
là  les  uns  et  les  autres.  Et  les  Bourgongnons  qui  les 
avoient  induits  à  estre  venu  là,  de  peur  qu'il  ne  leur  en 
mesprist,  se  rendirent  et  retracèrent  avecques  eux  en  leurs 
places.  Par  quoy,  quant  ledit  de  Hontiton  approcha  le 
dit  Clermont,  disposé  et  bien  avisé  de  tout  son  entre- 
prendre, on  luy  apporta  nouvelles  du  deslogement  des 
Françoys.  Sj  en  fut  joyeux  et  en  loua  Dieu.  Mieux  eust 
aimé,  ce  disoit,  de  s'estre  bouté  en  l'aventure  de  les  com- 
battre et  d'en  avoir  eu  l'occasion. 


CHAPITRE  XXXVI. 


Comment  le  duc  Philippe  de  Bourgongne  fit  un  grant  mandement 
de  gens  d'armes. 


Nouvelles  s'espardoient  maintenant  par  pays  à  tous  lez, 
et  se  doubloient  l'une  sur  l'autre,  tousjours  plus  et  plus 
mauvaises  du  costé  des  Picars  et  du  party  de  Bourgongne, 
tant  du  deslogement  de  Compiègne  comme  des  grandes 
conquestes  que  Françoys  avoient  faites  si  avant  sur  eux, 
et  mis  avec  ce  le  siège  devant  Clermont,  qui  estoient 
toutes  choses  de  dure  attente  et  de  grant  meschief  au  pays. 
Or,  estoit  le  duc  en  son  pays  de  Brabant,  qui  de  toutes 
ces  aventures  non  bien  plaisantes  recevoit  nouvelles, 
huy  une ,  demain  une  autre ,  contraires  tousjours 
et  pleines  d'ennuy.  Entre  lesquelles,  pour  ce  que  de  Com- 


DE  CHASTELLAIN.  123 

pièg-ne  luy  naissoit  tout  ce  meschief ,  devant  toutes 
autres  l'attristoit  fort  le  deslogement  de  devant  icelle,  là 
où  il  avoit  mis  tant  de  finance  et  soustenu  si  grans  et  si 
longs  frais.  Sy  en  porta  h  moult  dur  sa  fortune,  qui  lui  en 
rendi  une  telle  fin;  mais  comme  onques  ne  se  monstra 
desmesuré  en  nulle  passion ,  semblablement  en  ceste-icy 
il  dissimula  son  courroux  le  plus  que  pouvoit,  pensant  bien 
en  luy-mesmes  de  contendre  aigrement  à  la  revenge  de 
tout  et  que  souvent  d'un  dur  contraire  commencement  il 
sortit  une  joyeuse  prospérée  fin ,  par  aigre  continuée 
vertu  et  diligence. 

Or  veoit  bien  que  remédier  y  convenoit  brief  encontre 
l'orgueil  de  ses  ennemis,  et  subvenir  à  la  clameur  de  son 
povre  oppressé  peuple.  Par  quoy,  mettant  arrière  toutes 
ses  affaires  en  Brabant,  à  baste  se  tira  en  son  pays  d'Ar- 
tois, là  où  tostfit  son  mandement  et  mist  sus  gens  d'armes. 
Et  eux  assemblés  et  venus  devers  luy,  s'en  ala  de  tire  '  à 
Péronne,  à  intention  d'aller  lever  le  siège  de  Clermont. 
Mais  nouvelles  lui  vinrent  certaines  comment  François 
ayant  sentu  que  le  comte  de  Hontiton  venoit  sur  eux, 
s  estoieut  levés  de  devant  Clermont  et  avoient  abandonné 
ce  mesmes  que  apporté  y  avoient,  pluseurs  gros  engins, 
bombardes  et  canons ,  et  s'estoient  retrais  en  plusieurs  de 
leurs  places  conquises  nouvellement,  et  les  principaux  en 
la  cité  de  Beauvais.  Par  quoy,  entendant  qu'en  Clermont 
ne  lui  faisoit  besoing  d'aller,  disposa  d'aller  devers  Guer- 
migny,  une  place  où  estoient  ses  ennemis,  qui  moult  tra- 
vailloient  son  peuple  depuis  Compiègne  délivrée  ;  et  de- 
mourant  un  petit  à  Péronne  pour  surattendre  encore  le 
nombre  des  gens  que  mandé  avoit  à  venir  devers  luy,  or- 

'  De  tire,  tout  droit,  sans  retard. 


iU  CHRONIQUE 

donna  environ  six  cens  combattans  à  passer  la  rivière  de 
Somme  et  d'aller  devant,  par  une  manière  d'avant-garde, 
gésir  celle  nuit  à  Léons  '  en  Santerre,  pour  donner  h 
cognoistre  sa  venue.  Sy  furent  de  ceste  compagnie  chiefs 
et  conduiseurs,  messire  Thomas  Quiriel,  angles,  Jacques 
de  Helly,  messire  Daviot  de  Poix,  Anthoine  de  Vienne, 
Joffroy  de  Thoisi,  avecq  plusieurs  nobles  hommes  en  leur 
compagnie,  qui  tous  passèrent  Somme  celle  nuit  et  allèrent 
gésir  à  Léons  et  là  entour  pour  aller  le  matin  vers  Guer- 
migny,  pour  faire  une  préparation  et  menace  de  siège. 
Or  advint  ainsi  que,  la  propre  nuit  mesme  que  ceste 
gens-cy  couchoient  à  Léons,  Pothon  de  Sainte-Treille 
ayant  sentu  peut-estre  que  le  duc  son  ennemi  venoit  à 
effort  au  pays  et  que  Guermigny  pourroit  bien  recevoir  le 
premier  hurt,  pour  ce  que  bonne  place  estoit  et  moult  de 
grant  préjudice  es  frontières  de  Picardie,  s'estoit  bouté 
dedans  ceste  place  à  grant  nombre  de  gens,  lesquels  il 
avoit  levé  çà  et  là  par  les  frontières  ;  et  n'en  savoient 
rien  les  Bourgongnons,  ains  cuidoient  que  en  ladite  place 
de  Guermigny  n'y  eust  nuluy  fors  tant  seulement  ceux  qui 
estoient  de  la  garnison  accoustumée.  Sy  passèrent  les  Bour- 
gongnons leur  nuytée  à  Léons  en  joye  et  à  faire  bonne 
chière,  comme  gens  qui  se  fondoient  sur  la  queue  que 
avoient  laissé  derrière  eux,  et  ne  se  préavisoient  de  beau- 
coup de  dangereuses  et  sauvages  aventures  qui  viennent 
souvent  de  devant  aussi  soudaines  comme  un  coup  de 
tonnoirre,  et  par  lesquelles  on  est  tout  confus  quant  on  les 
rencontre.  Mais  ainsi  ne  faisoit  pas  Pothon  qui  en  povreté 
et  misère  et  en  toute  estroite  et  escharse^  fortune  avoit 
esté  nourry,  et,  par  estrange  manière  de  parler,  avoit  tiré 

'  Lihons-en- Santerre. 

*  Fscharse,  avare,  peu  généreuse. 


DE  CHASTELLAIN.  125 

de  pierres  et  de  cailloux  lait  et  miel  toute  sa  vie,  par  dili- 
gence de  les  y  quérir  en  nécessité.  Cestuy-cy  envoyoit 
celle  nuit  dehors  ges  espies  et  ses  coureurs  pour  enquérir 
des  nouvelles  du  pays  et  des  ennemis  quoy  et  comment. 
Sy  tira  ledit  Potton  fruit  et  grant  joye  de  sa  sollicitude,  et 
ses  ennemis  largement  confusion  de  leur  ignorance,  qui 
toutesvoyes  estoient  gens  (tels  y  avoit)  bien  expérimentés 
et  introduits  de  la  guerre  et  sages  de  nature  par  longue 
hantise,  dont  je  me  donne  merveilles,  si  ce  n'est  que  je 
pense  que  fortune  le  vouloit  ainsi,  ou  que  le  péchié  de 
quelqu'un  le  déméritoit,  comment,  par  si  lourde  et  grosse 
oubliance  et  par  si  peu  d'avis  à  conduite  en  lieu  et  en 
temps  de  guerre,  telles  gens  comme  estoient  ces  Bour- 
gongnons-icy,  et  tramis  d'un  haut  et  si  noble  prince  qui 
se  fioit  en  eux  pour  luy  garder  son  honneur,  ils  s'alloient 
perdre  povrement  et  meschamment,  et  eux  jeter  en  la 
gueulle  des  loups,  sans  soing,  ne  pensement  à  riens,  non 
plus  qu'enfans  qui  n'ont  discipline,  ne  expérience,  comme 
entendrez.  Sy  en  parle  un  peu  aigrement  par  manière  d'in- 
crépation  encontre  eux,  pour  la  douleur  que  j'ay,  quant 
nobles  hommes,  de  quelque  party  qu'ils  soyent,  sont  à  re- 
prendre de  négligence  par  laquelle  ils  perdent  leur  hon- 
neur et  souvent  leurs  vies ,  et  donnent  charge  et  reculle- 
ment  à  tout  leur  party.  Il  est  bien  souiFrable,  et  faut  bien 
que  ainsy  soit,  que  là  où  deux  parties  combattent,  que 
l'une  gaigne  ;  et  là  où  deux  contendent  à  la  maistrie  que 
l'une  voye  au  dessoubs  ou  par  force  ou  par  engin.  Mais 
d'estre  surpris  en  oubliance  de  son  devoir,  là  où  dili- 
gence et  soing  doivent  mener  l'œuvre  et  veiller  aux 
escoutes  ,  ceste  faute  certes  est  digne  de  grant  repréhen- 
sion et  tant  plus  de  grant  reproche  comme  elle  est  plus 
commise  de  grans  gens. 


146  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XXXVIL 


Comment  les  Bourgongnons  et  les  Françoys  se  combattirent 
à  Garmegny. 

Or  estoit  venu  le  beau  matin,  et  Bourgongnons  partans 
de  Léons  prirent  leur  chemin  vers  Guermegny  ',  et  non  te- 
nans  ordre,  ne  règle  de  gens  de  guerre,  chevaiiclioient  çà 
et  là  par  trouppeaux,  gaudissant  et  contant  fables  parmy 
les  cliamps,  comme  si  de  guerre  d'ennemis  ne  leur  eust 
esté  mémoire,  l'un  armé  à  demy,  l'autre  point,  le  tiers 
qui  n'avoit  point  de  harnais  en  teste,  le  quart  qui  n'a- 
voit  point  de  lance  près  de  luy,  traversoient  les  champs 
sans  arroy  et  sans  avis  à  riens,  ne  grant  à  petit,  ne  petit  à 
chief  qui  y  fust,  et  puis  si  un  lièvre  entre  deux  sortissoit 
par  entre-my  eux,  comme  il  en  y  eut  pluseurs  ce  joui», 
cestuy-là  avoit  sa  huée  et  sa  course  en  le  poursievant 
comme  si  ce  eust  esté  un  jeu  de  ducace%  et  s'espardoient 
hommes  d'armes  parmy  les  champs,  et  archers  ne  tenoient 
route  pour  atteindre  à  ces  lièvres.  Et  ceux  qui  dévoient 
estre  les  sages  pour  prévoir  et  veiller,  s'endormoient  en 
oubly  et  en  nonchaloir ,  comme  si  malheur  et  proprement 
contraire  destinée  leur  eussent  lors  ravy  et  tollu  sens  et 
entendement,  pour  les  mener  à  confusion.  Entre  ces  entre- 
faites toutesvoyes  vint  férir  au  travers  des  champs  le  capi- 
taine de  Roye,  nommé  Gérard  de  Brimeu,  et  amenoit  avec 
lui  quarante  combattans,  à  intention  de  venir  joindre  avec 
ces  gens,  lesquels,  quant  les  vit  ainsi  desroyés  et  si  en 
povre  conduite,  s'en  esmer veilla  tout,  et  demandoit  aux 

'  Guerbigny,  entre  Roye  et  Bouchoire. 
'  Diicace  (de  dedicatio),  fête  patronale. 


DE  CHASTELLAIN.  127 

uns  et  aux  autres  s'ils  ne  pensoient  point  qu'ils  estoient 
au  pays  d'ennemis  et  que  ennemi  veilloit  tousjours  en  son 
avantage.  Sy  blasma  moult  leur  contenement,  et  y  eust 
volontiers  remédié,  mais  trop  estoit  tard,  et  sy  estoient  si 
près  de  leur  malheur  que  à  peine  provision  n'y  eust  servy, 
car  jà  estoient  venu  au  plus  près,  là  où  Potton  tenoit  son 
embusche  sur  eux  ;  et  les  avoit  aguetté  là  dès  le  point  du 
jour.  Or  dient  aucuns,  ainsi  que  près  estoient  de  ceste  em- 
busche de  Potton  et  que  tout  le  matin  avoient  eu  le  malheu- 
reux déduit  de  lièvres,  [que]  maintenant  encore  un  pire 
leur  envoya  fortune,  et  fit  saillir  par  devant  leurs  yeux 
un  renard,  par  lequel  ils  se  remirent  à  la  cryée  et  à  la 
huée,  comme  devant,  et  se  reprirent  à  courre  après  luy  de 
plus  belle,  qui  mieux  mieux,  jusques  à  tout  convertir  leurs 
sens  follement  en  iceluy.  Dont  Potton  joyeux  et  voyant 
ce  que  toute  nuit  avoit  quis,  atout  deux  cents  quarante 
combattans  environ,  gens  tous  exquis  et  eslus,  vint  férir 
dedans  eux  au  travers,  et  les  trouvans  rompus  davantage 
et  espars,  sans  chief  et  sans  ordre  à  quoy  ils  se  pussent 
rallier,  se  rua  parmy  eux  de  grant  het',  tua  archers,  abatti 
hommes  d'armes,  mist  en  fuite  les  effroyés,  et  riens  ne 
lui  arresta  devant  ses  mains  que  tout  ne  reçut  faille.  Sy 
tourna  la  folle  cryée  du  malheureux  renard  en  cryée 
d'effroy  et  de  constrainte  nécessité  par  non  avoir  pourvu 
en  son  fait  en  heure  et  en  temps. 

Quant  donques  messire  Thomas  Kyriel,  qui  gentil  che- 
valier estoit,  mais  privé  de  tout  sens  celuy  matin,  vit 
ceste  soudaine  envaye  des  Françoys  qui  tiroient  et  abbat- 
toient  gens  et  n'espargnoient  de  mort  nulluy,  et  que  jà  les 
nns  et  les  autres  fuy oient  l'un  çà,  l'autre  là,  sans  ordre  et 

»  De  grant  het-,  très-viveincnt. 


128  CHRONIQUE 

sans  entretenement,  comme  ils  estoient  venus  tout  le  ma- 
tin, avecques  aucuns  de  ses  Angles  fit  un  petit  de  rassemble- 
ment, et  tendant  à  résister  à  l'encontre  des  Françoys  et 
faire  de  nécessité  vertu,  fit  rallier  pluseurs  nobles  hommes 
et  capitaines  dessous  son  estandart,  lesquels  tous  ensamble, 
à  courage  repris  et  par  nécessité  qui  à  ce  les  constraignoit, 
(car  veoient  tout  perdu),  fièrement  vinrent  férir  en  dedans 
leurs  ennemis.  Mais  comme  d'un  mauvais  commencement 
envis  se  tire  joyeuse  issue,  peu  firent  leur  prouffit  ;  car 
comme  j'ay  dit,  posé  que  s'estoient  mis  ensamble  et  que 
en  eux  avoit  assez  courage,  sy  n'avoient-ils  loisir  toutes- 
voyes  de  eux  armer  et  mettre  à  point,  tant  estoient  pris  de 
près,  par  quoy  de  teste  estourdie ,  les  aucuns ,  eux  con- 
fians  follement  en  leur  fortune,  se  boutèrent  entre-my 
leurs  ennemis  à  teste  nue,  là  oii  liastivement  furent  tués, 
comme  valets ,  non  cognus  et  riens  réputés  ;  lesquels, 
pour  avoir  esté  espargniés  de  mort,  eussent  payé  leur 
poix  d'or  au  besoing.  C'estoient  deux  liants  nobles  hom- 
mes, l'un  Bourgongnon,  l'autre  Picard,  gens  de  fait  et 
de  renom ,  Anthoine  de  Vienne  et  Jacques  de  Helly , 
jeusnes  ;  par  quoy  grant  dommage  fut  de  leur  mort,  sitost 
encore  avancée,  non  obstant  que  en  vray  et  bon  entende- 
ment, Françoys  qui  avoient  oy  grant  renommée  de  cestuy 
Anthoine  et  savoient  que  homme  estoit  de  bonne  maison, 
le  cuidoient  avoir  sauvé  et  tenu  prisonnier  ;  et  ne  eussent 
jamais  tâchié  à  le  tuer,  ne  Jacques  de  Helly  aussi,  si  n'eust 
esté  par  une  malei  aventure,  qui  les  abusoit,  qui  estoit 
telle  :  il  est  vray  que  Jofi^roy  de  Thoisy,  nepveu  à  feu 
l'évesque  de  Tournay  en  celuy  temps ,  qui  estoit  un  hon- 
neste  gentil  homme  amoureux,  plein  de  biens  et  d'argent, 
estoit  en  ceste  compagnie  rallié  avecques  les  autres  des- 
soubs  l'estandart  de  messire  Thomas,  et  faisoit  comme  les 


DE  CHAS'J'IiLLAlN.  129 

autres  ce  que  courage  lui  enseignoit  de  faire  le  mieux  que 
pouvoit  ;  car  vaillant  escuyer  estoit  et  hardy,  et  a  esté  de- 
puis diverses  fois  esprouvé  ;  mais  par-dessus  tous  les  au- 
tres, luy  seul,  à  ceste  heure  là,  se  trouva  le  plus  joli  et  le 
plus  pompeux  du  ost.  Par  quoy  Françoys  imaginans  que 
ce  pust  estre  Anthoine  de  Vienne,  tâchèrent  à  le  prendre, 
tant  pour  ce  que  homme  estoit  de  nom ,  comme  pour  l'at- 
tente du  grant  proufRtque  en  auroient.  Et  de  fait  le  prirent 
et  sauvèrent  ;  mais  [furent]  abusés  en  personne  et  en  leur 
cuider,  [car]  h  l'autre  lez  Anthoine  se  combattoit,  et  se  fit 
tuer  descongnu.  Dont,  quant  ce  vint  après  la  retraite  et  que 
le  champ  demeura  aux  Françoys ,  et  on  trouva  Anthoine 
de  Vienne  mort,  et  un  autre  sauvé  en  son  nom  par  abus, 
cuidoient  enrager  Françoys.  Et  veuillans  aucuns  courrir 
sus  à  Joffroy  de  Thoisy  entre  les  mains  de  ses  maistres,  ne 
failly  guères  que  là  ne  fust  tué  par  despit.  Mais  rescous 
fut  toutesvoyes  enfin  et  sauvé  de  mort,  dont  bien  luy  en 
prist.  Que  diray-je  après  des  uns  et  des  autres?  Ce  qui 
estoit  gloire  à  l'un,  à  l'autre  estoit  desconfort  et  malheur. 
Angles  et  Bourgongnons  monstrèrent  pouvoir  et  vouloir, 
mais  Françoys  les  vainquirent  et  s'en  trouvèrent  maistres; 
car  ne  pouvoient  résister  à  eux.  Sy  en  tuèrent  en  ce  troup- 
peau  de  cinquante  à  soixante ,  et  emmenèrent  environ 
cent  personnes,  que  bons,  que  mauvais,  entre  lesquels  y 
estoient  messire  Thomas  Kyriel,  Robbin  Haron,  Guillaume 
de  Coroam,  messire  David  de  Poix,  l'Aigle  de  Sains,  l'Er- 
mite d'Aboval  et  pluseurs  autres  Bourgongnons  et  Angles 
en  bon  nombre.  Et  Gérard  de  Brimeu,  voiant  ceste  descon- 
fiture à  laquelle  il  ne  pouvoit  mettre  remède  par  nul  sens, 
et  que  par  soy  sauver,  son  honneur  ne  pouvait  de  riens 
estre  affoibly,  ne  par  soy  souffrir  prendre  de  riens  accru, 
erramment  prist  le  travers  des  champs,  et  quanqnes  pouvoit 


130  CFIRONIOUE 

tirer  de  cheval,  se  tira  vers  Roye  dont  il  estoit  party.  Mais 
François  ayant  jette  l'œil  sur  un  manteau  d'orfèverie  ri- 
che et  belle,  telle  que  lors  l'on  portoit,  et  pensans  que  ce 
n'estoit  un  oyseau  sans  plume,  qui  telle  monstre  portoit, 
ayans  les  corps  et  les  chevaux  légers,  le  rataignirent,  et, 
luy  fust  bel  ou  laid,  le  ramenèrent  avec  eux  prisonnier,  et 
ceux  qui  estoient  avec  luy,  sans  que  deffense  y  vausist 
riens.  Et  ce  fait  Françoys  se  retrayrent  joyeux  et  riches 
dedans  Guermigny,  et  là  se  raifreschirent  celle  nuit,  et  le 
lendemain,  laissans  la  place  en  la  garde  des  habitans,  se 
deslogèrent  et  s'en  allèrent  à  Compiègne,  là  où  furent 
reçus  à  joye  et  bienviengniés,  comme  ceux  à  qui  fortune 
alloit  tousjours  multipliant  ses  faveurs  et  ses  bienfaits  de 
plus  en  mieux  depuis  le  siège  levé  devant  eux. 

CHAPITRE  XXXVIII. 

Comment  le  duc  Philippe  de  Bourgongne  assembla  sa  puissance  pour 
arrêter  les  Françoys. 

Geste  destrousse,  qui  se  fit  par  un  matin  xx*"  de  novem- 
bre, fut  annoncée  au  duc  séant  au  disner  à  Péronne,  qui 
moult  la  reçut  à  dur  en  son  cœur,  et  souverainement 
pour  la  mort  des  deux  vaillans  escuyers  que  moult  y  plai- 
gnoit.  Sy  luy  estoient  ses  morceaux,  après  ces  nouvelles 
oyes,  de  dure  saveur  et  digestion.  Par  quoy,  levant  pres- 
tement de  table,  fit  venir  devers  luy  le  conte  de  Ligny, 
le  seigneur  de  Groy ,  le  seigneur  d'Anthoing ,  le  vidasme 
d'Amiens,  le  seigneur  de  Saveuse  et  pluseurs  autres,  avec 
lesquels  il  devisa  un  petit  de  ceste  malheurté,  et  demanda 
conseil  sur  le  remanant.  Et  comme  homme  en  danger  il 
luy  duyt-brief  conseil,  tantost  le  conseil  se  porta  entre 


DE  ClIASTELLAIN.  131 

eux,  que  l'on  devoit  monter  à  cheval  prestement  et  pour- 
sievir  ledit  Potton  le  plus  de  près  que  l'on  pourroit  afin  de 
le  pouvoir  rattaindre  ;  car  cestuy-là  estoit  le  souverain  re- 
mède qu'on  y  pourroit  trouver.  Sy  fut  ainsi  comme  con- 
clud.  Et  le  duc  montant  à  cheval  fit  son  partement  bien 
hastif,  et  accompagné  de  la  seigneurie  qu'avoit  pour 
l'heure  d'alors ,  vint  celle  nuit  gésir  à  Léons  qui  estoit  à 
deux  lieues  près  de  Garmigny,  cuidant  bien  avoir  passé 
outre  jusques  audit  lieu.  Mais  tant  estoit  tard  et  les  jours 
si  courts  que  envis  souffroit-on  sa  personne  passer  outre, 
pour  cause  des  périls.  Mais  trop  bien  celuy  de  Luxembourg 
coûseilloit  que  toute  nuit  le  duc  envoyast  une  partie  de  ses 
gens  devers  Guermigny  où  estoit  logé  Potton,  pour  frap- 
per au  point  du  jour  sur  son  logis ,  et  que  luy  ne  se  bou- 
geast  de  Léons,  et  que  luy  n'estoit  besoing  de  présenter  sa 
personne  à  l'encontre  de  tels  routtiers.  A  laquelle  chose 
faire,  par  faute  de  meilleur  de  luy  et  qui  plus  en  seroit 
digne,  il  se  présentoit  de  l'exécuter  très-volontiers.  Le 
seigneur  de  Croy  et  aucuns  autres  n'estoient  point  de  cest 
avis,  et  disoient  que  à  si  peu  de  gens  que  leur  maistre  avoit 
avecques  luy,  il  n'estoit  pas  convenable  de  faire  deux  par- 
chons,  et  que  trop  grant  danger  pou  voit  cheoir  en  sa  per- 
sonne, de  le  laisser  toute  la  nuit  au  pays  d'ennemis,  si  mal 
accompagné.  Mais  n'eust  esté  de  l'avis  du  conte  de  Ligny, 
luy-mesmes  n'eust  jamais  arresté  heure  que,  avecques  le- 
dit conte,  il  n'eust  fait  l'entreprise.  Mais  pour  l'heure  de 
présent ,  ne  se  pouvoit  faire  ainsy  ;  mais  trop  bien  estoit 
expédient,  ce  dit,  que  à  toute  haste  on  envoyast  après  le 
conte  de  Hontiton  qui  avoit  esté  meu  pour  lever  le  siège 
de  Cleremont,  afin  de  le  faire  venir  çà  envers  et  d'estre 
tant  plus  fort.  Sy  fut  ceste  opinion  louée  de  beaucoup  et 
tenue  pour  saine  et  de  bon  avis  ;  et  pour  la  mettre  à  effet 


132  CHRONIQUE 

fut  envoyé  oiScier  d'armes  '  devers  ledit  conte  angles,  le- 
quel il  ne  trouva  point  si  tost,  car  s'en  estoit  retourné  à 
Rouen  où  estoit  le  roy  d'Angleterre.  Sy  le  laisse  là  et  re- 
tourneray  à  luy  quant  temps  sera. 

Geste  nuit  le  duc  doncques  demeura  à  Léons,  convoitant 
fort  que  le  jour  s'avançast  pour  estre  tant  plus  près  de  la 
vengeance  que  désiroit  à  prendre  ;  à  quoy  toutesvoyes  ne 
parvint  comme  il  cuidoit.  Or  vint  le  matin ,  et  le  duc 
monté  à  cheval  fit  traire  aux  champs  son  armée,  et  tout 
droit  vers  Garmigny  prist  son  chemin.  Auquel  lieu  venu 
près,  et  espérant  bien  à  trouver  ceux  que  quéroit,  trouva 
que  tous  s'en  estoient  allés  dès  devant  le  jour  et  avoient 
emmenés  leurs  prisonniers,  comme  bien  conseillés;  car 
dès  le  soir  devant  avoient  bien  entendu  que  le  duc  leur 
ennemi  estoit  à  Léons  et  que  le  matin  ne  faudroient  point 
à  l'avoir  sur  leur  dos.  Par  quoy,  cognoissans  bien  que  ne 
pourroient  tenir  contre  luy,  à  la  puissance  que  avoient,  et 
que  la  place  de  Garmigny  n'estoit  pour  le  pouvoir  soustenir, 
ne  deffendre  encontre  son  effort,  s'estoient  concluds  de 
partir  et  de  fuir  sagement  leur  honte  et  meschief,  comme 
ils  firent.  Dont,  quant  le  duc  vit  que  autre  chose  n'en  au- 
roit  et  qu'il  s'en  seroit  donné  du  mal  beaucoup,  prist  la 
patience  devers  luy,  et  fist  démolir  la  place  et  la  raser 
toute  jus.  Et  ce  fait  s'en  alla  à  Roye,  une  petite  ville  qui 
tenoit  son  party  ;  et  là,  pour  attendre  les  Angles  qu'avoit 
mandés,  séjourna  par  aucuns  jours,  conseillant  tousjours 
et  soy  avisant  de  ses  affaires  qui  luy  sembloient  durs  beau- 
coup pour  l'heure  d'alors,  et  luy  cuy soient  en  cœur.  Et 
croy  que  guères  onques  depuis  n'en  reçut  tant  l'un  sur 


'  Cet  officier  d'armes  était  Lefebvre-Saint-Remy.    Voyez  ses  mé- 
moires, chap.  CLXIII. 


DE  CHASTELL\TN.  153 

l'autre  comme  en  celle  saison ,  là  où  semUoit  droitement 
que  fortune,  par  une  manière  d'engaigne  ' ,  lui  faisoit  la 
moue  et  se  rioit  de  son  adversité,  pour  l'esprouver,  pouvoit 
estre,  en  sa  constance,  et  le  faire  tant  plus  digne  d'exalta- 
tion après.  Or  s'en  alloit  le  poursievant  party  de  Léons  en 
Santers,  quérant  le  conte  de  Hontiton  çà  et  là;  et  en- 
quérant  nouvelles  de  luy  en  pluseurs  lieux,  trouva  qu'il 
s'estoit  retourné  à  Rouen.  Par  quoy,  désirant  à  faire  dili- 
gentement  ce  qu'il  avoit  de  charge,  se  mist  après,  et  le 
poursui  jusques  en  ladite  ville.  Et  là  venu  et  soy  tirant  à  la 
court  du  roy  angles  pour  en  apprendre  nouvelles,  trouva 
le  duc  régent  nommé  de  Bethfort,  lequel  le  interrogea  des 
nouvelles  du  duc  son  frère,  et  comment  il  lui  estoit.  Sy 
lui  ala  compter  ledit  poursievant  toutes  les  aventures  ave- 
nues nouvellement  à  Guermigny,  et  comment  à  celle  cause 
il  estoit  envoyé  après  le  conte  de  Hontiton  pour  le  faire 
venir  devers  luy  ;  lequel  n'avoit  encore  pu  trouver.  Sy  luy 
respondi  le  duc  régent ,  qu'il  ne  se  souciast  de  riens  et 
qu'il  luy  envoieroit  gens  assez  et  bien  tost,  comme  il  fit  ^; 
car  tantost  et  sur  pied  ordonna  un  qui  se  nommoit  conte 
de  Perche,  et  estoit  frère  au  duc  de  Sombresset,  son  pa- 
rent très-prochain,  et  à  un  nommé messire  Loys  deRober- 
sart ,  de  l'ordre  de  la  Jerretière ,  que  prestement  mon- 
tassent à  cheval,  et  que  le  plus  en  haste  que  pourroient, 
jour  et  nuit,  tirassent  vers  son  frère  le  duc  bourgongnon, 
là  oii  il  le  pourroient  trouver.  Sy  ne  furent  pas  paresseux 
ces  nobles  chevaliers  ;  mais,  prenans  avec  eux  la  charge 
qu'il  leur  duisoit  de  gens,  tantost  misrent  à  exploit  le  com- 

'  Par  une  manière  d'engaigncy  en  l'insultant. 

^  Lefebvre-Saint-Remy  rapporte  avec  moins  de  détails  cette  mis- 
sion qui  lui  fut  confiée.  C'est  de  lui  sans  doute  que  Chastellain  tenait 
ce  qu'il  raconte. 

TOM.     II.  9 


134  CHRONIQUE 

mandement  du  régent  et    s'en    allèrent  par  les  droitet 
adresses  là  envers  où  ils  pensoient  à  trouver  le  duc. 


CHAPITRE  XXXIX. 

Comment  les  François  présentèrent  la  bataille  aux  Bourgongnons. 

Or  les  convient  souffrir  venir  et  parler  maintenant  des 
Françoys  qui  avoient  sentu  que  le  duc  ennemi  se  tenoit  à 
Roye  et  attendoit  là  secours  des  Angles  pour  venir  contre 
eux.  Par  quoy,  aimans  mieux  à  prévenir  qu'estre  prévenus, 
et  estre  pourvus  que  à  pourvoir,  se  mirent  ensamble  grant 
nombre  de  capitaines,  assavoir  :  le  conte  de  Vendosme , 
le  mareschal  de  Boussac,  messire  Jacques  de  Chabannes, 
Guillaume  de  Flavy,  Potton,  le  seigneur  de  Longueval, 
messire  Rigault  de  Fontaines  ,  messire  Loys  de  Waucourt, 
Alain  Giron,  Broussard,  Blanfort,  Amado  de  Vignolles, 
et  autres  en  nombre  de  cinq  mille  combattans  ou  environ; 
lesquels,  assemblés  en  leurs  frontières,  conclurent  d'aller 
mesmes  visiter  le  duc  leur  ennemi  et  de  lui  présenter  la 
bataille,  où  que  le  pourroient  trouver.  Sy  avoit  disposé 
fortune,  que  les  Angles,  venans  au  secours  du  duc  estant 
à  Roye,  estoient  jà  venus  jusques  près  d'Amiens,  en  un 
village  nommé  Conty,  où  ils  avoient  pris  leur  logis  ;  et 
pouvoient  estre  environ  de  six  cens  combattans  ;  lesquels 
estans  là,  Françoys  bien  tost  en  surent  le  vent,  et  toute 
la  belle  nuit  vinrent  celle  part;  et  venus  jusques  au  dit 
Conty,  férirent  sur  le  logis  des  Angles  au  despourvu,  là 
où  à  coup  portèrent  un  très-grand  dommage;  car  ils  estoient 
une  grosse  bande  à  cheval  de  Françoys,  et  les  Angles  en 
tel  nombre  que  dit  est.  Messire  Lojs  de  Robersart,  toutes- 


DE  CHASTELLALX.  13 j 

voyes,  qui  estoit  un  très-adroit  chevalier  et  de  réputation 
au  roy  Henry  trèspassé  qui  l'avoit  eslevé,  cestui,  avecques 
pluseurs  autres  de  la  nation,  se  mist  valereusement  à 
deffense,  et  ne  souifroit  pas  que  Françoys  se  vantassent 
de  l'avoir  vaincu  descouragé,  ains  leur  vouloit  vendre  sa 
char  le  plus  chier  qu'il  pouvoit.  Et  comment  qu'il  pust 
aller  de  sa  vie ,  de  son  honneur  ne  feroit  jamais  abandon 
par  soy  retraire.  Par  quoy,  espérant  tirer  aucun  fruit  de 
sa  deffense,  abandonna  le  corps  à  fortune,  là  où,  en  soy 
monstrant  un  chevalier  de  grant  los,  fut  tué  luy  hui- 
tiesme,  parce  que  onques  ne  se  daigna  sauver,  ne  retirer 
arrière,  là  où  il  l'eust  bien  fait  s'il  eust  voulu  ;  car  avoit 
au  plus  près  de  luy  le  chasteau  de  Conty,  auquel  le  conte 
de  Perche  se  retray  avecques  le  reste  des  Angles,  après 
messire  Loys  mort.  Dont  en  toute  la  dcstrousse,  ils  mou- 
rurent environ  vint  hommes ,  et  non  plus ,  pour  toute 
perte  de  celuy  jour,  excepté  de  leurs  chevaux  qui  tous 
furent  pris  et  emmenés  ' . 

De  ceste  mort  de  messire  Loys  et  du  remanant  de  sa 
perte,  fut  moult  durement  troublé  le  conte  angles,  qui, 
par  douleur  de  sa  fortune,  se  retray  à  Amiens  et  n'alla  plus 
avant  devers  le  duc,  là  où  il  estoit  envoyé.  Les  Françoys, 
qui  jà  la  tierce  fois  a  voient  trouvé  fortune  amie  en  tout 
leur  entreprendre  sur  leurs  ennemis  de  deçà,  et  se  veoyent 
avoir  vent  en  pouppe  tout  à  leur  choix ,  incontinent  après 
ceste  destrousse  faite,  tout  d'une  tire  vinrent  jusques  à 
assez  près  de  Roye  là  où  le  duc  estoit,  celuy  que  qué- 
roient.  Or  cognoissoient-ils  le  duc  leur  ennemi,  fier  aux 
armes  merveilleusement  et  de  grant  cœur,  et  sa  voient 
bien   que  quant  on  lui  présenteroit  le  hurt,  jamais  ne 

'  Nous  retrouverons  le  ni(îme  récit  dans  les  UnseigiiCiiients  paternels. 


136  CHRONigUE 

s'excnsei'oit  de  l'accepter  et  de  soy  mettre  aux  champs, 
qui  estoit  la  cliose  que  pour  celle  heure  ils  désiroieut  de- 
vant toute  autre,  par  amorse  que  jà  avoient  eu  trois  fois 
bonne  contre  luy.  Sy  ordonnèrent  à  un  héraut  d'aller 
devers  luy  et  de  le  semondre  de  bataille,  s'il  se  vouloit 
trouver  aux  champs  ;  car  à  la  bataille  estoient  concluds 
trèstous,  et  la  trouveroit,  si  à  luy  ne  tenoit.  Sy  party 
le  héraut  à  haste  et  vint  à  Roye,  là  où  en  son  venir  trouva 
le  conte  de  Ligny ,  qui  lui  demanda  de  son  estre,  dont  il  ve- 
noit  et  quelle  chose  il  cherchoit.  Sy  luy  respondi  le  héraut 
et  signiffia  que  parler  il  désiroit  mesmes  au  duc,  et  qu'a- 
voit  certaine  nécessité  à  lui  dire  à  sa  propre  personne. 
Mais  le  comte,  non  soy  voulant  accorder  à  ce,  lui  respondi 
en  brief  que  à  ce  ne  parviendroit  point  pour  celle  heure  ; 
mais  s'il  vouloit  riens  dire  de  grant,  que  hardiment  il  le 
dist  à  lui-mesmes  et  il  en  auroit  bon  acquit.  Sy  fit  tant 
ledit  conte  et  tant  l'interrogea  que  enfin  lui  dist  l'occasion 
de  sa  venue,  et  que  ses  maistres  semonnoient  le  sien  de 
les  combattre.  Quant  donques  le  conte  de  Ligny  entendy 
ce,  bon  fait  à  penser  que  de  luy-mesmes  n'osoit  rendre  la 
response  qui  y  chéoit.  Incontinent,  se  tira  devers  le  duc 
et  lui  signiffia  la  venue  du  héraut  et  comment  ses  enne- 
mis le  requéroient  de  bataille.  Or  sentoit-il  son  maistre 
courageux  et  dur  fièrement  et  que  soubs  le  ciel  ne  dési- 
roit riens  tant  fors  que  batailles,  à  quoy  naturellement 
estoit  enclin  ;  et  pour  ce  qu'en  tel  cas  il  y  chiet  des  dan- 
gers beaucoup ,  craignoit  fort  qu'en  ceste  semonce  il  ne 
se  montrast  trop  chaut ,  et  que  trop  légierement  à  la  re- 
queste  de  ses  ennemis  il  ne  se  présentast  au  danger;  pour 
tant,  à  demi  à  regret,  il  luy  compta  ces  nouvelles,  pour 
cause  que  encore  n'estoit  pas  des  plus  forts  et  que  les 
Angles  encore  n'estoient  venus  devers  luy ,   ceux  qu'il 


DE  CHASTELLAIN.  137 

attendoit  ;  mais  volontiers  ou  envis,  il  convenoit  bien  l'en 
faire  saige  pour  renvoyer  le  héraut.  Lequel,  quant  il  le 
sçut,  ne  différa  guères  à  respondre  que  à  cela  ne  faudroit- 
il  point,  si  Dieu  lui  souffroit  la  vie  ;  mais  que  à  toute 
heure,  il  estoit  prest  et  aimeroit  mieux  estre  mort  que 
leur  en  faillir.  Sy  avoit  lors  des  seigneurs  et  barons  à  l'en- 
tour  de  lui  beaucoup,  comme  les  seigneurs  de  Croy, 
Anthoing,  vidasme,  Saveuses  et  autres,  qui  lui  dirent 
que  ce  n'estoit  pas  chose  séante  à  luy,  qui  estoit  un  si 
haut  prince  et  noble,  d'aller  mettre  son  corps  et  son  hon- 
neur soubs  le  dangier  de  fortune  à  l'encontre  de  gens  de 
compagnies ,  routiers  assemblés  de  diverses  parts ,  qui 
n'avoient  chief  nulque  de  eux-mesmes,  ne  prince,  ne  autre 
seigneur  de  gros  poix  ;  et  que  quant  à  combattre  viendroit 
et  qu'il  convenist  qu'il  fist,  sy  les  devoit-il  faire  combattre 
par  leurs  semblables,  par  aucuns  de  ses  capitaines,  dont 
il  en  avoit  assez,  et  non  pas  en  sa  propre  personne  qui  pe- 
soit  trop,  lui  remonstrans  aussi  que  nécessité  estoit  et  chose 
utile  moult,  de  différer  la  bataille  jusques  au  lendemain 
sur  la  fiance  des  Angles  qui  seroient  venus  alors,  et  que 
maintenant  avoit  assez  escharsement  gens.  Sy  luy  prioient 
que  en  un  si  grant  cas  comme  cestui  et  en  tous  autres,  il 
voulsist  ouvrer  par  sens,  et  riens  légièrement,  ne  aventu- 
reusement  entreprendre,  entendu  que  toutes  glorieuses 
fins  et  félicités  se  trayent  des  choses  meurement  pesées  et 
en  prudence  conduites,  et  envis  des  autres  riens,  fors 
doleur  et  dangereuse  confusion.  Sy  se  vit  le  duc  avironné 
de  sages  gens,  et  tous  d'un  accord  :  par  quoy  sentant  que 
mal  le  souffreroient  estre  maistre  de  sa  volonté,  à  bien  dur 
s'accorda  avecq  eux ,  non  obstant  que  bien  entendoit 
leurs  remonstrances  estre  vrayes.  Mais,  posé  que  pour 
celle  heure  il  obéist  à  eux,  sy  vouloit-il  à  toutes»  fins,  que 


i38  CHRONIQUE 

le  lendemain  ils  fussent  acertiffiés  d'estre  combattus  et  que 
sur  ce  point  on  renvoyast  le  héraut  devers  ses  maistres. 
Sj  fut  ainsi  fait  et  accordé,  et  fut  portée  la  response  au 
héraut,  telle  comme  elle  s'estoit  conclute  :  que  messire 
Jehan  de  Luxembourg,  conte  de  Ligny,  au  nom  du  duc 
son  maistre,  combatteroit  les  siens. 

Atout  ceste  response  partist  le  héraut  et  s'en  alla  là  où 
estoient  ses  maistres  en  bataille,  à  une  lieue  près  de  Eoye, 
attendans  sa  venue.  Sy  arriva  devers  eux  et  leur  fit  la  re- 
lation de  sa  response ,  dont  petitement  se  tinrent  à  con- 
tens,  et  le  renvoyèrent,  sur  pied,  dont  il  estoit  venu,  signif- 
fier  au  duc  que,  si  prestement  il  ne  vouloit  riens  dire,  ils  le 
combattroient  devant  ses  portes,  mais  ne  vouloient,  ne  ne 
pouvoient  attendre  jusques  à  demain ,  pour  cause  qu'ils 
estoient  un  grand  monde  de  gens  et  n'avoient  nuls  vivres 
et  n'en  savoient  où  recouvrer.  Sy  partist  le  héraut  .et 
revint  à  Roye  de  rechief,  et  fit  son  message,  tel  que  vous 
avez  oy  :  sur  quoy  fut  respondu  que  meshuy  il  estoit  bien 
tard  ;  mais  premier  que  la  bataille  faulsist  par  nécessité 
de  vivres,  le  duc  leur  envoyeroit  la  moitié  des  siens  pour 
celle  nuit  et  d'abondant  leur  donneroit  seureté  d'absti- 
nence de  guerre  pour  toute  celle  nuit  jusques  au  matin 
pour  eux  aiser  et  reposer  en  paix.  Et  si  cela  ne  leur  suffi- 
soit  et  que  à  toutes  fins  ils  voulsissent  combattre,  venis- 
sent  hardiement  jusques  auprès  de  la  ville,  et  ils  trouve- 
roient  rencontre.  Sy  retourna  arrière  le  héraut  devers  eux, 
et  les  trouva  plus  approchiés  de  la  ville  que  ne  les  avoit 
laissié.  Et, donnée  sa  response,  la  mirent  en  nonchaloir, 
comme  devant  et  s'en  gaudirent,  disans  que  en  lu}^ 
n'avoit  pas  tant  de  hardement;  mais  s'il  vouloit  venir, 
qu'il  venist  :  ils  ne  luy  donneroient  de  respit,  ne  jour,  ne 
heure. 


DE  ClIASTELLAIN.  43î) 

Or  vinrent  les  nouvelles  à  Roye,  comment  les  Fran- 
çoys  estoient  venus  jusques  à  bien  près  de  la  ville. 
Par  quoy ,  quant  le  duc  en  fut  averti ,  tout  le  monde  ne 
l'eust  tenu  alors  qu'il  ne  fust  monté  à  cheval  et  qu'il 
n'eust  voulu  monstrer  visage  à  ses  ennemis  par  semblant 
de  non  les  cremir ,  comme  il  ne  fit  ;  et  l'eust  bien 
monstre,  piéçà  avoit,  si  n'eussent  esté  les  sag*es  d'entour 
luy  qui  l'en  détinrent  pour  un  mieux.  Maintenant  toutes- 
voyes,  quant  le  virent  ainsi  esmeu  et  que  l'occasion  y 
escliéoit  mieux  que  devant,  pour  ce  que  si  approchés 
estoient  de  luy,  par  manière  de  menace  comme  de  le  tenir 
en  sa  tannière ,  tous  d'un  commun  accord  se  mirent  en 
bataille  au  dehors  de  la  ville  avecques  luy,  reconfortés 
de  leur  aventure,  puisqu'il  falloit  que  ainsi  fut,  et  se  mi- 
rent en  arroy,  comme  bien  asseurés  en  qui  avoit  courage 
et  vaillance  largement,  non  pas  à  cheval  ceux  qui  dé- 
voient faire  le  fait,  pour  eux  enfuir,  mais  à  pied,  tout 
fermes  et  arrestés  et  bien  arrengiés,  hommes  d'armes  et 
archers,  chascun  en  son  lieu.  Or  vouloit  ainsy  l'aven- 
ture, ne  sçay,  qu'entre  ces  deux  batailles  avoit  des  mares- 
cages  et  de  mauvaises  eaues  par  lesquelles,  sans  grant 
péril  et  à  l'une  puissance  et  à  l'autre ,  mal''  se  pouvoient 
joindre  et  entre-assembler,  excepté  que  par  orgueil  d'un 
costé  et  d'autre  ils  pouvoient  mouvoir  escarmouches  les 
uns  sur  les  autres  et  monstrer  leurs  courages  sans  venir  h 
autre  effet  ;  dont  pluseurs  en  y  eut  de  faites  en  celle 
heure,  bien  fières  toutesvoyes  ;  mais  Françoys  voyans  que 
jà  estoit  tard  et  que  de  vivres  estoient  en  grand  danger 
pour  la  nuit,  cryans  et  huans  après  leurs  ennemis,  despite- 
ment  tournèrent  bride  et  partirent  ;  et  non  ayans  puissance 
de  pux  entretenir  ensemble,  prist  chascun  son  chemin 
devers  sa  garnison  en  diverses  routes,  et  chevauchèrent 


140  CHRONIQUE 

toute  nuit  jusques  venir  en  lieu  de  leur  retraite;  et  en 
point  prist  fin  la  haute  et  grant  menace  que  avoient  pré- 
parée au  duc  leur  ennemi,  auquel  demain  le  matin  vint 
devers  luy  le  conte  de  Stafort,  ensemble  le  seigneur  de 
Villeby  et  messire  Jehan,  bastard  de  Saint-Pol  atout  six 
cens  combattans;  mais  Françoys  estans  j  à  partis  d'en- 
samble,  sy  ne  servist  de  riens  leur  venue  à  celle  heure. 
Espoir  aussi  que  Dieu  ne  vouloit  point  que  autrement  en 
fust ,  pour  préservation  de  l'une  des  parties,  ou  de  toutes 
deux  peut-estre,  dont  les  jugemens  de  la  victoire  gisent 
en  son  secret  oîi  nul  ne  peut  attaindre  que  lui  seul. 

Celle  nuit  reposa  encore  à  Roye  le  duc  bourgongnon  dure- 
ment en  soussy  que  son  honneur  n  eust  esté  touché  de  trop 
près,  d'avoir  eu  présentation  de  bataille  deux,  trois  fois  en 
un  jour  devant  luy  et  non  l'avoir  réellement  livrée  à  ses  re- 
quérans  ;  et  combien  que  chascun  lui  alléguast  raisons  et 
diverses  réparations  ,  et  monstrast  vivement  que  assez  en 
avoit  fait  en  tout  honneur  précis,  toutes  fois  par  hautesse 
de  son  noble  courage  en  qui  onques  peur  n'entra,  ne  lâ- 
cheté, ne  se  savoit  comment  pacifier  en  dedens  sa  con- 
science, là  où  tousj  ours  malgré  luy  et  à  force  vouloit  bour- 
jonner  un  remors  de  soussy  et  de  doute  de  son  honneur 
blessé,  qui  luy  eust  esté  plus  amer,  si  ainsy  fust  avenu,  que 
le  pas  de  la  mort.  Et  moy-mesmes  le  puis  avérer  par  cas 
semblable  où  l'ay  vu  et  ouy  eslire  le  goust  de  mort  pre- 
mier que  porter  nulle  lésion  en  son  honneur  par  faute 
procédée  de  luy.  Sy  en  fut  toute  la  nuit  en  dure  turbation 
de  cœur;  et  non  merveilles,  car  plus  sont  gens  vertueux 
et  excellentement  doués  de  Dieu,  plus  sont  leurs  honneurs 
tendres  et  dangereux  à  l'encontre  de  toutes  obscurtés,  et 
plus  y  mettent  difficulté  à  les  niaintenir  sans  reproche, 
considérans  que,  si  la  glace  est  une  fois  boutée  en  un  dia- 


DE  CILVSTELLAIN.  141 

mant,  comme  bel  que  soit,  autrement  jamais  ne  s'en  retire 
(ju'il  n'y  père  '  ;  et  d'une  perle  noircie,  quel  lavement  on 
luy  baille,  jamais  ne  retourne  à  sa  première  clarté,  ny 
blanclieur  naïve.  Semblablement  ce  prince  recordoit toutes 
ces  choses  à  par  luy,  non  pas  que  la  cause  y  fust  telle 
comme  il  la  doubtoit,  ne  qu'il  en  fust  à  blasmer,  mais  luy 
mou  voit  de  perfection  et  de  noble  vertu  qui  estoit  en  luy, 
comme  un  adroit,  vray,  noble  cœur  ne  pourroit,  ne  vou- 
droit  recevoir,  ne  porter  riens  d'ort,  ne  de  vil  en  dedens  son 
clos,  pour  ce  que  ordure  et  noblesse  sont  en  tout  contraires 
et  ennemies  natures  ensamble.  Enfin  toutesvoyes  par  re- 
monstrances  des  bons  et  vaillans  chevaliers  d'emprès  luy 
et  par  raison  propre,  il  s'en  asseura  petit  à  petit  et  laissa 
couler  les  aventures  du  monde  telles  qu'il  plaist  à  Dieu  les 
envoyer  et  se  rappaisa  de  tout. 

CHAPITRE  XL. 


Comment  le  duc  de  Bourgongnc  prist  son  retour  vers  ses  pays  où 
il  estoit  durement  amé.         ■• 


Or  vint  le  jour  que  le  conte  de  Stafort  vint  devers  luy, 
comme  j'ai  dit,  mais  ne  vint  point  à  heure  de  besoing-  ; 
par  quoy  n'en  convient  faire  longue  mention  ;  mais  trop 
bien  du  département  du  duc  qui  se  fît  la  matinée,  Sy  faut 
savoir  que  au  partir  de  là  il  alla  tout  droit  vers  une  place 
nommée  Lagny-les-Castaingniers ,  que  ses  ennemis  te- 
noient;  et  y  avoit  beaucoup  de  nobles  et  vaillans  gens 
dedans,  qui  moult  grevoient  ses  pays,  et  entre  les  autres 
y  avoit  l'abbé  de  Saint-Pharon-lcz-Meaux ,  frère  au  sei- 

•  (Iti'il  n'y  père,  qu'il  n  y  paraisse. 


itl  CimONlQUE 

gneur  de  Gamaces',  et  depuis  abbé  de  Saint-Denis  en 
France.  Ces  gens-cy  estoient  liants  et  fiers  et  rndes  à 
l'henre  quant  le  duc  vint  devant  eux,  et  usoient  de  gros 
langages,  comme  gens  de  guerre  ont  appris,  cbascun  pour 
son  parti  soutenir.  Dont  il  s'ensui  que  le  duc  y  mist  son 
siège  et  le  continua  par  l'espace  de  six  jours,  au  bout 
desquels  il  les  constraindit  d'eux  rendre  à  sa  volenté.  Et 
eux  reçus  en  cest  estât,  tantost  en  fist  pendre  une  quan- 
tité ;  et  l'abbé  de  Saint-Pharon  et  les  nobles  hommes  qui 
là  estoient,  bien  gens  de  bien ,  fit  détenir  prisonniers  ;  et 
la  jDlace  fît  démolir  toute  jus  et  raser  par  terre.  Et  ce  fait, 
entendu  que  les  jours  n'estoient  de  nuls  exploits  et  les 
nuits  froides  et  pleines  de  péril  de  mort ,  comme  au  mois 
de  décembre,  prist  son  retour  vers  ses  pays,  et,  venu  à 
Arras,  rompist  son  armée  et  renvoya  chascun  en  sa  mai- 
son jusques  au  nouveau  temps  prochain  ;  et  lui  s'en  alla 
en  ses  pays  de  Flandres  et  Brabant  ;  et  le  conte  de  Sta- 
fort  avecq  pluseurs  remerciemens  s'en  retourna  en  Nor- 
mandie. 

Moult  firent  grant  feste  Flamengs  et  Brabanclions  de 
leur  prince  retourné  sain  et  sauf  vers  eux.  et  le  recevant 
en  leurs  villes,  allèrent  au  devant  de  luy  à  croix  et  gon- 
plianons,  comme  s'il  retournast  d'un  royaume  longtain, 
par  regard  que  avoient  aux  dangers  des  guerres  et  des 
tribulations  dont  il  venoit  sauf.  Et  coustumièremeut  du- 
rant icelles  et  tout  le  temps  que  eu  guerre  estoit  occupé, 
les  autres  fois,  jusques  en  fin  de  sa  vie,  les  villes  de  ses 
pays  ordinèrement  souloient  porter  et  faire  processions 
pour  luy,  afin  que  Dieu  le  voulsist  préserver  de  mal  et 


»  Sur  Philippe  de  Gamaches,  voyez  VIItxMre  de  Charles  F//,  pf"" 
M.  Vallet  de  Viriville,  I,  p.  301. 


DE  CHASTELLVIN.  143 

d'encombre.  Et  n'ay  vu  prince  de  mon  temps  de  telle  dé- 
lection  à  son  peuple,  ne  si  cordialement  aimé  et  douté, 
comme  estoit  cestui  ;  car ,  sans  propres  vertus  et  mérites 
dont  il  estoit  plein,  il  pouvoit  prospérer  et  fructifier  en  la 
très-charitable  et  soingneuse  déprécation  de  ses  sujets  qui 
journellement  y  labouroient  et  veilloient  ;  non  obstant  que 
luy  seul  tira  plus  de  bien  et  d'argent  d'eux  durant  sa  vie 
que  tous  les  autres  ses  devanciers  ensamble,  de  trois  à 
quatre  cens  ans  de  devant  luy,  non  pas  par  tyrannie,  non 
pas  par  rappine,  ny  par  voye  d'extorsion,  mais  par  amour 
et  gratuité  procédant  de  ferme  dilection  à  luy;  pour  ce  que 
begnin  estoit,  doux  et  humain  en  communication  avecques 
eux  en  temps  de  paix  ',  et  en  temps  d'estrif  avec    quel- 


'  En  1437,  un  conseiller  flamand  osa  proposer  au  duc  de  Bourgogne 
un  nouveau  système  de  gouvernement  qui,  en  limitant  l'autorité  du 
prince,  lui  eût  assuré  le  plus  solide  appui,  l'amour  du  peuple. 

'<  Monseigneur,  disait-il  au  duc  de  Bourgogne,  vos  faits  sont  trop 

«  dangereux On  parle  étrangement  sur  votre  personne  et  sur  votre 

«  gouvernement Il  faut  que  vous  vous  consacriez  avec  zèle  au  gou- 

«  vernement  de  vos  pays,  que  vous  preniez  vos  faits  à  cœur,  que  vous 
«  vous  mettiez  à  raison,  que  vous  modériez  vos  largesses,  que  vous 

«  corrigiez  votre  légèreté Tous  vos  sujets  font  des  vœux  pour  que 

«  vous  vous  gouverniez  selon  la  raison,  que  vous  n'accabliez  plus  vos 
<■  peuples  de  tailles  et  d'exactions,  et  que  vous  supprimiez  vos  dépenses 
«  frivoles  et  superflues.  En  vous  conduisant  selon  la  raison  et  la  jus- 
<■  tice,  vous  acquerrez  meilleure  renommée  que  vous  n'avez  à  présent, 
i<  le  peuple  mettra  sa  confiance  en  vous,  et  vous  courrez  compter  sur 
«  lui.  .. 

L'auteur  de  ces  remontrances  s'excusait  de  parler  ainsi,  «  estant 
«  personne  de  petit  estât  et  peu  garni  de  sens  et  d'expérience,  »  mais 
il  se  croyait  tenu,  comme  humble  et  loyal  serviteur  du  prince,  de  se 
rendre  utile  autant  qu'il  était  en  lui,  et  il  étudiait  jour  et  nuit  les  meil- 
leurs moyens  de  remplir  ce  devoir. 

Selon  son  opinion,  il  était  urgent  que  le  duc  de  Bourgogne  rétablît 
la  paix  entre  la  France  et  l'Anglpterrc,  qu'il  apaisât  ses  sujets  mécon- 
tents, qu'il  aff'ranchît  l'agriculture  du  pillage  des  gens  de  guerre,  qu'il 
ranimât  le  commerce  et  qu'il  arré^tât  avec  la  môme  énergie  les  passions 
auxquelles  s'abandonnaient  les  grands  et  celles  qui  déj;i  entraînait^nt 


iU  CllROMOUE 

qu'un,  prince  redoutable  moult  et  animeux  pour  les  def- 
fendre.  Dont ,  qui  vou droit  voir  à  la  monte  des  sommes 
recueillies  à  son  profit  depuis  son  règne,  est  de  très-grosse 
extimation;  qui  toutesvoyes,  ou  la  plus  part,  fondirent  en 
la  malédiction  des  guerres  çà  et  là  maintenues  par  luy, 
ou  par  nécessité  du  bien  publique,  ou  par  utilité  aucune 


le  peuple;  a  car  si  convoitise  est  entre  les  g-rans  et  puissans  hommes, 
«  encore  est-elle  plus  entre  les  populaires.  » 

Cinq  années  plus  tard,  celui  qui  avait  donné  ces  conseils,  remar- 
quant que  rien  n'était  corrigé,  ni  dans  les  abus,  ni  dans  les  dépenses, 
fît  parvenir  au  duc  de  nouvelles  remontrances.  Cette  fois,  il  crut  devoir 
découvrir  davantage  la  pensée  à  laquelle  il  obéissait,  et,  après  avoir 
énuméré  les  tristes  conséquences  de  l'autorité  absolue,  il  n'hésita  pas 
à  proposer  rétablissement  d'un  gouvernement  constitutionnel  et  repré- 
sentatif, afin  de  donner,  dès  le  quinzième  siècle,  à  la  Belgique  cette 
unité  forte  et  prospère  qui,  longtemps  encore,  devait  se  dérober  à  ses 
espérances,  au  milieu  des  désastres  des  guerres  et  des  révolutions. 

La  première  mesure  à  prendre  est  la  couA-ocation  des  états,  d'après 
l'ancien  usage  du  pays.  Le  duc  leur  annoncera  que  désormais  il  ne 
prendra  plus  les  armes  si  ce  n'est  de  leur  avis.  Il  leur  fera  aussi  con- 
naître qu'afin  d'acquérir  la  grâce  de  Dieu,  qui  tient  les  victoires  dans 
ses  mains,  l'affection  de  ses  sujets,  plus  nombreux  que  ceux  d'aucun 
autre  prince,  et  cette  bonne  renommée  qui  étend  son  utile  influence 
jusque  chez  les  nations  étrangères,  il  a  résolu  d'assurer  à  ses  peuples 
un  gouvernement  régulier,  juste  et  clément  ;  car  «  la  plus  belle  offrande 
"  que  prince  puet  faire  à  Dieu  est  de  gouverner  le  peuple  qu'il  a  de- 
"  soubs  luy  en  raison  et  justice  droiturière.  »  C'est  ainsi  qu'il  devien- 
dra le  plus  aimé,  le  plus  honoré,  le  plus  redouté  de  tous  les  princes 
chrétiens,  et  c'est  surtout  à  ceux  qui,  comme  lui,  ne  connaissent  d'au- 
tres juges  que  Dieu  et  leur  conscience,  qu'il  appartient  de  donner  à 
tous  l'exemple  de  bien  vivre.  Le  duc  promettra  donc  aux  états  qu'il  vi- 
vra «  par  autre  manière  qu'il  n'avoit  vécu  jusque-là,  »  et  qu'à  l'avenir, 
il  se  gouvernera  par  conseil  eslu.  »  Tout  ceci,  le  duc  le  jurera  sur  sa 
parole  de  prince,  et  afin  que  cet  engagement  soit  plus  solennel,  son 
serment  sera  publié  dans  toutes  les  villes  du  pays. 

Qu'est  ce  «  conseil  eslu  »,  par  lequel  se  gouvernera  le  duc?  Ici  nous 
ne  rencontrons  que  des  lumières  insuffisantes.  On  appelle  les  membres 
du  «  conseil  eslu  »  des  gens  notables,  des  preud'hommes  de  bonne  re- 
nommée et  conscience,  et  bien  qu'il  soit  fait  allusion  à  la  part  que  le 
duc  prendra  à  leur  choix,  on  ne  peut  s'empêcher  d'y  voir  les  représen- 
tants permanents  des  états.  Chargés  de  la  vaste  mission  de  surveiller 


DE  CIIASTELLAIiN.  Wi 

autre  part,  comme  en  bien  esiiluchant  sa  légende  clère- 
ment  se  trouvera  tout  par  tout,  qui  peine  y  voudra  mettre 
à  le  querre.  Sy  ne  furent  ses  pays  jamais  dénués,  pour- 
tant ,  ne  de  riens  plus  rés  de  près  que  n'avoient  accous- 
tumé  ;  mais  les  maintenoit  fertiles  et  abondans,  riches 
et  drus  autant  que  onques  paravant,  et  les  outrepassés  en 


l'aflministration,  la  justice  et  les  finances  (les  dépenses  du  duc  d.; 
Bourgogne  devaient  être  réglées  par  un  budget),  ils  ne  prendront  pos- 
session de  leur  charge  qu'après  avoir  juré  qu'ils  ne  feront  rien  ni  par 
flatterie,  ni  par  crainte,  ni  par  dissimulation,  et  que,  dans  tous  les  cas, 
ils  diront  franchement  au  conseil  ce  qu'ils  auront  «  sur  le  cœur,  selon 
«  leur  conscience  et  opinion.  »  Le  duc  leur  reconnaîtra  ce  droit  de  parler 
librement,  fût-ce  «  contre  son  affection,  »  fût-ce  «  contre  son  plaisir.» 
car  «  il  luy  plaist  que  vérité,  justice  et  franchise  aient  autorité  en  dé- 
«  boutant  flatterie,  convoitise  et  rapine.  » 

Voici  comment  notre  anonyme,  après  avoir  justifié  son  système 
par  les  détails  les  plus  intéressants,  apprécie  cette  réforme  à  jamais 
digne  de  mémoire,  qu'il  appelle  «  la  nouvelle  ordonnance,  »  à  par- 
tir de  laquelle  le  duc  .(  se  mettra  à  raison  et  se  délaissera  de  ses 
volontés.  » 

«  S'il  sembloit  à  mondit  seigneur  le  duc  que  de  conduire  son  fait 
«  par  conseil  fust  servage  et  amenrissement  de  son  autorité,  il  ne  le 
«  doit  ainsy  entendre,  car  vivre  vertueusement  et  sagement  n'est  pas 
«  servage,  mais  franchise  et  liberté.  Toutes  les  bonnes  ymaginations 
«  et  mouvemens  proufStables  qui  lui  vendront  au-devant,  seront  par 
«  conseil  de  preud'hommes  avancés,  amendés  et  mis  par  bonne  sa- 
«  gesse  et  pratique  à  exécution,  et  par  contraire,  par  conseil  sera  des- 
«  meus  et  advertis  du  mal  qui  s'en  puet  ensuir...  La  vérité  est  telle 
«  qu'il  sera  plus  honnouré  des  sages  et  vaillans,  amé  de  ses  subgès  et 
«  secouru  par  eulx  a  tous  ses  besoings  et  cremu  de  ses  ennemis  cent 
«  fois  que  de  vivre  volontairement  en  grans  beubans,  une  fois  faisant 
«  justice  et  usant  de  conseil,  et  l'autre  non  ;  car  en  telles  seignouries 
«  muables  et  volontaires,  nul  no  s'ose  asseurcîr,  mais  vivent  tous  les 
.'  subgès  d'un  prince  en  doute  et  suspection,  en  Inquelle  ne  peut  avoir 

«  parfaite  amour Après  la  grâce  do  Dieu,  la  vraie  seureté  et  def- 

«  fence  à  mondit  seigneur  est  en  ses  subgès,  dont  il  puet  avoir  les 
«  cuers  en  se  gouvernant  par  raison  et  justice.'  » 

Ni  l'une,  ni  l'autre  de  ces  remontrances  ne  fut  écoutée.  La  première 
avait  été  suivie  de  près  par  la  grande  sédition  do  Bruges  ;  la  seconde 
pr«:céda  de  peu  d'années  l'insurrection  des  Gantois. 

Je  les  ai  publiées  l'une  et  l'autre,  Bulletins  de  l'Acadi^mie,  t.  XIV. 


146  CHRONIQUE 

félicité  (le  tous  leurs  voisins.  Par  quoy,  comme  Dieu  luy 
donna  grâce  d'estre  augmenteur  et  nourrisseur  de  leur 
paix ,  non  merveilles  si  au  peuple  aussi  il  donna  faveur 
envers  luy  d'estre  augmenteur  de  sa  substance  et  l'avan- 
ceur  de  ses  plaisirs,  comme  par  loy  divine  et  humaine 
bontés  précédentes  se  doivent  rémunérer  par  semblables 
rétributions,  mais  vuider  me  convient  de  ces  termes  main- 
tenant jusques  à  une  autrefois  que  plus  cause  de  plus  grant 
titre  me  conviendra  entrer  plus  parfont,  par  requeste  de 
la  matière  qui  m'y  constraindra  ,  et  venir  au  point  qui  se 
présente  à  mes  yeux;  c'est  Bruxelles,  qui  le  reçut  main- 
tenant bien  solemnellement  en  dedans  son  clos,  là  où  il 
trouva  la  ducliesse  toute  preste  de  gésir  d'enfant,  dont  on 
ne  faisoit  que  attendre  l'heure  du  plaisir  de  Dieu.  La- 
quelle, venue  à  son  cours  déterminé,  lui  délivra  un  bel 
enfant  masle,  le  premier  que  avoit  jamais  engendré  eu 
trois  femmes.  Sy  furent  d'icelui  nouveau-né  faits  les  feux 
en  multitude  de  villes  de  ses  pays,  et,  souverainement  en 
Bruxelles  et  par  tout  Brabant  plus  que  ailleurs,  parce  que 
l'aventure  leur  estoit  avenue  en  leur  pays  ;  et  s'en  glori- 
fioient  moult,  disansque  l'enfant  estoit  impérial  et  digne  de 
parvenir  au  sceptre  du  monde,  parce  que  né  estoit  en  l'em- 
pire ,  et-  futur  duc  de  Brabant  exempt  entièrement  de  la 
couronne.  Or  estoit  venu  es  marches  de  par  deçà,  comme 
voyageur,  un  moult  noble  et  gentil  prince  du  royaume  de 
Hongrie,  nommé  le  conte  de  CiP,  lequel  ayant  avecques 
lui  quarante  gentils. hommes  moult  honnestes,  à  la  mode 
du  pays,  avoit  esté  à  Bruges  bonne  pièche  de  temps,  et  de 
là,  sentant  la  venue  du  duc  à  Bruxelles,  s'en  vint  devers 
luy ,   lequel  honnorablement  le  reçut,  comme  il  apparte- 

'  Ulric,  comte  de  Cillei,  frère  d'Albert,  roi  de  Hong-rie.  Il  périt  as- 
sassiné en  1456. 


DE  CHASTELLAIN.  147 

noit,  pour  cause  que  estranger  estoit  et  de  longtain  pays. 
Sy  vint  si  bien  à  point  que  le  duc,  soy  voyant  en  nécessité 
de  compère,  délibéra  de  requérir  ce  noble  conte  estranger; 
lequel ,  après  la  requeste  à  luy  faite ,  ne  fut  jamais  plus 
joyeux,  et  s'en  tint  à  honnoré  grandement  ;  et  devint  com- 
père du  duc  avecques  l'évesque  de  Cambray,  seigneur  et 
héritier  de  Liedekercke  et  de  Lens'.  Et  estoient  marines 
la  duchesse  de  Clèves  sa  sœur^  et  la  contesse  de  Namur', 
fille  du  conte  de  Harcourt.  A  cestui  baptisement  avoit  de 
grandes  solemnités  et  cérémonies  monstrées,  pour  cause  que 
c'estoit  le  premier  né  et  l'expect  héritier  de  tant  de  seigneu- 
ries et  de  pays.  Par  la  ville  se  faisoient  convives*  et  grans 
conjoïssemens  entre  les  nobles  et  le  peuple  et  bourgeois.  Sy 
faisoient  joustes,  riches  et  pompeuses,  et  s'efforçoit  chas- 
cun  à  faire  feste  et  solemnité  du  nouvel  héritier,  lequel, 
par  singulière  affection  du  duc  et  de  la  duchesse,  fut 
nommé  Anthoine,  et  ainsi  ne  porta  point  le  nom  du  parin 
estranger.  Cestui  Anthoine  n'estoit  pas  toutesvoyes  viva- 
ble  longuement,  mais  trèspassa  dedens  la  mesme  année, 
dont  multiplia  autant  de  tristeur  à  le  perdre  comme  grant 
joye  s'estoit  démenée  en  l'avoir  acquis'. 


•  Jean  de  Gavre.  Il  mourut  en  1436  ou  1438  au  château  de  Liede- 
kerke,  et  fut  enseveli  à  Cambray  dans  la  même  tombe  que  ses  frères 
immolés  à  la  bataille  d'Azincourt. 

2  Marie  de  Bourgogne  avait  épousé  en  1406  Adolphe  IV,  duc  do 
Clèves. 

2  Jeanne  d'Harcourt,  comtesse  de  Namur.  Elle  écrivit  un  livre  sur 
le  cérémonial  des  cours,  qui  est  cité  par  Aliéner  de  Poitiers. 

*  Convives,  repas,  festins. 

«  Antoine,  fils  aîné  du  duc  Philippe  et  d'Isabelle  de  Portugal,  sa 
troisième  femme,  naquit  à  Bruxelles  le  30  septembre  1430  et  mourut 
le  5  février  1431.  «  Et  quand  les  nouvelles  en  furent  portées  au  duc  de 
'<  Bourgogne,  il  en  fut  moult  dèsplaisant  et  dist  à  ceulx  qui  ce  luy 
"  noncièrent  :  Plust  à,  Dieu  que  je  fusse  mort  aussi  josne  :  je  me  tenroie 
«  bien  heures.  »(Monstrelet.) 


U8  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XLL 


Comment  à  partir  de  celle  année  les  faits  du  duc  Philippe  de  Bour- 
gong-ne  montèrent  en  gloire,  comme  d'un  véritable  Auguste. 


Moult  EToit  eu  d'affaires  ce  haut  prince  le  duc  Phi- 
lippon  en  ceste  année  trente  de  son  mariage  ' ,  auquel,  selon 
le  proverbe  des  vieilles  qui  le  treuvent  en  leur  quenoulle, 
disent  aucuns  que  volontiers  advieunent  aux  nouveaux 
mariés  aucunes  adversités.  Lequel  dit,  si  vray  est,  en  ces- 
tui  n'a-il  point  menti  ;  car  onques  repos  ne  reçut,  mais 
largement  tribulations  et  adversités,  comme  avez  oï.  Tant 
du  costé  de  France  comme  en  Liège  et  de  ses  j^ropres  sujets 
et  souverainement  des  guerres  de  France ,  il  y  reçut  de 
gros  desplaisirs  et  beaucoup,  en  ruine  de  ses  gens,  eu 
perte  de  ses  nobles  chevaliers,  que  morts,  que  pris,  sans 
autres  injurieuses  hautaines  que  ses  ennemis  françoys  luy 
firent  et  monstrèrent  depuis  Compiègne  délivrée.  En  quoy 
fortune  le  vouloit  examiner,  ce  sembloit,  et  essayer  com- 
ment il  s'y  porteroit  patient ,  pour  tant  plus  l'eslever 
dignement  après  et  essourdre  en  ses  vertus.  Laquelle 
chose  je  dis,  pour  cause  que,  de  celle  heure  en  avant, 
tousjours  sa  vie  et  sa  gloire  alloient  montant  et  augmen- 
tant de  degré  en  degré,  et  commençoient  à  resplendir  ses 
faits  et  renommée  en  terre  par-dessus  tous  autres ,  tant 
par  abondances  de  grâces  et  vertus  qui  se  trouvoient  en 
luy,  comme  par  multitude  des  faveurs  de  fortune  qui  se 
résolvoient  sur  sa  maison,  qui  seule  entre  les  chrestiennes 
en  ce  temps  estoit  reluisant  en  fertile  richesse  et  de  haute 

'  1430,  année  du  troisième  mariag'e  du  duc  de  Bourgogne. 


DE  CHASTELLAIN.  149 

noble  chevalerie,  dont  nulle  autre  part  ne  se  trou  voit  pa- 
reille, sans  ce  que  l'abondance  des  biens  y  estoit  telle  que 
les  distribue urs  de  deniers,  ennuyés  de  tenir  argent  clos, 
constraindoient  souvent  les  uns  et  les  autres  à  venir  querre 
leur  dû,  les  uns  pour  gages  de  leur  service,  les  autres 
pour  dons  donnés  sans  requeste.  Sy  ne  se  pouvoit  pas  la 
maison  tant  seulement  estre  nommée  riche  et  plantive, 
mais  court  de  multitude  et  d'affluence  de  toute  félicité 
sans  rive  et  sans  nombre,  voire  si  avant  que  ses  hautes 
abondances  pouvoient  estre  occasion  assez  d'envie  à  tout  le 
monde  ailleurs,  considéré  encore  les  hauts  affaires  que 
pouvoit  avoir  et  porta  longuement  depuis  encontre  le  roy 
son  adversaire,  le  roy  de  France,  encontre  Hollandois, 
Frisons,  Angles  en  Hollande,  en  contre  Liégeois,  Allemans 
autre  part,  à  quoy  il  convenoit  furnir  en  tout  et  non 
moins  continuer  son  estât,  lequel  n'alloit  point  diminuant 
pourtant,  mais  croissant tousj ours  et  multipliant  en  gloire, 
en  décoration  et  en  toute  splendeur  ;  et  là  où  autres  mai- 
sons et  palais  se  dévestoient  de  sens  et  de  stabilité,  ceste- 
icy  se  édifioit  de  prudence  et  équité  par  embas  et  se  paroit 
en  sa  sublimité  de  vertu  ;  et  en  dedens  elle  se  présentoit 
retraite  et  refuge  d'honneur  et  de  savoir,  comme  vu  ay 
assez  que  l'honneur  et  le  sens  de  France  y  reposoit  seul  et 
que  les  nobles  viellars  expuls  '  autre  part  y  quéroient 
repos.  Considéré  en  moy  doncques  meurement  le  principe 
de  luy  tel,  le  moyen  aussi  de  sa  vie,  si  hautement  con- 
duite en  stabilité,  et  le  remanant  tyré  à  si  glorieuse  fin, 
je  ne  sauroye  mais  que  dire,  fors  que  Dieu  et  nature  l'a- 
voient  voulu  bienheurer  et  multiplier  en  moult  de  hautes 
singularités  et  grâces,  pour  lui  faire  traire  et  sortir  le 


Expuls,  chassés,  bannis. 

TOM.    II.  10 


ISO  CHROINIQUE 

nom  de  ce  dont  ils  lui  donnèrent  la  réalité  ;  c'estoit  le  nom 
d'Auguste,  qui  tousjours  a  esté  trouvé  augustant  et  multi- 
pliant en  victoires,  en  conquestes,  en  successions,  en  plu- 
seurs  oifres  et  présentations  de  fortune  esmerveillablement 
grandes,  et  en  toutes  singulières  et  excellentes  beson- 
gnes.  Non  ayant  seigneurie  ailleurs,  en  cestes-icy  l'ont 
fait  florir  les  influences  du  ciel,  tellement  que  les  régions 
longtaines  du  monde  et  les  sarassines  voix  le  clamoient 
le  grand  duc  d%  Ponant,  pour  la  multitude  de  ses  terres, 
seigneuries  et  puissances  accouplées  ensamble,  que  nul 
onques  prince  devant  soy  ne  tint,  ne  ne  submist  à  sa  dic- 
tion que  cestui  seul,  sans  encore  le  sceptre  souverain  des 
chrestiens  refusé  par  luy  trois  fois,  et  pluseurs  autres 
espécialités  qui  l'extolloient  et  le  gloriffioient  outre  le  com- 
mun cours  et  condition  de  tous  autres  princes  ailleurs. 
Par  quoy,  ayant  tourné  mes  yeux  à  ce,  là  où  Dieu  avait 
eslargi  ses  faveurs,  et  tendant  à  lui  donner  titres  et  nom 
selon  le  vray  de  sa  fortune,  soubs  bénigne  souffrance  et 
permission  toutesfois  des  autres  roys  et  ducs  auxquels  je 
proteste  de  nulle  intention  d'injure,  ne  de  rabassement, 
mais  à  cestui  seul,  fondé  en  cause  très-juste  et  prouvable, 
ay  attribué  le  nom  vray  di^ Auguste  duc,  tant  pour  ses  for- 
tunes et  félicités  qui  tousjours  estoient  augustes  et  multi- 
pliantes, comme  pour  ce  que,  le  dernier  jour  de  juillet,  au 
commencement  d'aoust',  il  nasqui  en  la  montance  du 
signe  du  lyon,  dont,  et  par  nature  et  par  propriété  du 
mois  et  du  signe,  il  se  doit  et  peut  nommer  Auguste, 
quant  amplement  et  plainement,  autant  qu'il  se  peut  en- 


'  Chastellain  contredit  ici  l'assertion  des  généalogistes  qui  fixent  la 
naissance  de  Philippe  le  Bon  au  30  juin  1396. 

Philippe-Auguste,  ne  au  mois  d'août  1165,  avait  dû  également,  à 
l'époque  do  sa  naissance,  le  surnom  que  l'histoire  lui  a  conservé. 


m  CHASTELLAIN.  iM 

tendre,  il  eu  a  tiré  la  signification  et  la  réalité  par  effet, 
disant  Auguste  d'aoust  en  quoy  il  nasqui,  et  Auguste  par 
entendement  d'augmenter  et  de  multiplier,  comme  l'aoust 
qui  rend  plénitude  et  multiplication  de  biens,  là  où  le 
signe  du  lion,  qui  n'est  pas  sans  mistère,  va  en  sa  mon- 
tance  et  essource,  lequel  pareillement  de  sa  propriété  et 
nature,  le  doue  et  bienlieure  de  sa  signification;  c'est  de 
victoire,  de  triomphant  courage  et  de  belliqueuse  condi- 
tion, par  lesquels  et  en  propres  vertus  et  en  faveurs  et  di- 
lections  de  fortune  tousjours  il  a  tournoyé  à  l'environdece 
nom  Auguste,  et  finablement  tant  continué  dessus  que  en 
esgale  mesure,  par  fortune  comme  par  naissance,  il  lui  a 
esté  dû,  et  m'a  semblé  propre  de  luy  attribuer. 


CHAPITRE  XLII. 

Comment  George  escrit  et  mentionne  les  louenges  vertueuses  des 
princes  de  son  temps,  pour  attaindre  ceux  qui  ont  clèrement 
vescu. 

Afin  que  ne  sois  noté  de  faveur  ou  de  trop  légier  ju- 
gement en  propre  affection,  comme  les  plus  eslites  et  les 
plus  précieuses  pierres  se  jugent  par  autres  emprès 
adjoustées,  expédient  me  semble  à  mettre  ici  en  conte 
tous  universellement  les  princes  ses  contemporains  et 
princes  du  mesmes  temps  de  sa  régnation,  afin  que  par  re- 
gard jette  sur  tous,  on  pust  venir  à  élection  d'un  entre 
autres  le  plus  cler  et  lequel  seul  en  son  temps,  ou  à  moins 
son  compagnon,  a  méry'  comme  autre  nul  de  porter  le 
très-haut  et  très-substantieux  titre  d'Auguste,  qui  des  Ro- 

»  A  méry,  a  mérité. 


152  CHRONIQUE 

mains  fut  attribué  jadis  aux  empereurs,  non  pas  par  cé- 
rémonies, mais  par  vraye  existence  du  cas  qui  estoit,  et 
comme  en  présent  icy  appert,  et  sj  peut  estre  remonstré, 
le  semblable  de  cestui.  Pour  venir  donques  à  la  distinc- 
tion des  princes,  vray  est  que  Sigismond,  empereur  des 
Eomains,  régna  glorieux  assez  es  parties  d'Allemagne 
avec  le  jeusne  eage  de  cestui,  lequel  toutesvoyes,  de  riens 
augmentant  les  bornes  de  son  empire,  trespassa  Auguste 
viellart  en  titre  commun  aux  meilleurs  ' .  Vint  après  luy  le 
duc  d'Austrice,  empereur,  qui,  non  bien  voulu  de  fortune 
en  longue  régnation,  fut  précipité  en  ses  bonnes  volontés 
et  vertus  par  pourgettée  mort  '.Et  derrenièrement  le  tiers 
Frédéric,  empereur,  qui,  avecques  le  monde  en  sa  descrip- 
tion, n'a  pas  à  paine  acquis  la  grâce  d'un  homme  seul, 
ains  plus  tost  effacement  du  titre  ancien  par  son  vice,  que 
entretenement  d'icelui  par  vertu  ^  Es  mesmes  marches 
aussi  d'Allemagne,  régnoient  tous  en  un  mesme  temps 
les  ducs  Loys,  Albert*  et  Frédéric  en  Bavière,  les  ducs 
Albert  aussi  et  Frédéric'  en  Austrice,  le  duc  de  Saxen  % 
moult  nobles  et  valereux  princes  trèstous,  et  bien  redou- 
tables, mais  non  venus  à  nulle  haute  singularité  de  gloire 
par  exception,  ne  m'ont  pu  donner  nulle  chose  digne  de 
labeur  pour  en  faire  récitation.  Sy  n'est  tant  seulement  le 


^  Sigismond,  marquis  de  Brandebourg,  empereur  en  1411,  mort  au 
mois  de  décembre  1437. 

2  Albert  d'Autriche,  couronné  le  27  juin  1438,  mort  le  27  octobre  de 
l'année  suivante. 

'  Frédéric  III,  élu  empereur  le  2  février  1440  ;  il  mourut  après  un 
règne  fort  long,  mais  peu  glorieux,  le  19  août  1493. 

*  Albert  le  Pieux,  duc  de  Bavière,  1438-1460. 

5  Albert  VI,  mort  en  1463,  et  Frédéric  III,  mort  en  1493. 

*  Cbastellain  veut  parler  de  Frédéric  II,  dit  le  bon  duc  de  Saxe 
(1428  à  1464).  Il  eut  de  sanglants  démêlés  d'abord  avec  les  Hussites, 
ensuite  avec  son  propre  frère,  Guillaume,  landgrave  deThuringe. 


DE  CHASÏELLAIN.  153 

jeiisne  roy  de  Poulaine,  mort  en  confliction  de  bataille 
encontre  les  Turcs  en  l'eage  de  vingt-quatre  ans,  lequel, 
par  infélicité  de  si  courte  vie,  n'a  pu  parattaindre  à  gloire 
de  haute  fortune'.  Ce  mesme  se  peut  alléguer  aussi  de  ce 
jeusne  roy  Lancelot,  roy  de  Bohême  et  de  Hongrie'.  Le 
duc  de  Clèves  aussi,  Adolf,  qui  sous  amie  fortune  fît 
cheoir  en  son  glaive  les  ducs  de  Mons  et  de  Julliers,  ces- 
tuy-cy  laissié  en  sa  gloire,  ne  donra  point  de  répugnance 
à  autres  plus  clers.  Non  fera  son  fils  Jehan,  duc  de 
Clèves,  qui  multitude  de  ses  ennemis  [desconfit]  devant 
Constance;  ne  nuls  aussi  des  Gueldrois, ses  voisins. 

Si  donques  cloant  les  yeux  vers  Allemagne,  je  les  ré- 
duise sur  les  Espagnes  après,  et  que  je  mette  en  compte 
le  roy  don  Juan  de  Castille  et  son  fils^  qui  tous  deux  ré- 
gnèrent contemporains  avec  ce  duc,  qu'en  pourray-je  dire, 
ne  proférer  de  vray,  sinon  que  en  commune  gloire  et  fé- 
licité, comme  leurs  pères,  ils  ont  maintenu  leurs  royaumes 
en  commune  régnation  avecq  les  autres,  jà-soit-ce  que  le 
fils  derrain  régnant,  en  l'invasion  contre  le  roy  de  Gre- 
nade deux  et  trois  fois  s'en  fit  resplendir  hautement ,  et 
adjoustant  sur  gloire  de  père  nouvelle  clarté,  arafreschisa 
renommée  par  singulière  œuvre?  Si  donques  maintenant 
le  roy  navarois*  se  présente  à  ma  plume,  ses  faits,  toutes- 
voyes,  ne  me  causent  nulle  nécessaire  description,  sinon 
qu'en  communes  affaires  et  molestes  encontre  le  roy  cas- 


»  Ladislas,  né  en  1424  (?),  mort  le  10  novembre  1444,  dans  une  ba- 
taille livrée  aux  Turcs,  près  de  Varna.  Cliastellain  a  déjà  fait  allusion 
à  cet  événement,  t.  I,  p.  25. 

2  Ladislas,  que  Cbastellain  appelle  Lancelot,  roi  de  Bohême  et  de 
Hongrie,  mort  en  1457,  à  l'Age  de  18  ans. 

'  Jean  II  et  Henri  IV,  rois  de  Castille.  Ce  fut  en  1462  que  Henri  IV 
conquit  sur  les  Maures  de  Grenade,  la  ville  de  Gibraltar. 

''  Jean  II,  roi  de  Navarre  depuis  1425  jusqu'en  1479. 


134  CHRONIQUE 

telan,  il  peut  avoir  obtenu  de  fortune  commune  portion, 
et  sy  riens  de  celuy  temps  ne  doit  estre  de  réputation  es 
Espagnes.  Le  viel  roy  de  Portugal'  donques,  celuy  seul 
me  tire  l'affection  vers  luy  ;  et  viennent  ses  faits  enson- 
nier  les  portes  de  mon  esprit  par  multitude  de  ses  valeurs, 
qui  victeur  du  roy  de  Castille  en  battaille,  mena  en  Bar- 
barie son  exercite",  là  où  avecques  maintes  méritoires  la- 
beurs et  en  multitude  de  hautes  cbevalereuses  prouesses, 
prist  la  forte  cité  de  Cepte,  qui  encore  aujourd'hui  despite 
les  Barbarins,  et  ne  l'ont  oncques  pu  reconquerre  en  ses 
mains.  Moult  estoit  preud'bomme  cestuy  ;  et  victorieux  et 
bening  en  belle  et  vertueuse  génération,  estmort  bienbeuré, 
glorieux  viellart,  plein  de  haut  los. 

Or ,  si  en  Italie  maintenant  me  transporte  et  en- 
quierre  là  endroit  des  régnans,  qui  y  trouveray-je,  si  n'est 
Alphonse,  roy  d'Arragon,  lequel,  abandonnant  propre  bé; 
ritage  et  pays,  comme  un  Hannibal,  persista  en  longues 
adverses  fortunes,  par  longs  ans,  en  sa  conqueste  de  Cé- 
cille,  et  pris  des  Genevois  devant  Gayette  et  livré  prison- 
nier au  duc  de  Millau,  non  desmeu  toutesvoyes  pour  nulle 
telle  adversité,  constant  persévéra  tousjours,  et  vainquant 
fortune  par  diligence,  enfin  décliassa  son  ennemy.  Re- 
nier, dehors  de  Naples,  triomphant  victorieux  roy,  à  telle 
heure  que  tout  le  cours  de  sa  vie  après  il  y  régna  domp- 
teur '.  De  cestuy  en  vérité  sont  hautes  merveilleusement  les 

•  Jean  I",  dit  le  Grand,  roi  de  Portugal,  s'était  signalé  en  1385  par 
une  grande  victoire  remportée  sur  le  roi  de  Castille.  La  conquête  de 
Ceuta,  qui  eut  lieu  en  1415,  ajouta  une  nouvelle  gloire  à  son  règne. 
Antoine  de  la  Salle  nous  a  laissé  un  récit  fort  remarquable  de  la  prise 
de  Ceuta  (man.  10748  de  la  bibliothèque  de  Bourgogne).  Il  cite  parmi 
les  chevaliers  de  Flandre  et  de  Hainaut,  qui  y  prirent  part,  Henri  d'An- 
toing,  Jacques  de  Hennin,  Philippe  et  Martin  de  la  Chapelle. 

-  Son  exercite  [exercitus),  son  armée. 

^  Alphonse  V,  roi  d'Aragon,  porta  la  guerre  dans  le  rovaume  de 


DE  CHASTELLAIN.  155 

splendeurs  et  de  moult  clère  réputation  les  magnificences; 
par  quoy  titre  et  siège  et  gloire  en  extrémité  luy  sont 
dues ,  comme ,  en  extrémité  de  dure  fortune ,  il  a  fait 
apparoir  ses  vertus,  lesquelles  le  menèrent  à  paisible  pos- 
session de  six  royaumes  augustement  maintenus  tous- 
jours. 

Ne  réduiray-je  à  mémoire  aussi  les  deux  ducs  de  Mil- 
lau, l'un  après  l'autre,  tous  dudit  temps  avecques  ceux-cy? 
Sy  feray  certes,  ou  autrement  ne  satisferoye  à  la  matière. 
Mais  quant  j'ay  empris  d'en  parler,  que  diray-je  de 
quoy  reluist  le  duc  Francisque  '?  c'est  que,  tenant  prison- 
niers les  trois  frères,  deux  roys  et  le  grant  maistre  de 
Saint- Jacques  (les  roys  d'Arragon  et  de  Navarre  "),  à  tous 
trois  leur  quitta  leur  rançon,  les  délivra  de  franchise  de 
cœur,  et  mesmes  leur  donna  avoirs  merveilleux  au  parte- 
ment,  disant  que  plus  estoit  riche  d'avoir  obligé  à  luy  deux 
tels  roys  que  d'avoir  tout  l'or  de  leurs  royaumes  en  son 
baiP;  car  d'or  avoit-il  plénitude,  ce  disoit,  mais  de  tels 
acquests  nul  semblable.  Et  vrayment  si  toutes  choses 
doivent  estre  glorifiées  en  leur  qualité  de  mérite,  ceste 
hautesse  doncques  et  magnificence  de  cœur  me  samble  des 
plus  excellentes  de  tout  le  temps  du  monde  passé,  voire 

Naplcs  en  1421.  Il  fit  en  1432  une  nouvelle  tentative  pour  s'en  empnrcr. 
En  1435,  il  assiégeait  Gaëte  lorsque  les  Génois,  portant  secours  aux 
assiégés,  défirent  toute  la  flotte  aragonaise.  Le  roi  Alphonse  tomba 
en  leur  pouvoir.  Ce  ne  fut  qu'en  1443  qu'il  parvint  ù  occuper  lo 
royaume  de  Naples,  au  préjudice  des  droits  de  la  maison  d'Anjou. 

'  François  Sforce,  duc  de  Milan,  était  le  fils  d'un  paysan  de  Coti- 
gnole,  soldat  de  fortune.  Il  se  signala  par  son  courage  et  sa  générosité, 
mais  son  fils  Galéas,  loin  de  l'imiter,  fut  l'un  des  plus  odieux  tyrans 
qu'ait  connus  l'Italie. 

-  Le  roi  Alphonse  d'Aragon  et  ses  deux  frères,  le  roi  de  Navarre  et 
l'infant  don  Henri,  faits  prisonniers  à  la  bataille  navale  de  Gaëte,  en 
1435,  furent  remis  par  les  Génois  au  duc  de  Milan,  François  Sforce. 

'  En  son  bail,  en  sa  garde. 


456  CHRONIQUE 

pour  une  seule  œuvre,  jDOur  une  seule  libéralité  faite,  dont 
au  remanant  n'ay  trouvé  rien  qui  soit  autre  que  commun. 

Le  duc  Francisque  aussi,  combien  que  en  forte  labeur 
et  dilig'ence  parvenu  soit  à  haute  domination,  là  où  tou- 
tesvoyes  son  origine  ne  correspond  à  sa  seigneurie,  ne 
devra  point  parattaindre,  me  semble,  à  l'exaltation  des 
plus  hauts,  sans  le  desrobber  autrement  toutes voy es  en 
riens  de  son  mérir. 

En  Grèce  aussi,  de  l'empereur,  que  diraj-je,  sinon  que 
ayant  eu  long  règne  en  escharse  fortune,  est  mort  glo- 
rieux viellart  en  propre  infélicité,  par  martire  reçu  de 
l'ennemy  de  Dieu,  au  plus  haut  de  son  trosne,  Constanti- 
noble'?  Pareillement  et  du  roy  de  Cypre,  qu'en  escriray, 
fors  que,  tributaire  dehors  aux  ennemis  de  la  foy,  vit  serf 
et  compressé  mesmes  en  sa  région  '?  Et  affin  que  ne  dé- 
laisse celuy  de  Trapesonde^  si  en  luy  me  fusse  perçu  de 
haute  aucune  félicité,  certes  ne  me  tiendroye  d'en  faire 
due  narration.  Mais  peu  aujourd'huy  voy  resplendir 
Grèce,  qui  peu  me  peut  donner  ensoinnement  de  sa  gloire. 
Considérant  donques  Grieux  embruinés  ainsi,  se  vient 
rameute  voir  le  roy  des  Escos*,  et  me  semont  à  estre  du 
compte  des  loés.  Duquel,  quant  j'ay  parcogité  la  fortune, 
ne  treuve  fors  que,  vaillamment  pris  et  vaincu  en  bat- 


'  Constantin  Paléologue,  dernier  empereur  d'Prient,  mort  les  armes 
à  la  main  le  29  mai  1453,  lors  de  la  prise  de  Constantinople  par  Maho- 
met II. 

^  Louis  de  Savoie,  époux  de  Charlotte,  reine  de  Chypre,  se  rendit 
au  Caire  en  1459  pour  reconnaître  la  suzeraineté  du  Soudan  d'Egypte. 

'  David  Comnène,  empereur  de  Trébizonde.  Il  tomba  en  1462  entre 
les  mains  de  Mahomet  II,  qui  le  fit  mettre  à  mort. 

*  Jacques  I",  roi  d'Ecosse,  retenu  dix-huit  ans  prisonnier  en  An- 
gleterre, où  il  avait  été  arrêté  par  l'ordre  du  roi  Henri  IV,  au  moment 
où  une  tempête  venait  de  le  jeter  sur  le  rivage.  11  fut  assassiné  par  un 
de  ses  oncles,  le  20  février  1437. 


DE  CHASTELLAIN.  iSl 

taille  du  roy  des  Angles,  Henry,  en  plus  doloreuse  inféli- 
cité encore  longs  ans  après  fut  murdry  en  sa  cliamlore  par 
ses  subgects.  Les  roys  de  Dacie,  de  Danemarche  et  de 
Norwèghe  aussi,  posé  que  roj^s  sont  de  terres  moult  lar- 
ges, sy  reçoivent  toutesvoyes  sobrement  famé  de  leurs 
œuvres,  car,  régnans  sur  brustes  générations  et  pays, 
ne  trayent  que  gloire  semblable  à  leur  subgects  mis  en 
un  angiet  du  monde;  dont  ne  grant  bien,  ne  grant  mal 
ne  peut  venir  au  bien  publique.  Mais  si  d'une  ysle  belli- 
queuse à  parler  loist  et  de  qui  les  roys  et  princes  esvanouys 
du  siècle  me  présentent  mainte  haute  récitation,  justement 
doncques  sur  Engleterre  [loist]  de  tourner  les  yeux;  et  là 
prenant  un  seul  par  nécessité  de  ma  matière,  des  autres 
me  passeray  à  légier,  comme  non  y  requis;  c'est  le  roy 
Henry',  fils  de  Henry  de  Lencastre,  lequel,  en  court  ré- 
gnation ,  mais  dure  et  confuse  pour  les  Françoys ,  se 
acquist  longuement  mémorable  renommée  par  ses  maintes 
vertus  et  hauts  faits,  en  batailles,  en  sièges,  en  conquestes, 
en  justices  et  eu  toutes  curieuses  et  laborieuses  sollicitudes 
et  diligences  servantes  souverainement  à  gloire  du  monde 
et  à  régnation  en  celuy  royaume,  en  quoy  son  cœur  estu- 
dioit,  plus  me  doubteroye,  qu'à  son  salut.  Cestuy  fust  ou 
tyran  par  crudélité  inférée  au  peuple  de  Dieu,  ou  fust 
juste  prosécuteur  de  son  bon  et  vray  titre,  à  Dieu  j'en  laisse 
la  distinction  ;  mais  entre  les  glorieux  de  son  temps,  pour 
autant  d'eage  que  régné  a,  ne  peut  que  tenir  siège  avec- 
ques  les  plus  hauts,  et  qu'en  celuy  temps  nul  son  contem- 
porain ne  l'avoit  approchié  à  gloire,  bien  entendu  que  tel 
arbre  estoit  lors  en  bourgeon  et  en  fleur,  qui  depuis  a  porté 
fruit,  non  pareil  ailleurs. 

'  Henri  V,  le  vainqueur  d'Azincourt. 


158  CHRONIQUE 


ses  vices  et  efféminées  conditions  ,  c'estoit  sa  noblesse 
qui  copieuse  estoit  et  de  grant  famé  avec  le  père  et  débou- 
tée toute  expulse  du  temps  du  fils  par  affection  '.  Dont, 
qui  les  siens  battoit  et  calamitoit  en  folie,  en  folie  luy 
propre  a  esté  battu  et  mené  à  ploy  de  non  apprise  servi- 
tude. 

Sj  me  recorde  après  du  duc  Jehan  de  Bretag-ne  ^  en- 
samble  et  de  ses  trois  fils,  dont  les  deux,  François  et 
Pierre,  régnèrent  ducs  après  luy  ;  desquels,  quant  sur  le 
père  me  voudroye  poser  un  petit,  qu'en  ay-je  appris,  fors 
que  libéral  merveilleusement  tousjours,  souverainement  à 
aucuns  ses  mignons  cbambriers  que  souvent  reuouveloit, 
et  aux  chiefs  et  capitaines  des  deux  frontières  françoise 

'  Lacune  de  quelques  lignes.  Les  cinq  lignes  qui  suivent,  paraissent 
se  rapporter  à  Henri  VI,  roi  d'Angleterre. 

2  II  faut  peut-être  lire  :  par  affliction. 

*  Jean  VI,  duc  de  Bretagne,  mort  le  29  août  1442.  En  1425,  le  duc  de 
Bourgogne,  pour  l'attacher  à  son  parti,  lui  offrit  de  lui  faire  donner  le 
comté  de  Poitou  par  les  Anglais  ou  de  le  demander  lui-même  aux  An- 
glais afin  de  le  céder  au  duc  de  Bretagne.  Il  proposait  à  Artus  de  Ri- 
chement, connétable  de  Charles  VII,  la  même  charge  de  connétable 
«  de  par  deçà  »  et  de  plus  le  duché  de  Touraine,  la  Saintonge,  l'Aunis 
et  la  Rochelle,  c'est-à-dire  les  pa3-s  oiî  il  exerçait  l'autorité  au  nom  de 
Charles  VII  et  dont  il  lui  aurait  été  dès  lors  si  aisé  de  s'emparer  pour  se 
les  attribuer  à  titre  personnel.  Trois  mille  Bourguignons,  s'avançant 
en  même  temps  vers  le  Berry  et  vers  Charité-sur-Loire,  eussent  forcé 
Charles  VII  à  se  réfugier  dans  le  Languedoc.  Les  Anglais  du  Borde- 
lais eussent,  de  leur  côté,  fait  un  mouvement  pour  venir  en  aide  aux 
•hommes  d'armes  qu'A.rtus  de  Richement  avait  en  Saintonge.  A  cette 
époque,  le  duc  Philippe  se  disposait  à  se  rendre  en  Bourgogne,  et  on 
lui  remontrait  qu'il  devait  «  se  garder  de  sa  personne  » ,  car  ses  enne- 
mis, soit  sous  quelque  prétexte  de  traité,  soit  autrement,  étaient"  con- 
«  dus  de  le  destruire  de  corps».  Rien  ne  justifia  ces  bruits,  et  le  comte 
de  Richement  préféra  les  bienfaits  de  Charles  VII  aux  promesses  dti 
duc  de  Bourgogne  (Ms.  de  la  Bibliothèque  impér.  de  Paris,  f.  fr.,  1278. 
f"  47). 


DE  CHASTELLAIN.  459 

et  angloise,  par  lesquels  assis  au  milieu  des  deux  se  com- 
portoit  neutre,  et  de  celle  heure  que  toutes  les  marches 
d'environ  luy  estoient  en  pestilence  et  affliction,  luy  seul 
avecques  ses  subg-ects  demoura  paisible  et  tranquille  ;  ne 
mou  voit  '  guère  à  nulluy ,  et  de  nulluy  ne  se  trouva  envahy  ; 
mais  gras  et  replet  des  biens  de  la  terre,  vesqui  en  aises 
et  humaines  voluptés,  comme  les  communs  hommes,  en 
quelles  il  termina  tellement  eslevé  comme  méry  ^ 

Vint  après  luy  le  duc  François  %  lequel,  sans  riens 
adjouster  sur  le  père,  fors  de  faire  hommage  au  roy  de  sa 
duché,  dont  indigné  fut  de  ses  barons,  après,  par  diabo- 
lique instigation,  fit  murtrir  son  frère  Gilles  volontaire- 
ment en  prison  au  chasteau  de  l'Ermine.  De  quoy,  cité 
devant  Dieu  dudit  frère  mourant,  se  prist  à  languir 
prestement  après  et  mourut  en  quarante  jours.  Et  non 
ayant  hoir  masle,  vint  la  succession  à  Pierre  son  frère  "; 
lequel,  fémenin  et  non  cler  guères  en  nulle  réputa- 
tion, n'a  esté  guères  de  long  règne.  Par  quoy  Artur 
de  Bretagne'  (connestable  très-longtemps  avoit  esté  de 
France  et  conte  de  Eichemont),  parvint  à  la  duché; 
lequel,  en  petite  corpulence,  avoit  flory  assez  en  bonne 
renommée,  comme  connestable,  mais  ratteint  des  vieux 


•  Se  mouvoir  à  quelqu'un,  l'attaquer,  lui  chercher  querelle. 

^  Tellement  élevé  comme  méry,  au  degré  d'élévation  conforme  à  ses 
mérites. 

"  François  I",  duc  de  Bretagne,  mort  le  17  juillet  1450  ;  il  avait  fait 
étrangler  son  frèro  Gilles  de  Bretagne  le  24  avril  1450,  et  lui  survécut 
donc  un  peu  moins  de  trois  mois. 

■»  Pierre  II,  duc  de  Bretagne,  mort  le  22  septembre  1457. 

'■  Artus  III,  ducdeBretagne,  d'abord  comte  de  Richement  et  connéta- 
ble de  France.  Il  succéda  en  1457  à  ses  neveux  François  I"  et  Pierre  II. 
Les  historiens  de  la  Bretagne  racontent  qu'il  fit  hommage  de  son  duché 
au  roi  Charles  MI  en  1458.  Il  mourut  le  215  décembre  de  la  même 
année. 


160  CHRONIQUE 

jours  duc,  riens  n'a  fait  de  singulier,  excepté  que,  con- 
traire de  la  faveur  portée  à  la  couronne  de  France  en 
temps  de  son  office ,  parvenu  à  la  duché  plainement,  en 
refusa  l'hommage  au  roy ,  disant  :  que  par  amitié,  ne  faveur 
envers  luy  nulle,  ne  vouloit  desfrancir  la  hauteur  de  ses 
pères  si  longuement  maintenue  en  liberté,  non  ohstant 
que  luy-mesmes,  comme  serviteur  du  roy,  paravant  a  voit 
aidé  à  mener  à  celle  loy  son  nepveu  le  duc  Françoys. 

Quant  j'ay  circuy  donques  toutes  les  régions  chres- 
tiennes,  fors  celle  de  France,  là  où  naturellement  doit 
estre  le  trône  des  gloires  et  honneurs  mondains  et  dont  les 
hauts  princiers  anciennement  resi:)lendoient  par  l'univers 
siècle  devant  tous  autres,  maintenant,  par  regard  à  leurs 
nobles  personnes,  loist  bien  avoir  l'œil  aussi  à  leurs  clar- 
tés, comme  à  ceux  qui  en  longue  contraire  et  marastre 
fortune  ont  pu  clarifier  moult  et  faire  resplendir  leuns 
vertus  parce  que  nécessité  les  y  constraingnoit  et  que  le 
bras  de  Dieu,  par  correction,  ce  sembloit,  leur  envoya  en 
ce  temps  tous  les  jours  nouvelles  afflictions  (non  pas  que 
je  le  ramentoyeen  leur  repreuve,  ne  par  joye  qui  m'en  est 
prise,  mais  en  vraye  condoléance  de  leur  souffrir  et  à  leur 
propre  très-haut  mérie  exaltation).  Desquels,  en  gardant 
l'ordre  selon  leur  estât,  il  sembleroit  que  je  devroye  mettre 
le  roy  au  front  tout  premier  ;  toutesvoyes ,  tendant  à 
clore  toute  la  splendeur  des  autres  en  sa  personne  à  luy 
seul,  je  luy  garde  le  derrenier  lieu. 

Sy  me  vient  premier  en  mémoire  le  roy  Loys  de  Cécille  ' , 
frère  à  Eenier  et  à  Charles  d'Anjou  ;  lequel,  non  guères 
cognu  en  France  par  aucuns  grans  faits  y  soustenus, 
régna  en  Naples  puissamment  assez  à  la  nature  du  pays , 

'  Louis  III,  fils  de  Louis  II  et  d'Yolande  d'Aragon.  II  épousa  Mar- 
guerite de  Savoie  et  mourut  en  1434. 


DE  CHASTELLAIN.  161 

mais  ne  fut  pas  de  longue  régnation,  par  mort  qui  le  prist 
en  moyens  jours.  Sy  devoit  succéder  après  luy  Renier,  duc 
de  Bar,  son  frère  ';  mais  desconfy  en  une  bataille  que  mou^ 
voit  encontre  les  Bourgongnons ,  fut  prisonnier  à  celle 
heure  à  Dijon;  par  quel  empeschement  et  que  ne  pouvoit 
trouver  sa  preste  délivrance,  fut  reculé  beaucoup  et  tardé 
de  sa  succession,  dont  onques  puis  ne  fut  que  le  cœur  ne 
luy  fust  gros  à  l'encontre  de  son  détenteur  \  Mis  en  ostage 
toutesvoyes  ses  deux  enfans,  s'en  alla  vers  Naples,  là  où 
trouva  faveurs  et  contrariétés  meslées  ensemble,  entre  les- 
quelles il  faisoit  estroit  et  dur  à  riens  conquérir  de  g*rant  ; 
car  avoit  le  roy  d'Arragon  moult  fier  et  puissant  contre  luy, 

*  René  d'Anjou,  dit  le  Bon  roi  René,  plus  connu  par  ses  poésies  que 
par  ses  guerres.  Il  fut  fait  prisonnier  à  la  bataille  de  Bulgneville,  le 
2  juillet  1431,  par  un  petit  compagnon  de  Hainaut,  nommé  Martin 
Finart  ou  Frinart.  Celui-ci  reçut  cinq  cents  livres  et  fut  nommé  bailli 
de  Notre-Dame  de  Halle.  Monstrelet  émet  toutefois  un  doute  sur  la 
légitimité  de  l'honneur  et  du  profit  qui  lui  en  revint. 

*  René,  retenu  longtemps  prisonnier  au  château  de  Lille,  fut  rendu 
à  la  liberté  le  28  janvier  1436.  Il  écrivait  dans  sa  captivité  : 

Celluy  qui  a  fait  cestuy  livre, 
N'avoit  guère  à  besongnier  ; 
Sy  amoit  bien  à  estre  délivré. 

Mais,  quoi  que  dise  Chastellain,  le  bon  roi  René  ne  garda  pas  ran- 
cune au  duc  de  Bourgogne,  car  il  le  célèbre,  dans  un  de  ses  poëmes, 
comme  l'un  des  plus  illustres  serviteurs  du  dieu  d'Amours  : 

Je*Phelippes  de  Bourgongne,  tel  est  mon  nom  tenu, 
Qui  en  amer  me  suis  tout  mon  temps  maintenu, 
Où  le  dieu  d'Amours  m'a  doulccmcnt  soustenu; 
Mais  en  a  iin  luy  est  de  mon  fait  souvenu, 
Dont  force  m'a  esté  que  je  soye  venu 
Vers  luy  comme  son  serf,  lequel  m'a  retenu 
Et  pour  ce  que  je  sçaj',  par  estre  combatu 
Des  batailles  d'Amours,  que  j'ay  esté  vaincu 
En  plusieurs  nations,  où  me  suis  embatu. 
Je  me  suis  en  présent  au  dieu  d'Amours  rendu. 
[Livre  du  Ciier  d'amours  espris.) 


162  CHRONIQUE 

qui  conteudoit  au  royaume  et  lequel,  après,  par  longue 
persévérance  en  labeur,  l'en  déjetta  victorieusement;  non 
pas  que  Renier  ne  fust  un  vaillant  prince  oultre-bort  et 
un  très-courageux  chevalier  ;  mais  non  bien  voulu  de  for- 
tune en  ceste  partie,  ne  luy  pouvoit  résister.  Sy  retourna 
en  France,  là  où  grant  terrien  estoit ,  et  vivant  patient 
en  son  décbas,  se  parmaintint  prince  curieux  de  moult  de 
singuliers  cas  touchant  édifices,  pompeusetés,  festes  et 
tournoyemens,  es  court  plantureuse  selon  luy  ;  et  mettant 
l'attente  de  la  couronne  en  la  main  de  son  fils  duc  de 
Loraine,  continua  sa  vie  par  deçà  telle  et  à  telle  gloire 
que  traire  s'en  pust.  Sy  vient  après  Charles  son  frère, 
conte  du  Maine',  lequel  très-sage  prince  et  bien  éloquent 
se  maintint  tousjours  emprès  le  roy,  duquel  moult  de- 
moura  privé  toute  sa  vie.  Moult  estoit  large  cestui  et 
libéral  en  ses  jeusnes  jours;  achetoit  gens  renommés  à 
poids  d'or,  et  sans  les  avoir  vus,  leur  envoyoit  les  cour- 
siers et  les  mules  et  deux  mille  escus;  avoit  toutes  let^ 
belles  gens  d'armes  du  royaume  à  son  mand  ;  voloit  de  la 
plus  haute  esle  en  tout  temps  emprès  son  maistre  ;  gouver- 
noit  et  régentoit  tout.  Moult  aimoit  livres  et  belles  doc- 
trines, et  mist  grant  peine  à  les  acquérir.  D'amour  estoit 
curieux  moult ,  et  n'y  espargnoit  chevance  ;  mais  marié 
devint  résolu  beaucoup  et  plus  contretenant  ;  grâce  luy 
donnoient  aucuns  d'estre  peu  affecté  aux  Bourgongnons 
par  douleur  de  son  frère  le  roy  infortuné  en  sa  main. 
De  celuy  d'Orléans  ^  me  remembre  maintenant  aussi, 

•  Charles,  comte  du  Maine,  mort  en  1472.  Son  fils  Charles  fut  l'hé- 
ritier du  titre  de  roi  de  Sicile.  Sa  fille  Louise  épousa  le  duc  de  Nemours, 
et  elle  mourut  de  chagrin  après  le  supplice  de  ce  prince. 

2  Charles,  fils  de  Louis  duc  dOrléans  et  de  Valentine  de  Milan. 
Poëte  plus  élégant  que  le  roi  René,  il  ne  fut  ni  moins  malheureux,  ni 
moins  insouciant. 


DE  CHASTELLAIN.  -165 

de  quoi  la  lueur  ne  doit  estre  celée,  ne  que  des  autres.  Ces- 
tuy,  riche  assez  des  biens  du  décès  de  son  père,  demoura 
povre  beaucoup  de  bonne  fortune,  car  en  trois  ans  [eut]  dis- 
sipés et  fondus  en  la  main,  que  de  luy,  que  de  ses  frères, 
vaillant  bien  dix-huit  cens  mille  escus,  par  maintenir  que- 
relle contre  le  duc  Jehan  de  Bourgongne,  dont  il  se 
trouva  au  bout  de  pouvoir.  Par  crue  encore  de  plus  grant 
malheur,  fut  pris  en  la  bataille  d'Azincourt,  mené  en 
Angleterre  jeusne  frès  chevalier,  et  tiré  après  par  long 
décours  d'ans,  tout  gris  viellart.  Cestui,  mort  en  mémoire 
de  ses  plus  prochains,  par  compassion  de  son  adversaire, 
le  duc  bourgongnon,  fut  tiré  hors  de  prison,  marié  à  sa 
niepce,  et  secouru  de  grans  biens;  lequel,  venu  en  France, 
vivoit  et  temporisoit  avecques  les  autres,  peu  empeschié 
toutesvoyes  de  grandes  besongnes  et  de  commune  aucto- 
rité  es  royaux  affaires.  Le  mesme  auques  près  se  peut 
alléguer  du  conte  d' Angoulesme  son  frère  ' ,  lequel  détenu 
gagier  aussi  en  Engleterre ,  après  longs  ans  y  avoir  de- 
mouré,  en  fut  trait  à  dangier;  dont  marié  après  diseteux 
à  la  fille  du  seigneur  de  Rohan,  breton,  vesqui  à  la  mesure 
de  sa  fortune  entre  large  et  estroit,  ne  estant  fort,  ne  dé- 
primé aussi. 

Jettant  après  mes  yeux  sur  Jean,  duc  d'Aleuchon%  je 
regarde  comment  cestuy,  de  semblable  fortune  à  son  père 
pris  à  Azincourt',  fut  pris  aussi  jeusne  chevalier  en  la 
bataille  à  Verneuil,  et  empeschié  du  corps  par  longue  pri- 

'  Jean  d'Orléans,  comte  d'Angoulôme,  resta  en  Angleterre  comme 
otage,  de  1412  à  1444.  Il  épousa  Marguerite  de  Rohan,  fille  d'Alain, 
vicomte  de  Rohan  et  de  Marie  de  Bretagne. 

2  Jean  II,  duc  d'Alençon,  né  en  1409.  Il  fut  condamné  deux  fois  h 
mort,  sous  le  règne  de  Charles  "VII  et  sous  celui  de  Louis  XI. 

'  Jean  I",  duc  d'Alençon,  ne  fut  pas  pris  à  Azincourt  :  il  y  succomba 
les  armes  h  la  main. 


164  CHRONIQUE 

son,  fut  déboutté  aussy  par  fortune  de  guerre  de  posses- 
sion paternelle,  dont,  après,  venu  à  délivrance,  luy  con- 
venoit  vivre  moins  relu3^sant,  le  plus  povre  de  France. 
Toutesvoyes  entre  les  royaux  estoit  le  plus  nettement 
accompagné  et  le  mieux  payant  en  sa  dure  et  escharse  for- 
tune. Longuement  s'exercitoit  es  faits  de  la  guerre,  dont  il 
estoit  au  milieu  ;  au  plus  parfont,  s'embrouilla  avecques 
le  duc  Charles  de  Bourbon ,  pour  le  dauphin  encontre  le 
roy ,  dont  l'appaisement  fut  fait  à  bien  dur.  Et  la  seconde 
fois,  pécha  arrière  en  lèse-majesté,  cedisoit-on.  Dont  pris 
à  Paris  et  tenu  en  prison  bien  l'espace  de  deux  ans,  fut 
mis  en  la  sentence  des  pairs  à  Vendomme,  et  combien  que 
envys  récite  l'infortune  d'un  si  haut  homme,  pour  attester 
vérité,  toutesfoys  faire  le  convient.  Mais  pour  luy  donner 
espargne  du  plus,  je  veuil  produire  le  duc  Charles  de 
Bourbon  ' ,  le  plus  agile  corps  de  France  et  le  plus  spé- 
cieux en  son  temps;  lequel,  par  fiction  qu'on  peut  faire 
des  choses  non  vues,  pouvoit  estre  jugé  un  Absalon,  un 
autre  troyen  Paris.  Grant  terrien  estoit  cestuy  compétam- 
ment  et  moult  donné  aux  aventures  de  la  guerre,  là  où, 
conduit  de  fortune  moyennement,  parattaignoit  à  moyen- 
nes fins.  Au  plus  haut  de  son  effort  toutesvoyes  et  de  sa 
gloire,  rebouté  fut  durement  du  duc  bourgongnon  et 
compuls  de  venir,  à  genouil  ployé,  devant  luy  comme  le 
plus  foible,  dequelle  racine  bourgeonna  après  la  paix  entre 
le  roy  et  le  duc  bourgongnon  faite  à  Arras.  Maria  son  fils 
à  la  fille  du  roy  ;  maintint  ses  pays  nets  assez  et  paisibles, 
se  mesla  une  fois  d'un  brouillis  d'entre  le  roy  et  son  fils , 
dont  suspect  vesqui  tous  ses  jours;  mais  corrigé  de  Dieu 

'  Charles  l",  duc  de  Bourbon,  mort  en  145G.  Il  laissa  un  grand 
nombre  d'enfants,  parmi  lesquels  il  faut  citer  Louis,  évêque  de  Liège, 
et  Isabelle,  seconde  femme  de  Charles  le  Hardi,  duc  de  Bourgogne. 


T)E  CIL\STELLA1N.  165 

de  ses  fautes  et  vanités,  languist  martir  doloreux  tout 
impotent  de  goûtes,  es  quelles,  après  les  avoir  portées 
bien  long  terme,  mourut  Lien  renommé  chevalier,  le  plus 
facondeux'  de  son  temps.  Moult  laissa  belle  génération  bien 
adressée  ;  entre  lesquels  succéda  héritier  principal  son 
aisné  fils  Jehan  %  auquel,  pour  ce  que,  à  l'heure  de  ce  cha- 
pitre escrit,  il  estoit  encore  nouvel  duc  et  non  examiné 
encore  en  longues  et  expérimentées  vertus  et  fortunes, 
mais  bien  en  voye  de  hautes  futures  attaintes,  pour  tant 
n'ay  voulu,  ne  su  former  la  qualité  de  son  titre,  quant  ses 
vertus  et  propres  fortunes  en  temps  à  venir,  le  formeront 
par  eux-mesmes,  et  luy  donront  telle  splendeur  que  ses 
désertes,  jà-soit-ce  que  jà  estoit  entré  bien  avant  au  palais 
d'honneur ,  par  soy  estre  grandement  et  noblement  con- 
duit en  Bourdelois,  en  pluseurs  durs  affaires,  par  charge 
du  roy,  et  par  avant  tout  premier  en  la  bataille  de  Guermi- 
gny'  dont  il  estoit  chef,  [estant]  conte  de  Clermont  encore, 
là  où  en  son  bonheur  et  en  la  vaillance  de  ses  conduyseurs, 
cheurent  cinq  mille  Angles  mors ,  sans  les  prisonniers 
fuyans  soubs  l'infélicité  de  messire  Thomas  Kiriel  leur 
ducteur.  Et  afin  que  n'oublye  celuy  que  l'on  appelloit  duc 
de  Calabre*,  fils  seul  au  roy  Eenier,  qui  bel  chevalier 
estoit  et  non  desnobly  d'obscure  famé  aucune,  toutes- 
voyes,  parce  que  sa  fortune  ne  l'avoit  encore  tiré  à  nulle 
haute  singulière  décoration,  fors  que^  en  attente  du  plaisir 
de  Dieu ,  de  pouvoir  parvenir  une  fois  paisiblement  à  la 
couronne  de  Cécille  dont  son  père  avoit  été  expuls,  il  tem- 


'  Facondeux,  éloquent. 

•^  Jean  de  Bourbon  succéda  à  son  pôi*o  au  mois  do  décembre  1456. 
'  Lisez  :  Formigny. 

*  Jean,  duc  de  Calabre  et  de  Lorraine,  (ils  aîné  du  roi  René  et  d'Isa- 
belle de  Lorraine.  Il  mourut  en  1471. 

TOM.  ir.  1 1 


166  CHRONIQUE 

porisoit  avecques  les  puissances  et  communes  d'Ytalie, 
Florentins  et  Genevois,  et  à  leurs  frès,  comme  contraires  à 
son  contraire  le  royd'Arragon,vi voit  etrepairoit'  avecques 
eux,  par  longs  ans  délaissant  propre  terre  et  pays,  la 
duché  de  Lorraine,  son  héritage  maternel. 

Eégnoient  aussi  tout  de  celuy  temps  Charles,  conte  de 
Nevers^  et  Jehan,  son  frère,  conte  d'Estampes  %  lesquels 
nourris  de  leur  oncle  le  duc  de  Bourgongne,  celuy  de  Ne- 
vers  se  dessevra  de  son  nourisseur  et  s'en  alla  vers  le  roy, 
là  où  povrement  entretenu  se  diminua  beaucoup  en  ses 
biens  et  substances  par  courage  d'y  maintenir  estât.  [Parmy 
ceux]  qui  le  bien  publique  aydoient  à  essourdre  et  à  réparer 
par  force  et  par  armes,  tousjours  a  esté  trouvé  un  des  plus 
avant  et  des  mieux  associés.  Sy  en  a  tiré  telle  gloire  et  mé- 
rite comme  les  autres.  Celuy  d'Estampes  persévéra  tousjours 
estable  à  son  pris  pilier  et  ne  se  desmeut  onques  de  sa  nour- 
richon,  là  où  il  fut  constitué  prince  de  la  chevalerie  de 
son  oncle,  meneur  de  ses  osts,  chef  et  dispositeur  de  sa 
guerre  partout  ;  qui  non  obscurément  s'y  est  porté  et  con- 
duit, mais  en  maintes  hautes,  dures  et  difficiles  besongnes, 
en  divers  temps  et  lieux,  si  glorieusement  que  de  la 
splendeur  que  y  acquist  le  trosne  mesme  de  son  oncle,  s'en 
multiplioit  et  augmentoit  en  clarté,  car  ne  fut  onques  de 
riens  entrepreneur  dont  il  ne  vint  à  chief  maistre  et  vic- 
teur.  Cestuy  en  sa  vocation  aux  armes  estoit  comme  une 
perle,  excellent  entre  les  autres  de  son  temps;  mais,  en 
autres  conditions  et  dons  de  nature,  un  homme  commun, 


'  Repairoit,  habitait. 

-  Charles  de  Bourgogne,  comte  de  Nevers,  petit-fils  de  Philippe  le 
Hardi,  duc  de  Bourgogne.  Il  mourut  en  1464. 

'  Jean,  comte  d'Étampes,  mort  en  1491.  Il  éleva  en  1481  des  préten- 
tions au  duché  de  Brabant. 


DE  CHASTELLATN.  167 

plus  vertueux toutesvoyes  que  autrement.  Sy  ne  luy  donne 
g'ioire  autre  que  telle  que  traire  peut  de  ma  lettre  qui  est 
entendible  assez  aux  lisans.  Avoient  ces  deux  frères  aussi 
un  autre  oncle  de  par  mère,  le  conte  d'Eu  ',  lequel  pris 
en  la  bataille  de  VerneuiP  et  non  grant  terrien,  continua 
longuement  en  prison  en  Angleterre  ;  dont  après  vuydé 
par  finance,  se  trouve  bien  bas,  et  ce  mesme  qu'avoit  de 
possession  et  pays,  tout  gasté  et  déserté  par  guerre,  dont 
longuement  povre  de  biens,  fut  povre  aussy  de  clère  for- 
tune et  de  prééminence,  sinon  en  dangier  et  en  l'em- 
preinte du  roy  qui  l'entretint,  et  depuis,  en  la  commune 
félicité  des  Françoys,  il  participoit  en  la  commune  clarté 
de  famé  de  ses  semblables,  dont  il  est  couvert  aujour- 
d'huy  comme  sont  les  autres. 

En  l'anglet  aussi  de  ma  mémoire,  gisent  deux  contes 
d'Armignac,  père  et  fils',  desquels,  pour  faire  apparoir 
ce  qui  est  de  cler  en  leur  titre,  desmoveray  premier  ce  qui 
est  de  bruyne  en  leur  fortune.  N'estoit  pas  cestuy  père 
par  longs  ans  régnant  en  son  quartier  de  pays,  prince 
puissant  et  douté,  fort  et  roy  de  encontre  tous  ses  cousins 
et  non  accoutant  à  nuluy,  non  subgect,  ne  obéissant  au 
roy,  que  à  volonté  possédoit  villes  et  cliasteaux  impre- 
nables et  avoit  dessoubs  luy  meubles  infinis  ,  Rains  en 

•  Charles  d'Artois,  comte  d"Eu ,  mort  en  1472.  Il  épousa  succes- 
sivement Jeanne  de  Savcuse  et  Hélène  de  Melun,  fille  de  Jean  de 
Melun,  châtelain  de  Gand.  Il  avait  été  fait  prisonnier  par  les  Anglais 
à  la  bataille  d'Azincourt,  et  sa  captivité  se  prolongea  pendant  vingt- 
trois  ans. 

2  Lisez  :  d'Azincourt. 

^  Jean  IV  et  Jean  V,  comtes  d'Armagnac.  Jean  IV  était  fils  de  Ber- 
nard d'Armagnac,  connétable  de  Franco,  massacré  à  Paris  en  1418.  Il 
fut  longtemps  retenu  prisonnier  à  Carcassonne,  par  l'ordre  de  Char- 
les VII,  et  mourut  vers  1450.  Quant  à  Jean  V,  on  sait  qu'il  épousa  sa 
propre  sœur,  en  invoquant  une  fausse  dispense  du  pape  Calixte  III. 
Il  périt  a.ssassiné  en  1473. 


168  CHRONIQUE 

France,  jadis  disoit-l'on,  par  son  père  tué  à  Paris.  Et 
cuydant  fortune  demeurer  tousjours  astable,  avecques  son 
org-ueil,  de  propre  autorité,  sans  conseil,  ne  adveu  du  roy, 
traita  de  sa  fille  avecques  le  roy  angles,  en  grant  préjudice 
des  Françoys.  Dont  d'une  ordonnance,  pouvoit  estre,  [le 
roy]  le  souffry  prendre  subtilement  en  son  plus  fort  cliasteau 
par  le  seul  héritier  de  France,  Loys,  Dauphin  de  Viennois, 
et  dissiper  tout  ce  qu'avoit  de  substances  et  de  biens  mal 
acquis;  devant  ses  yeux,  ses  enfans' prendre  et  emmener 
en  chétivoison';  son  corps  mettre  en  prison  et  détention 
estroite,  et  ce  qu'avoit  accumulé  de  gloire  et  de  bruit  en 
vaine  et  impertinente  élation  de  cœur  tenu,  à  coup  obfus- 
quier  par  serve  et  doloreuse  humiliation  de  sa  fortune  en 
ses  vieux  jours,  qui  mérancolieux  le  menèrent  à  fin  de 
son  mortel  voyage  et  transportèrent  la  succession  à  son  fils; 
lequel,  le  plus  addonné  aux  armes  du  royaume  françoys 
et  de  plus  haute  conduite,  pour  adjouster  à  l'infortune  de 
son  père  nouvelle  dénigration  et  malédiction,  cognut 
charnellement  sa  germaine  sœur;  dont,  procurant  dis- 
pense du  souverain  pasteur  de  l'église  pour  l'avoir  en  ma- 
riage, fut  dispensé,  povrement  toutesvoyes  à  son  honneur, 
mais  sagement  à  son  salut;  c'estoit  que  jamais  ne  la 
cognoistroit  charnellement  sinon  à  la  requeste  d'elle  et 
non  à  son  appétit.  Sj  se  portèrent  ses  autres  faits  et  beson- 
gnes  povrement  aussi  en  autres  qualités  ;  par  quoy,  re- 
gardé du  roy  en  son  criminel  mèsus,  fut  pris  et  corrigé , 
et  longuement  tenu  en  prison,  à  grant  dur  parvint  à  la 
franchise  de  son  premier  estât.  Sy  n'en  sçay  des  deux  rien 
réciter  de  haut,  ne  de  cler,  sinon  qu'en  large  et  plentive 
possession  de  terre  que  Dieu  leur  avoit  prestée  pour  en 

'  Chétivoison,  captivité,  misère. 


DE  CHASTELLAIN.  169 

traire  gloire  et  mérite,  ils  ont  abusé  de  seigneurie.  Le 
semblable  ne  faisoit  pas  le  conte  de  Partriac  et  de  La 
Marche',  que  j'ay  vu  aussy  es  royales  conventions;  car 
avecques  la  vaine  renommée  que  pouvoit  avoir  mérie  es  faits 
du  monde  par  chevalerie  et  prouesse  de  corps,  sy  n'avoit- 
il  son  pareil  en  la  terre  en  vraye  gloire  de  dévotion  envers 
Dieu;  qui,  plus  modeste  que  une  espousée,  alloit  h  l'église, 
en  laquelle  venu  jusques  au  milieu,  sur  la  nue  terre  se 
mist  à  genoux  devant  le  crucifix,  les  yeux  en  terre,  les 
mains  au  ciel  ;  et  là  aourant,  comme  si  ce  fust  un  commun 
homme,  donnoit  exemple  d'un  excellent  singulier  miroir 
de  toute  bonne  vie.  De  sa  famille  n'avoit  homme  dissolu, 
nul  jureur,  nul  vivant  de  rapine,  nul  flatteur,  ne  jangleur, 
nul  de  vicieuse,  ne  deshonneste  conversation;  et  tels  comme 
il  désiroit  estre  ses  serviteurs,  luy-mesmes  se  présentoit, 
et  monstroit  exemple  de  leur  chemin,  dont,  en  salle,  à 
l'heure  du  repas  où  cotidiennement  séoit  entremy  eux, 
faisoit  lire  la  Bible,  exposition  des  saintes  Escritures,  livres 
de  doctrines  et  de  moralités,  livres  de  fruit  et  de  perfection, 
livres  de  mœurs  et  de  bons  enseigmemens,  et  toutes  telles 
choses  ;  et  y  faisoit  plus  quoy  en  sa  maison  qu'en  un  ré- 
fectoir  de  chartreux.  N'estoit  trouvé  en  luy  injustice,  ne 
iniquité,  nulle  œuvre  vilaine,  ne  tyrannique,  nulle  défail- 
lance de  justice,  nulle  crudélité,  mais  toute  contendance 
h  vertu,  h  la  grâce  et  à  l'amour  de  Dieu,  par  despection, 
cemesembloit,  de  la  gloire  et  vanité  du  monde.  Dont  Dieu, 
pour  plus  le  bieneurer  et  parfaire  peut-estre,  et  embellir 
ce  que  commencé  avoit,  de  la  plus  belle  fille  de  France 
qu'avoit  engendrée  et  tenue  au  monde  longuement  pour 

'  Bernard  d'Armagnac,  comte  de  Pardiac,  avait  épousû  Éléonore  de 
Bourbon,  comtesse  de  la  Marche  et  duchesse  de  Nemours,  qui  reven- 
diqua en  14G0  le  royaume  de  Naples. 


170  CHRONIQUE 

estre  future  royne,  fit  sa  servante  après  et  la  révoqua  à 
luy,  et,  délaissant  gloires  du  siècle  et  humains  bonbans,  se 
rendy  en  religion  de  sainte  Clare,  là  où  elle,  avecques  son 
géniteiir,  a  acquis,  j'esjîère,  gloire  perpétuelle  ' . 

Et  ne  doit  estre  d'oubly  après,  le  conte  de  Foix%  lequel, 
estant  un  très-bel  chevalier  adroit ,  estoit  puissant  aussi 
de  terres  et  de  seigneuries,  et  au  premier  voj^age  que  le 
roy  fist  en  Guyenne,  à  cause  de  Tartas%  servy  grandement 
le  roy  et  s'y  monstra  valereux  seigneur  ;  dont  après,  au 
retour  du  roy,  vint  en  France  avecques  luy  et  se  tint  tout 
quoy  en  sa  court,  là  où  tousjours  l'un  jour  après  l'autre, 
parce  que  belle  et  aggréable  personne  estoit,  et  accompa- 
gné grandement ,  son  fait ,  sa  renommée  et  son  autorité 
alloient  montant  et  multipliant  de  plus  en  mieux  tous  les 
jours.  Et  en  toutes  choses  servantes  à  guerre  ou  à  paix 
fut  trouvé  un  des  plus  loés.  Avoit  pluiseurs  affaires  et. 
estrifs  à  l'encontre  de  ses  voisins,  espécialement  contre 
le  prince  de  Navarre,  dont  il  avoit  espousé  la  sœur.  Es- 
toit seigneur  de  Byerne*,  une  forte  et  dure  nation  de  gens 
et  moult  populeuse,  et  par  laquelle  estoit  redouté  assez, 
car  est  une  belliqueuse  nation.  Mais  pour  ce  que  n'a  esté 
resplendissant  qu'en  communes  félicités  avecques  les 
autres  de  son  temps,  avecques  les  communément  heureux 
aussi  il  a  emporté  de  gloire  sa  portion ,  telle  que  à  luy 
appartenoit. 

»  Cette  fille  du  comte  de  Pardiac  paraît  être  restée  inconnue  des  gé- 
néalogistes. Son  aïeul  Jacques  de  Bourbon  avait  pris  l'habit  de  reli- 
gieux franciscain  au  couvent  de  Sainte-Claire  de  Besançon. 

*  Gaston  IV,  comte  de  Foix,  mort  en  1470  dans  un  tournoi,  avait 
épousé  Éléonore,  fille  de  Jean,  roi  d'Aragon  et  de  Navarre. 

'  L'expédition  de  Charles  VII  au  secours  des  assiégés  de  Tartas  eut 
lieu  en  1442.  Voy.  Vallet  de  Viriville,  Histoire  de  Charles  VII,  tome  II, 
page  439. 

^  Byerne,  Béarn. 


DE  CHASTELLAIN.  171 

Moult  doit  estre  recommandable  aussi  le  conte  d' Aie- 
bref,  lequel,  valereux  chevalier,  jeusne  et  de  grant  bruit 
là  où  trouvé  s'est,  s'est  reposé  sur  la  gloire  de  ses  enfans 
tout  viellart,  lesquels  es  labeurs  et  dangers  de  la  guerre 
encontre  les  Angles,  en  Bordelois,  par  longs  ans  se  sont 
vigoreusement  exercités,  et  depuis  longuement  en  service 
du  roy ,  là  où  le  seigneur  d'Orval  ",  et  celuy  qu'on  appelloit 
le  Capdet%  ont  esté  chevaliers  de  haute  conduite  de  gens 
es  marches  de  France,  et  tellement  y  appliqués  et  donnés 
que  nuls  en  ce  mestier  plus  propres,  ne  plus  à  recomman- 
der de  leur  temps. 

Sy  peut  bien  emprès  eux,  me  semble,  Loys  de  Lucem- 
bourg,  conte  de  Saint-Pol\  qui,  en  grande  possession  de 
terres  et  de  places  esparses  en  divers  lieux,  se  montroit 
assez  en  haute  élation  de  courage  par  diverses  manières 
de  faire,  quant  soy  eslongeant  de  la  maison  de  son  prince 
le  duc,  où  luy  et  les  siens  avoient  esté  faits,  prit  son  affuy 
vers  le  roy  et  s'allia  à  messire  Charles  d'Anjou  et  au  co- 
nestable  Artur  de  Bretagne,  par  deux  sœurs  qu'avoit,  qui 
furent  leurs  espouses,'  par  vertu  de  laquelle  alliance  moult 
entendoit  à  estre  grandy  et  fortiffié,  comme  il  estoit  du 
fait,  mais  non  pas  pour  rien  pouvoir  contre  celuy  là  où 
aucunes  apparences  causoient  aucune  fois  suspicion  de 
folie  et  d'orgueil.  Moult  estoit  bel  chevalier  cestuy  comte, 
radde  de  corps  et    fort  à  douter,   souverainement  en 


'  Charles  II,  sire  d'Albret,  mort  en  1471. 

^  Arnaud  d'Albret,  seigneur  d'Orval,  lieutenant  général  en  Rous- 
sillon,  mort  en  1463. 

^  De  là  est  venu  le  mot  cadet. 

*  Louis  de  Luxembourg,  fils  aîné  de  Pierre,  comte  de  Conversan  et 
de  Brienne.  Louis  XI  le  créa  en  1465  connétable  de  France  ;  il  est  inu- 
tile de  rappeler  que  dix  ans  plus  tard  il  lui  fit  trancher  la  tôte  en  place 
de  Grève. 


172  CHRONIC^UE 

bataille  particulière,  comme  seroient  armes  en  cliamp 
clos ,  lesquelles  il  quist  longuement ,  et  porta  emprise  par 
un  an  entier,  à  intention  d'avoir  à  besongnier  à  tel  que  ne 
pouvoit  fîner.  Sy  en  fit  le  voyage  à  Saint-Jacques  en  pom- 
peux estât,  mais  non  venant  à  ses  intentions,  retourna 
non  délivré  de  nulluy.  Vaillant  chevalier  estoit  en  guerre 
et  assez  beureux  et  merveilleux  solliciteur  de  madame  Vé- 
nus. Prist  aucuns  argus  et  pointe  contre  son  prince,  dont, 
blasmé  de  raison  et  d'iiumaine  équité,  fut  grandement 
noircy  en  son  honneur;  car  s'en  trouva  déçu  et  grevé  et 
reculé  de  tous  biens,  et  mis  si  avant  en  indignation  pro- 
voquée sur  luy  que  trop  luy  estoit  dur  ;  et  encores  eust  esté 
plus  si  le  duc  eust  voulu  donner  voye  à  couroux  jusques 
à  l'extrême;  mais  nenny.  Mist  toutesvoyes  à  sa  table'  au- 
cunes de  ses  terres,  et  luy  fit  bien  sentir,  sans  donner  coup, 
quel  il  estoit,  et  à  qui  il  se  prenoit,  et  de  quelle  puissance 
et  effet  pouvoit  estre  son  orgueil.  Sy  fut  grant  dommage 
certes,  si  l'amendement  n'est  venu  après,  que  un  tel  che- 
valier, si  bel  et  si  puissant  seigneur  et  si  mettable  entre 
tous  ces  bons  et  hauts  hommes  de  son  temps,  s'est  noircy 
ainsy  par  outrecuidance,  par  confiance  en  sa  nouvelle 
fresche  fortune,  plus  amye  beaucoup  que  à  ses  pères. 
Certes  moult  luy  répugnoient  les  faits  du  bon  chevalier 
son  oncle,  messire  Jehan  de  Lucembourg",  lequel,  posé 
que  haut  homme  fust,  de  royale  et  impériale  maison,  co- 
gnoissant  toutesvoyes  la  hautesse  et  précellence  de  son 
prince  le  duc  sur  la  sienne,  la  multitude  de  ses  hautes  do- 
minations et  pays  emprès  sa  nudité  et  sobresse  de  biens,  se 


'  Mist  à  sa  (aile,  réunit  à  son  domaine,  confisqua. 

'  Jean  de  Luxembourg,  seigneur  de  Beaurevoir,  et  puis  comte  de 
Ligny,  mort  en  1440.  La  fortune  de  la  guerre  mit  successivement 
entre  ses  mains  Saintraille  et  Jeanne  d'Arc. 


DE  CHASTELLAIN.  173 

maintint  humble  et  ploj^ant,  et  de  ce  que  par  valeur  et 
diligence  en  armes  conquist  et  submist  à  sa  domination 
soubs  le  bras  et  querelle  d'iceluy  duc,  de  ce  ne  se  monstra 
onques  descognoissant,  ains  honoré  et  amé  de  son  chef. 
En  ce  faisant,  fut  redouté  et  cremu  en  toute  la  croisure  de 
France  de  l'un  bout  à  l'autre,  non  pas  que  fortune  luy 
avoit  appointé  son  lit  tel  à  son  naistre,  mais  ses  hautes 
valeurs  et  vertus  l'avoient  basty  de  leurs  propres  mains 
tel  quel'avoit;  qui  tel  estoit  aussi  que,  jusques  en  la  ter- 
mination  du  monde,  son  honneur  y  repose  dessus,  précieu- 
sement paré  comme  il  a  méry.  Et  si  tous  ceux  de  généra- 
tion impériale  ou  royale  se  doivent  réciter  droit-cy,  ne 
demourra  puis  darrière  donques  le  conte  de  Vaudemont 
et  ses  deux  fils.  Ferry  et  Jehan  ',  lequel,  les  deux  parts  de 
ses  jours  a  exposé  en  toutes  dures  labeurs  de  guerre  à  ren- 
contre du  roy  Renier,  pour  cause  de  son  héritage,  sans 
autres  partiales  querelles  ailleurs  que  meslées  avecques 
celle  du  duc  bourgongnon,  pour  laquelle  maintenir  roide- 
ment,  moult  souiïri  en  son  temps  froit  et  chaut,  moult  se 
trouva  en  hauts  et  périlleux  affaires;  en  batailles,  en  ren- 
contres, en  sièges,  et  en  autres  diverses  labeurs,  selon  la 
qualité  de  son  pouvoir.  Vaillant  chevalier  estoit  cestuy  et 
avecques  les  autres  honoré  bien  digne  d'estre  mis  avant. 
Et  parvint  à  la  fin  de  sa  querelle  à  l'encontre  dudit  roy 
Renier  et  obtint  sa  fille  aisnée  pour  son  fils  Ferry,  qui  bel 
chevalier  estoit  aussi  et  se  monstroit  en  France  en  com- 
mune vertu  digne  de  commune  exaltation,  là  où  Jehan  son 


'  Antoine  de  Lorraine,  comte  de  Vaudemont,  eut  de  ^farie,  comtesse 
d'Harcourt  et  d'Aumale,  Ferri  II,  qui  épousa  Yolande  d'Anjou ,  et 
Jean,  comte  d'Harcourt,  qui,  comme  Cliastellain  le  dira  quelques 
lignes  plus  loin,  se  signala  dans  les  guerres  contre  les  Anglais  en  Nor- 
mandie. 


174  CHRONIQUE 

frère,  ayant  longuement  gouverné  Grantville  et  tenu  fron- 
tière encontre  les  Angles,  se  plongea  en  plus  grande  entre- 
mise de  guerre  que  nefaisoit  sonaisné,  car  estoit  chevalier 
moult  esveillié  et  actif,  belle  personne  et  adroit  de  corps, 
en  toute  chose  vaillant,  et  louable  en  conduite,  plus  riche 
de  bon  los  que  de  biens  mondains,  auxquels  toutesvoyes 
en  raisonnable  portion  ne  pouvoit  faillir  une  fois.  Mais 
pour  ce  que  j'ay  l'ordre  des  royaux,  là  où  je  dusse  avoir 
assis  le  conte  de  Montpensier,  ensamble  celuy  de  Ven- 
domme,  père  et  fils,  je  me  retourne  arrière  à  la  déclara- 
tion de  leurs  titres,  èsquels,  si  je  ne  veux  user  de  faveur, 
je  ne  sçay  riens  mettre  de  celuy  de  Montpensier',  sinon 
que  en  povreté  de  gros  sens ,  sagement  toutesvoyes  con- 
duysi  ce  qu'avoit  de  possession.  Sy  advint  une  fois  un 
conte  de  luy,  du  temps  des  guerres,  bien  estrange;  car 
avoit  un  routier  qui  avoit  enfraint  son  sauf-conduit. par 
aucune  manière  de  dérision  de  sa  personne,  pensant  qu'en 
luy  n' avoit  que  mesprendre,  pour  ce  que  réputé  estoit  à 
fol  et  à  lourdau.  Sy  advint  que  pris  fut,  car  le  fit  quérir 
partout,  et  tantost,  comme  courcié  de  telle  injure,  luy  vou- 
loit  donner  punition  condigne  au  cas.  Or  estoit  ce  routier 
homme  moult  amé  et  renommé  entre  les  princes  ;  par  quoy 
le  duc  de  Bourbon  son  frère  prya  très- instamment.  Sy  fit 
le  duc  d'Alenchon  aussi  ;  lesquels  tous  n'y  porent  riens 
acquester;  mais  pensoient  que  à  monseigneur  le  Daulphin 
ne  l'oseroit  refuser,  prémis  qu'il  voulsist  prier  pour  luy. 
Sy  en  fit  ledit  monseigneur  le  Daulphin  son  pouvoir;  mais 
pareillement  comme  ils  avoient  esté  refusés,  sy  fut-il.  Sy 


'  Louis  de  Bourbon,  comte  de  Montpensiei",  surnommé  le  Bon,  était 
!e  troisième  fils  de  Jean  I"",  duc  de  Bourbon.  Il  mourut  en  1486.  Uno 
de  ses  filles  épousa  Wolfart  de  Borssele,  seigneur  de  Ter  Vère  et  comte 
de  Buchan  en  Ecosse. 


DE  CHASTELLAIN.  175 

vint  le  roy  au  derreuier,  et  eu  fit  sa  requeste  aussi  ;  mais 
à  conclure  brief ,  ne  pour  roy,  ne  pour  roc  il  ne  se  voult 
onques  souffrir  remonstrer,  ne  vaincre,  que  finablement  il 
ne  convenist  que  celuy  qui  luy  avoit  fait  celle  enfrainte, 
ne  portast  la  punition,  telle  comme  il  la  voudroit  ordonner. 
Par  quoy,  comme  un  folastre  obstiné  en  sa  folie,  fut  laissé 
(et  [on  fut]  despité  d'en  avoir  tant  prié),  lequel  à  coup  fit 
flestrir  ledit  routier  en  son  front  d'un  séel  ardant,  et  ce  fait 
le  laissa  aller.  Parquoy  le  roy  dist  alors  que  par  saint  Jehaa 
il  faisoit  mauvais  cheoir  en  main  de  fols.  Est  icy  la  seule 
singularité  que  je  luy  attribue,  laquelle  je  laisse  en  l'inter- 
prétation des  lisans.  Celuy  de  Vendomme  aussi,  le  viel', 
avoit  esté  de  long  eage ,  et  de  telle  régnation  que  sa  puis- 
sance portoit  ;  fut  avecquesles  autres  malheureux  Françoy s 
en  la  bataille  d'Azincourt  pris ,  et  emmené  en  Angleterre; 
dont,  party  depuis,  fut  fait  grant  maistre  d'iiostel  du  roy, 
et  soy  exposant  pluseurs  fois  es  faits  de  la  guerre,  y  acquist 
la  renommée  de  ses  semblables.  Souvent  se  trouvoit  en 
ambassades  çà  et  là  pour  cause  de  ses  vieux  jours  et  que 
beaucoup  avoit  vu.  Aucun  rain  "  toutesvoyestenoit  de  folie, 
mais  en  aucuns  endroits  de  grant  et  meur  sens  qui  vain- 
quoit  l'imparfait.  Lequel  venu  à  sa  fin  à  Tours,  le  roy 
mesme  l'alla  visiter  au  lit  de  sa  mort,  là  où  il  demoura 
grant  espace,  soy  informant  de  moult  de  choses  passées. 
Et  à  tant  le  laissa  et  le  jugea  moult  recommendable  en 
mémoire  de  son  fils  successeur'.  Après  luy  ne  m'appert 
riens  présentement  fors  que  bel  et  amyable  de  faicture  se 

'  Louis  de  Bourbon,  comte  de  Vendôme.  Il  mourut  le  21  décem- 
bre 1446,  àf?é  d'environ  soixante-dix  ans. 

-  Aucun  rain  de  folie,  un  brin  de  folie. 

•'  Jean  de  Bourbon,  comte  de  Vendôme,  avait  fait  ses  premières 
armes  sous  les  yeux  de  Danois.  II  prit  part  à  un  grand  nombre  d'ex- 
r<'ditions  militaires. 


i76  CHRONIQUE 

pouvoit  attendre  encore  en  mainte  avance  de  belle  fortune, 
sur  le  fondement  qu'avoit  de  bon  vouloir,  par  lequel  je 
clos  la  circumscription  de  tous  les  princes  françoys  d'un 
temps  et  de  la  cïirestienneté  aussi,  excepté  des  deux  prin-. 
cipaux,  là  où  il  y  aura  grant  mistère  à  les  bien  descrire 
tous  deux,  et  plus  grant  encore  ày  asseoir  jugement,  pour 
cause  des  partialités  et  envies  régnantes  de  longtemps  jus- 
ques  aujourd'huy  en  ce  royaume  et  dont  la  fin  ne  m'est  en- 
core espérée  si  tost,  pour  cause  qu'amour  naturelle  y  est 
refroidie,  enracinée  et  enviellie  division ,  lumière  de  vraye 
raison  offusquée  et  les  entendemens  poilus  ou  d'affections 
injustes  ou  de  liaynes  et  despections  volontaires,  dont 
causes  sont  gloire  et  roide  régnation  en  deux  hommes 
incompatibles  ensamble.  Lesquels,  sans  fleschir  vers  nul 
en  faveur,  sinon  en  ce  que  vérité  me  pourra  avérer,  j'ay 
entrepris  à  descrire  droit-cy  leurs  gloires,  leurs  vertus, 
leurs  hautes  prééminences  et  fortunes,  en  déi^loration  au- 
cune toutesvoyes  de  leurs  vices ,  es  quels  originellement 
se  congréoient  les  mesmes  ;  pestilencieuses  rumeurs  que 
j'ay  plorées  longuement  en  cestuy  très-saint  préau  des 
fleurs  de  lis,  clarifié  nouvellement  et  purgié  de  toutes 
bruynes,  excepté  d'envie  dont  le  feu  que  le  dyable  y  nour- 
rist,  est  matière  assez  de  faire  deux  très-hauts  glorieux 
hommes  redevenir  misérables ,  ignominieuses,  maleurées 
personnes,  et  de  faire  enverser  au  plus  bas  de  la  roue  ce 
que  grâce  de  Dieu,  avecques  adjunction  de  naturelles  ver- 
tus aucunes,  ont  mis  au  plus  haut  siège  de  fortune,  que 
bien  à  maie  et  à  doloreuse  heure  se  feroit  après  tant  d'a- 
mères  et  pestilencieuses  playes  guéries  freschement,  pour 
lesquelles,  comme  qui  sentu  en  ay  ma  part,  je  invoque  la 
miséricorde  de  Dieu  là  haut ,  que  pourvoir  y  veuUe  et 
remédier  et  que  la  rosée  de  sa  sainte  clémence  puisse 


DE  CHASTELLAIN.  177 

esteiudre  le  feu  de  nos  vicieuses  passions,  là   où  elles 
messiéent. 

CHAPITRE  XLIII. 


Comment  Georg'e  descrit  icy  les  caractères  des  deux  princes  principaux 
de  ce  temps,  le  roy  de  France  et  le  duc  de  Bourgongne. 


Or  me  pardonnent  Françoys  et  Bourgongnons  :  s'il  leur 
plaist,  escoutent  et  entendent  celuy  qui  regarde,  ne  à  envie, 
ne  à  partialité  de  nuluy,  ne  à  complaire,  ne  à  desplaire,  en 
proférer  ce  que  vray  est  en  soy.  Prennent  ce  qui  est  glo- 
rieux et  louable  ceux  à  qui  il  compète  ;  et  ce  qui  est  de 
meschief  et  de  défection  à  deux  lez,  soit  oï  patiemment,  car 
gardant  balance  droite  à  tous  deux,  à  tous  deux  garderay 
équité  et  faveur  en  jugement,  non  pas  par  définitive  sen- 
tence dont  je  désire  à  estre  cru,  mais  par  opinion  tirée  de 
plusieurs  argumens  qui  jusques  en  la  fin  du  monde  donne- 
ront occasion  d'en  parler  à  autres. 

Là  où  peur  aucunement  et  soussy  m'aherdent  en  l'en- 
treprendre, pour  cause  d'estre  noté  de  trop  de  faveur  ou  de 
hayne,  ou  d'estre  trop  légier  en  jugement,  ou  trop  affecté 
en  propre  opinion,  toutesvoyes,  selon  que  le  temps  me 
présente  les  choses  aujourd'huy  et  que  les  personnes  aussy 
me  donnent  à  cognoistre  par  leurs  faits  leurs  natures, 
aussy,  selon  ce,  en  droite  ligne  de  vérité,  comme  je  voy 
et  cognoy  et  que  longuement  ay  vu  et  expérimenté  les 
vertus,  les  opérations  etles  fruits  de  tous  deux,  pour  venir 
à  la  fin  où  je  tens,  leurs  deux  gloires  mettray  en  descrip- 
tion, afin  de  souffrir  à  l'affection  de  cliascun,  là  où  sa 
nature  lepourroit  traire,  par  élection  ou  par  cler  jugement 
à  le  vaincre  mesme  et  condamner  en  son  abus ,  protestant 


178  CHRONIQUE 

toiitesvoyes,  pour  cause  des  immortelles  envies  du  monde, 
entre  lesquelles  entrebouté,  de  légier  je  pourroye  estre 
foudroyé ,  que  toutes  les  deux  personnes  me  sont  en 
égale  affection.  Dont,  si  l'une  a  plus  gloire  et  moins  vices 
€t  l'autre  plus  vices  et  moins  gloire,  ou  tous  deux  ég'aux, 
sy  n'est-ce  pas  que  hayne  ou  faveur  m'ayent  commu  vers 
nul  l'une  emprès  l'autre,  afin  que  par  toutes  deux  estre 
regardées  songneusement,  on  puisse  cognoistre  et  juger 
distinctement  de  leur  précellence,  qui  passe  et  qui  non,  ou 
si  tous  deux  sont  en  une  équalité  de  splendeur,  ou  si  tous 
deux  siéent  et  peuvent  attaimlre  à  une  différente.  Par 
quoy  la  clause  de  mon  titre,  là  où  je  mets  l'Auguste  duc, 
peut  estre  confirmée  ou  reboutée  justement,  par  trouver 
autre  son  consemblable  ou  meilleur ,  combien  toutesvoyes 
que  par  alléguer  un  roy  Auguste,  cela  ne  me  peut  raser 
mon  article,  quant  seulement  je  ne  l'entens  à  proférer  que  ' 
entre  les  deux  si  plus  haut  ne  peut. 

Cestuy  Charles  donques  septiesme,  de  qui  les  histoires, 
entre  les  autres  ses  devanciers,  sont  à  esmerveillier,  pour 
les  choses  qui  en  son  temps  furent  inopinables,  à  pro- 
prement le  descrire  au  vif,  selon  que  nature  y  avoit  ou- 
vré, n'estoit  [pas]  des  plus  espéciaux  de  son  œuvre,  car 
moult  estoit  linge  '  et  de  corpulence  maigre  ;  avoit  faible 
fondation  et  estrange  marche  sans  portion  ;  visage  avoit 
blême,  mais  spécieux  assez,  parole  belle  et  bien  agréable 
et  subtile,  non  de  plus  haute  oye.  En  iuy  logeoit  un  très- 
beau  et  gracieux  maintien.  Néanmoins  aucuns  vices  sous- 
tenoit,  souverainement  trois  :  c'estoit  muableté,  diffidence, 
et  au  plus  dur  et  le  plus,  c'estoit  envye  pour  la  tierce; 
lesquelles  toutes  trois  se  déclareront  es  lieux  là  où  les 

'  Linge.  Sur  la  .signification  de  ce  mot,  voy.  t.  !"■,  p.  210. 


DE  CHASTELLAIN.  17!) 

matières  d'elles-mesmes  en  donneront  à  cognoistre  clère- 
ment  les  effets,  et  desquelles  il  n'est  lieure  présentement 
d'en  escrire  en  général ,  pour  mieux  entendre  après,  savoir 
et  juger  des  hautes  matières  qui  cherront  entre  eux,  après 
estre  reconsilliés  ensamble,  où  ils  sont  ennemis  de  présent, 
et  ne  suis  venu  jusques  à  leur  paix.  Par  quoy,  les  vices  en- 
core n'ayant  point  de  lieu,  il  loist  bien  de  manifester  les 
vertus,  èsquelles,  en  clère  œuvre  de  Dieu,  il  deviendra 
glorieux  par-dessus  grant  nombre  de  ses  pères,  quant  de 
très-povre  et  misérable  commencement  il  est  parvenu  à 
glorieuse  fin,  là  où  en  très-afluLuente  félicité  les  autres  ses 
devanciers  pères  sont  demourés  encrolés  '  enmj  chemin 
voires  ou  menés  mesmes  en  misérable  yssue.  Or  est  vray 
que  cestuy  roy  Charles,  en  ses  jeusnes  jours,  se  trouva 
infortuné  beaucoup  et  moult  oppressé  de  ses  ennemis, 
tellement  que  les  derrenières  bornes  de  son  royaume  luy 
estoient  ostées,  èsquelles  encore  fortune  luy  estoit  escharse 
assez  etluy  tenoit  moult  aigre  l'esprit  par  maintes  diverses 
tribulations  et  adversités  tous  les  jours  nouvelles,  tant  du 
lez  de  ses  ennemis,  Bourgongnons  et  Angles,  qui  aigrement 
le  comprimoient,  comme  de  ses  propres  gens  mesmes, 
routiers,  Escots,  Espagnols,  Lombars,  qui  dominoient  sur 
luy  par  haussage  ^  En  quoy,  dévot  à  Dieu,  alors  se  monstra 
assez  patient,  mais  corrigé,  peut-estrede  lavolenté  de  Dieu, 
d'aucuns  ses  délits.  Longuement  toutesfois  Dieu  le  souffry 
et  l'abandonna  en  ceste  affliction.  Par  quoy,  ses  jeusnes 
jours  venus  après  à  meur  eage  soubs  agùe  et  estroite 
povreté,  debvoient  devenir  pleins  et  dignes  aussi  à  rece- 
voir en  montance  de  règne  plus  grande  complication  de 


EncroUs,  embourbés. 
Haussage,  nrrogance. 


180  CHRONIQUE 

biens  méris ,  comme  il  advint  ;  car  de  celle  heure  que  Dieu 
mitigea  le  cœur  de  son  adversaire  envers  luy  et  le  tira 
jusques  à  la  pardonnance  de  son  injure,  tousjours  depuis 
de  degré  en  degré,  par  succession  de  temps,  il  commença 
à  florir  et  à  prospérer  en  ses  faits,  commença  à  fructifier 
en  ses  labeurs,  et  qui  premier  ne  sembloit  que  un  tronc 
sec  soubs  une  langoureuse  escorce  tempestée  et  battue, 
devint  un  rameau  flory  précieusement  et  fueillu  soubs  un 
ryant  soleil  favorable.  En  quoj  bien  à  noter  fait  que  le 
principe  de  sa  félicité  et  acquise  gloire  luy  vint  de  béné- 
fice reçu,  dont  loy  de  noblesse  et  d'honneur  ne  doit  igno- 
rer jamais  la  gratuité  sans  en  estre  reprise.  Sy  est  vray 
aussi  que  paravant  la  pacification,  il  n'estoit  vertu  en 
luy  qui  le  pust  essourdre  ;  mais  depuis  icelle  trouvée,  n'en 
avoit  nulle  si  petite  aussi  qui  ne  luy  rendist  fruit,  dont, 
entre  les  autres  par  qui  plus  venoit  à  prospérité,  c'estoient 
diligence  et  propre  sollicitude  de  ses  affaires,  là  oii  il  met- 
toit  cœur  et  entendement  et  y  appliquoit  toutes  ses  vertus, 
car  venu  aujourd'huy  par  une  manière  à  un  tel  ou  à  tel 
bien  demain,  estudioit  par  une  autre  voye  de  parvenir  à 
un  autre  plus  grand  pour  nettoyer  son  trosne  plein  de 
bruynes  et  y  faire  rentrer  vertu  et  hautesse  jà  longuement 
perdues.  A  quoy  il  parvint  à  la  fin  plus  hautement  que 
pièça  n' avoit  fait  roy,  mais  non  pas  tant  seulement  en 
clarté  de  ses  vertus ,  mais  par  adjoustance  aucune  de  ses 
vices  qui  luy  rendoient  fruit  et  félicité  par  inconvénient, 
comme  on  pourroit  dire  que  sa  malheure  et  que  ceux  qui 
gouvernoient  son  fait',  estoient  cause  de  sa  successive  ma- 


•  Guillaume  Cousinot  accuse  aussi  les  conseillers  de  Charles  VII. 
Ceux  qui  étaient  en  butte  aux  reproches  les  plus  vifs  (ils  furent  excep- 
tés de  la  paix  d'Arras),  étaient  Tannegui  du  Chastel,  le  président  de 
Provence,  Louvet,  et  le  médecin  Jean  Cadart.  Une  fille  du  président  de 


T)E  CHASTELLAÏN.  -  Î8I 

lédiction  en  salut,  entendu  que  de  diverses  mains  et  par  di- 
verses natures  d'hommes  sa  gloire  a  esté  bastie  et  mise  sus, 
et  que  de  sa  personne  luy-mesmes  n'estoit  pas  homme  bel- 
liqueux, n'estoit  robuste,  ny  animeux  homme  pour  faire 
de  main  propre,  ne  cherchoit mesme  l'estour,  ny  rencontre, 
ains,  non  asseuré  entre  cent  mille,  se  fust  espovanté  d'un 
homme  seul  non  cognu  ;  mais  avoit  des  grâces  à  ren- 
contre que  de  sages  et  vaillans  s'accompagnoit  volontiers 
et  s'en  souffroit  conduire,  auxquels  par-dessus  leurs  sens 
continuellement  il  adjoustoit  nouvelle  invention.  Par  quoy 
ce  qu'il  perdoit  en  vaillance,  que  naturellement  n'avoit  de 
luy-mesme,  ce  recouvroit-il  en  sens,  de  quoy  il  profiitoit 
aux  vaillans.  Et  es  toit  vray  semblable  que  le  sens  qu'avoit 
de  nature,  luy  avoit  esté  renforcé  encore  au  double  en  son 
estroite  fortune  par  longue  constrainte  et  périlleux  dan- 
ger de  divers  cas,  qui  forcément  luy  aguisoient  les  es- 
prits ,  comme  on  trouve  des  Romains  qui  jadis ,  au  temps 
qu'ils  avoient  plus  d'aifaires  et  impugnations ,  ils  estoient 
les  plus  vertueux  des  autres  ;  mais  quant  paix  leur  donna 
occasion  de  oysivetés  et  voluptés,  nuls  au  monde  plus  vi- 
cieux. En  quoy  fait  à  entendre  que  les  estroites  fortunes 
clariffient  les  humaines  vertus,  et  les  comblées  et  volup- 
tueuses les  endorment  et  amortissent. 

Mais  pour  donner  à  entendre  comment  par  inconvénient 
de  vice,  comme  j'ay  dit,  il  parvint  à  amendement  de  ses 
besongnes  qui  estrangement  souvent....  ',  savoir  faut, 
comme  il  a  esté  dit,  que  moult  estoit  de  condition  muable, 


Provence,  la  dame  de  Joyeuse,  était  la  favorite  du  roi.  Quant  à,  Jean 
Cadart,  il  avait,  malgré  la  pénurie  du  trésor,  réuni  vingt-cinq  à  trente 
mille  écus,  somme  énorme  pour  ce  temps-lù. 

»  La  phrase  est  incomplète  dans  les  manuscrits  d'Arras  et  de  Flo- 
rence. 

mil.   tr.  12 


182  CHRONIQUE 

ce  roy  ;  dont,  à  cause  de  tel  accident,  esclieurent  aussi  fré- 
quentes et  diverses  mutations  entour  de  sa  personne,  et  se 
formoient  ligues  et  bandes  contraires  entre  les  curiaux', 
pour,  en  reboutement  de  l'un  l'autre,  parvenir  à  autorité; 
en  quelle  manière  de  faire,  chascune  des  parties  veilloit 
tousjours  et  estudioit  en  faire  quelque  chose  de  grant,  le 
régnant  pour  demourer  en  grâce ,  et  le  contendant  sur 
l'espoir  de  parvenir.  Et  ainsy,  de  deux  envies  contraires 
tendantes  à  fin  de  vertu,  naissoit  tousjours  une  œuvre  de 
fruit  au  nourrisseur  :  c'estoit  le  maistre,  lequel  par  subtil 
regard  que  avoit  à  leur  faire,  les  souffroit  convenir  toutes 
deux  et  en  prist  le  proffit.  Or  avoit  de  condition  qu'en 
terme  de  temps,  quant  on  s'estoit  bien  haut  eslevé  emprès 
luy,  jusques  au  sommet  de  la  roue,  lors  s'en  commençoit  à 
ennuyer  ;  dont,  à  la  première  occasion  que  pou  voit  trouver 
aucunement  apparente,  volontiers  les  renversoit  de  haut  à 
bas,  confusément  toutesvoyes.  Par  quoy  autres  ayans  la- 
bourés en  longue  contendance  dehors  l'huys  et  parvenus  à 
nouvelle  grâce,  parvinrent  aussi  à  nouvelle  exaltation 
longuement  pourjettée  lors,  ou  par  espoir  qu'avoient  de 
demourer  plus  ferme  que  leurs  devanciers,  travailloient 
aussi  à  plus  hautement  déservir  leur  régner  par  haute 
œuvre,  et  de  fonder  leur  longue  durée  en  multitude  d'uti- 
lités rendues;  lesquels,  après  avoir  régné  une  espace 
aussi ,  et  que  tiré  avoit  du  ventre  ce  qui  y  estoit,  néan- 

1  Curiaux,  gens  de  cour.  Ce  mot  était  pris  souvent  dans  une  mau- 
vaise acception  au  xv*  siècle  : 

Qui  ne  scet  feindre  son  penser, 
Qui  ne  scet  braire  ou  hault  chanter, 
Qui  ne  scet  son  maistre  flatter, 
Qui  n'aprent  à  dissimuler. 
Qui  n'apprend  à  faire  le  sourd, 
Il  n'a  que  faire  d'estre  à  court. 


DE  CHASTELLAIN.  185 

moins  à  telle  occasion  comme  les  autres  en  soudain  sursaut 
se  trouvoient  enverséset  payés  du  mesme  salaire  dont  autres 
leur  avoient  esté  miroir.  Et  ainsy  du  second  au  tiers,  du 
tiers  au  quart,  du  quart  au  quint,  jusques  enfin  dura  ceste 
continuation  et  manière  de  faire  tellement  qu'en  la  parfin 
sa  gloire  et  son  règne  entre  toutes  ses  besongnes  se  sont 
trouvées  au  plus  haut  de  la  roue  par  pièces  et  parties  de 
diverses  gens  ainsi  rassamblées  et  cousues  ensemble,  jus- 
ques à  soy  trouver  plus  cler  et  plus  glorieux  que  pièça 
nul  autre,  voires  par  la  vertu  souverainement  et  estudie 
de  ses  gens,  tels  que  dessus,  qui,  jour  et  nuit,  à  intention 
de  privé  bien  avec  le  sien ,  y  labouroient  et  veilloient,  et 
luy  pratiquoient  ce  tout  à  quoy  il  parvint,  moitié  par 
engin,  moitié  par  force  et  par  avis,  jusques  à  expulser 
entièrement  les  Englès  deliors  France  partout ,  réservé 
Calais,  et  d'estre  cremu  et  redouté  en  tous  ses  environs. 
Dont,  ainsi  qu'estoit  abbuvré  *  et  expert  de  tant  de  diverses 
conditions  d'hommes,  et  que  clèrement  percevoit  qu'en  di- 
verses gens  avoit  diverses  propriétés,  et  plus  en  deux  que 
en  un  et  en  dix  qu'en  trois,  finablement,  luy  qui  estoit 
renouvellant  volontiers  et  assavourant  le  fruit  qu'il  en  pou- 
voit  traire,  en  devint  si  duit  que  de  toutes  qualités  en 
quoy  hommes  pouvoient  servir,  il  en  tira  à  luy  les  plus 
excellens,  et,  selon  leur  vocation,  chascun  en  son  estât,  les 
employa  à  utilité  telle  que  leur  séoit,  l'un  à  la  guerre,  l'au- 
tre aux  finances,  l'autre  au  conseil,  l'autre  à  l'artillerie  et 
à  diverses  diligences  et  propriétés  rendans  fruit,  comme 
pluseurs  hommes  ont  différentes  inclinations  et  grâces  de 
Dieu,  que  ce  roy-cy  recueilloit  toutes,  et  lesmist  en  œuvre, 
et  fist  chascun  vertueux,  en  la  propriété  qu'avoit,  estre 

'  Abbuvré,  abreuvé. 


184  CHRONIQUE 

instrument  pour  ouvrer  et  forgier  en  la  montance  de  sa 
gloire.  Dont  enfin,  par  la  grant  distincte  cognoissance 
qu'avoit  des  uns  et  des  autres,  et  parce  que  sur  toutes  cho- 
ses avoit  son  regard,  également  sur  les  fautes  aussi  comme 
sur  les  vertus,  lestât  autour  de  luy  devint  à  estre  si  dan- 
gereux que  nul,  tant  fust  grant,  pouvoit  cognoistre  à  peine 
là  oîi  il  en  estoit,  et  se  tint  ferme  chascun  en  son  pas  dû, 
de  peur  que,  du  premier  mespas  que  feroit,  ne  fût  pris  à 
pied  levé.  Etainsymistsus  ordre  et  règle  en  son  royaume, 
et  tenant  chascun  en  cremeur  donna  cours  à  justice,  qui 
paravant  y  avoit  esté  morte  longtemps;  fist  cesser  les 
tyrannies  et  exactions  des  gens  d'armes  aussi  admirable- 
ment que  par  miracle  ;  fit  d'une  infinité  de  meurtriers  et 
de  larrons,  sur  le  tour  d'une  main,  gens  résolus  et  de  vye 
honneste  ;  mist  bois  et  forests  murtrières  passages  asseu- 
rés,  toutes  voyes  seures,  toutes  villes  paisibles,  toutes  na- 
tions de  son  royaume  transquilles  ;  corrigeoit  les  mauvais  et 
les  bons  honoroit;  piteux  estoit  toutesvoyes  de  sang  humain 
et  à  mort  se  délibéroit  en  vis;  tenoit  heures  limitées  pour  ser- 
vir Dieu  et  ne  les  rompoit  pour  nul  accident;  mettoit  jours 
à  heures  de  besongner  à  toutes  conditions  d'hommes,  les- 
quelles infailliblement  vouloit  estre  observées,  et  beson- 
gnoit  de  personne  à  personne  distinctement,  à  chascun  : 
une  heure  avecques  clercs,  une  autre  avecques  nobles, 
une  autre  avecques  estrangiers,  une  autre  avecques  gens 
méchaniques,  armuriers,  voletiers',  bombardiers  et  sem- 
blables gens;  avoit  souvenance  de  leurs  cas  et  de  leur  jour 
estably  :  nul  ne  les  osoit  prévenir.  Avoit  merveilleuse 
industrie,  vive  et  fresche  mémoire;  estoit  historien  grant, 
beau  raconteur,  bon  latiniste  et  bien  sage  en  conseil.. 

'   Voleiiers,  fabricants  de  traits  d'arbalète,  ûg  volet,  trait  d'arj^alète. 


DE  CHASTELLAIN.  183 

Avoit  ses  jours  de  récréation  aussi  avec  femmes,  par 
lesquelles  il  desvoya  plus  que  assez  et  fut  exemple  de  grant 
mal  et  de  graut  playe  en  son  temps,  dont  ailleurs  sera  parlé 
c^'^-après.  Estoit  morigéné  assez  et  sobre  à  table;  mais  de 
nul  n'y  pouvoit  estre  regardé,  souverainement  de  gens  non 
cognus;  car  de  cestuy-là  jamais  ne  se  bougeoient  ses  yeux, 
et  en  perdoit  contenance  et  mangier;  et  enfin  s'en  enfelly. 
Par  paroles,  descouvroit  sa  passion  par  semblant  et  son 
semblant  par  paroles  de  mesmes.  N'estoit  nulle  part  seur, 
ne  nulle  part  fort,  Craignoit  tousjours  mourir  de  glave  par 
jugement  de  Dieu,  parce  que  présent  fut  à  la  mort  du 
duc  Jehan,  qui  en  partie  estoit  cause  et  racine  de  sa  diffi- 
dence.  Murmuroit  fort  en  l'ordre  de  la  Toison  d'or  et  y 
meltoit  secrètes  scrupules;  tousjours  envis  la  vit  essource 
en  son  règne  et  préjudicia  à  ses  parens  qui  en  furent.  Por- 
toit  à  dur,  ce  sembloit,  le  haut  vol  et  règne  emprès  luy 
du  duc  Philippe  son  parent.  Plus  alloient  avant  en  eage, 
plus  y  sembloit  estre  ranceur.  Ne  s'osoit  logier  sur  un 
plancier,  ny  passer  un  pont  de  bois  à  cheval,  tant  fust 
bon.  Toutesvoyes  avoit  beaucoup  de  belles  vertus,  et  de 
petites  chétifvetés  aussy  assez  dangereuses.  Toutesvoyes, 
en  tel  sens  et  vertu  qu'avoit ,  ensamble  l'entremise  de  ses 
divers  serviteurs  forcément,  avec  le  bras  de  Dieu  qui  s'y 
joigny,  il  fit  sa  fortune  clère  et  glorieuse,  qui  en  son 
venir  la  trouva  la  plus  embruynée  qui  onques  fust.  Net- 
toya Normandie  des  Angles,  les  deschassa  de  Bayonne  et 
de  toute  Guyenne,  les  tint  dehors  depuis  triomphamment, 
entretint  ses  gens  d'armes  prests  tousjours  à  combattre, 
sans  foulle  du  peuple.  Mist  sus  francs  archiers  en  nombre 
infini  '.  En  toutes  choses  mist  règle  et  ordre  et  en  toutes 

'  En  l'an  XLII  furent  les  francs  archiers  rais  sus,  qui  fut,  comme 
disent  aucuns,  la  plus  riche  et  moilleuro  ordonnance  que  le  roy  fist 


186  CHRONIQUE 

choses  avoit  son  regart.  Cognoissoit  tout  son  estât  ;  sa- 
vait ses  finances  en  gouvernement.  Envoya  son  fils  en 
secours  du  duc  d'Austrice  encontre  les  Suisses,  qui  les  fit 
cheoir  en  bataille  ;  mena  son  ost  devant  Mets-la-Cité  et  la 
composa;  soumist  le  conte  d'Armignac  et  le  ploya  par 
force  ;  le  duc  de  Savoye  aussi  par  puissance  ;  le  duc  de 
Bretagne  à  hommage,  Brief  fit  tant  que  tout  se  ploya 
devant  luy  ;  et  ne  restoit  riens  que  le  duc  Philippon  seul  dont 
luy-mesmes  en  cœur  et  tous  les  siens  se  passionnoient  et 
de  la  roideur  et  puissance  qu'avoit  d'y  résister ,  et  qu'en 
un  temps  et  une  région  avoit  deux  puissances,  deux 
gloires  et  clartés  égales  et  mal  compatibles.  Dont,  pour 
cause  que  ployer  ne  le  pouvoient  comme  ils  cuydoient  et 
qu'en  luy  avoit  pouvoir  plus  que  au  remanant,  de  quoy 
toutesfois  il  ne  cherchoit  que  à  estre  ami  et  serviteur,  là  où 

oncques  pour  tenir  justice,  car  ces  gens  d'armes  estoient  es  bonnes 
villes  ou  aux  sièges  là  où  il  plaisoit  au  roy  quand  il  en  avoit  affaire,  et 
ne  prenoient  aux  champs,  ne  aux  villes,  chose  quelconque  qu'ils  ne 
payassent.  Ainsi  de  là  en  avant  fu  le  royaume  gouverné,  qui  moult 
avoit  esté  foulé  par  les  escorcheurs  et  par  autres,  et  fut  tenu  paisible 
en  telle  façon  que  oncques  puis  ne  fut  nouvelle  de  roberie  nulle  parmi 
le  royaume.  [Chroii.  ms.  de  La  Haye.) 

Un  manuscrit  qui  a  appartenu  à  Guillaume  Hugonet  et  un  autre 
manuscrit,  aujourd'hui  conservé  à  Paris,  qui  paraît  provenir  de  la 
maison  de  Lannoy,  renferment  cette  note  qui  fut  sans  doute  mise  sous 
les  yeux  de  Charles  VII  : 

«  Au  royaume  de  France  a  svii"  mille  villes  à  clochiers,  Paris 
«  compté  pour  vu  clochiers,  Roen,  Toulouse  et  aultres  villes  pour 
«  I  clochier. 

«  Or,  prenez  que  la  moytié  ne  baille  riens  et  soit  inutile,  reste  ain- 
11  cores  vni<=  l  mille  villes. . 

«  Or,  ostez  aincores  des  vin"=  l  mille  villes  iiii"  l  mille,  reste  aincores 
<i  quatre  cens  mille.  Si  chascune  ville  faisoit  i  homme  d'armes,  vous 
«  auriez  quatre  cens  mille  hommes  d'armes,  lesquels  ne  pourroient 
■■  faillir,  car  i  mort,  l'aultre  seroit  tantost  mis,  et  seroient  bien  payés 
"  et  ne  debvroient  pillier,  ne  gaster  le  peuple,  ainsy  qu'ils  font,  dont 
"  ne  peuvent  mais  ceulx  qui  servent  ad  présent,  et  ne  sont  pas  payés 
«  communément  de  m  mois  pour  i  an,  et  pour  ce  leur  faut-il  prendre 


DE  CHASTELLAIN.  187 

il  devoit,  il  se  coiigréa  '  une  telle  venimeuse  envaye  contre 
luy,  une  telle  hayneuse  imagination,  que  là  où  il  devoit 
avoir  amour  et  fraternité,  portange'  et  secours  l'un  à  l'autre, 
et  joye  et  exaltation  de  bien  de  chascun,  froideur  et  en- 
vye  entreboutèrent,  et  distrayans  leurs  amours  de  la  loy 
de  nature,  les  appliquèrent  à  rumeurs  et  à  suspicions  re- 
prochables;  non  pas  que  le  duc  s'exaltast  riens  ou  s'enfiè- 
rist  en  sa  fortune,  ne  que  la  royale  majesté  ne  luy  fust  ré- 
vérendée  à  son  appartenir  ;  mais  en  manières  maintes  non 
tolérables  à  luy  et  non  pertinentes  aussi  à  estre  monstrées 
à  tel  qu'il  estoit,  osoit  bien  monstrer  aussi,  quant  le  cas  y 
chéoit,  qu'il  avoit  bras  royde  et  escliine  et  qu'il  n'estoit 
homme  à  estre  traité  par  dur,  sans  grand  meschief.  Lors 
quant  on  le  quéroit  par  bel  et  comme  il  appartenoit,  c'es- 
toit  le  plus  humble  et  le  plus  léal  envers  la  couronne  qui 
vivoit,  et  n'avoit  si  povre  en  France  qui  tant  se  fist  petit 
envers  elle,  ne  si  souple  que  luy.  Recognoissoit  la  gloire' 
de  sa  naissance  que  reçue  avoit  de  son  trône,  laquelle  il 

«  leur  vie  sur  le  peuple,  qu'ils  nefeissent  pas  s'ils  fuissent  bien  payés. 

«  Or,  soit  avisé  que  valent  les  ini<=  mille  hommes  d'armes  pour  i  an. 

«  I  homme  d'armes  à  xv  francs  par  mois  vault  ix^^  francs. 

«  Cent  hommes  d'armes  par  moys  valent  xv«  francs  et  par  an 
«  xviii  mille. 

«  Mille  hommes  d'armes  par  moys  valent  xv  mille  et  par  an 
«  IX"  mille. 

«  Cent  mille  hommes  d'armes  valent  par  an  xviii  millions. 

'(  Somme  des  un"  mille  hommes  d'armes,  lxxii  millions. 

«  Et  gaingneroit  le  roy  11"=  mille  francs,  qui  vont  pour  les  gages  des 
"  officiers. 

«  Item  et  ii«  mille  francs  de  dons  qui  se  font  sur  les  aides,  qui  ne  se 
«  1  croient  pas. 

«  Et  puis  la  charge  de  gens  d'armes  nécessaires  pour  la  tuition  du 
0  royaume,  l'oultre  plus  se  porroit  employer  ti  soustenir  Testât  du  roy 
«  et  do  tous  nos  seigneurs,  et  viveroit  le  monde  en  paix.  » 

•  Il  se  congréa,  il  se  forma. 

^  Portange,  appui. 


188  CHRONIQUE 

préféroit  devant  toutes  autres  splendeurs.  Ainsy  avoit  en 
luy  fierté  et  humilité,  humilité  droite,  noble  de  radicale  na- 
ture, et  fierté  de  toute  haute,  vertueuse  et  magnifique  pro- 
messe qui  non  tant  seulement  gisoit  en  courage,  mais  en 
réalité  de  pouvoir  égal  au  plus  haut  de  la  terre.  Avoit  eu  trois 
glorieuses  batailles  ce  roy  contre  les  Anglois,  l'une  à 
Patay,  l'autre  à  Guermigny  '  en  Normandie,  la  tierce  en 
Bordelois,  là  où  fina  Tallebot.  Sy  continua  perpétuel  dis- 
cord  entre  son  fils  aisné  et  luy,  se  misrent  en  diffidence 
l'un  de  l'autre  ;  ne  s'y  pouvoit  trouver  union  ;  moururent 
froids  et  séparés  l'un  de  l'autre.  Prit  alliance  ce  roy  au  roy 
Lancelot  de  Hongrie  et  de  Bohême,  contraire  le  duc,  et 
lui  donna  sa  fille,  lequel,  par  apparence  de  vray  juge- 
ment de  Dieu,  au  temps  des  espousailles,  pour  les  grans 
maux  qui  en  pou  voient  naistre,  fut  précipité  de  ses  jours. 
Tint  en  prison  le  duc  d'Alençon  par  longs  ans  ;  le  fit  sen- 
tencier  à  mort  par  ses  pairs  à  Vendosme.  Se  fit  cognoistre 
en  la  mer  de  Levant,  en  l'activité  de  son  argentier  Jaques 
Cœur,  lequel,  en  plus  haut  vol  de  marchant  du  monde, 
fut  mis  par  luy  en  chétivoison,  espars  ses  biens,  clos  en 
prison ,  rompu  en  créance  ,  jugé  à  mort ,  remis  toutes- 
voyes  de  crisme  en  civil,  et  puis  après,  eschappant  par 
engin,  mourut  exilé.  Tailloit  fort  son  royaume;  tenoit 
maigres  ses  hommes;  restablissoit  paix,  mais  peu  de 
ruynes;  pourveoit  volontiers  plus  aux  offices  que  aux  gens, 
et,  en  donner,  enquéroit  de  leur  estât.  Somme  toute,  dure 
fortune  et  jeunesse  luy.  estoit  félicité  en  meur  eage,  et  la 
nécessité  de  sa  patience,  jeusne,  luy  estoit  nourrechon  de 
sens  et  Ae  grâce  de  Dieu,  viel,  par  lequel  il  est  parvenu, 
moitié  un,  moitié  autre,  à  sa  très-haute  exaltation,  là  où 

'  Lùef!  :  Formig'ny. 


DE  CHASTELLAIN.  189 

il  y  a  plus  de  mistère  à  soy  y  parmaiutenir  sans  déclieoir 
que  à  y  estre  monté  par  labeur,  ce  que  Dieu,  j'espère,  pour 
la  félicité  de  son  peuple  ne  souffrira  pas,  mais  amodérera  à 
tous  lez  les  passions  et  superfluités  vicieuses  qui  pourroient 
estre  occasion  de  mescliief  et  dont  la  condempnation  re- 
donderoit  [en]  eux  griefvement  et  non  [en]  nul  autre  ' . 

CHAPITRE  XLIV. 

Comment  les  gens  de  messire  Jehan  de  Luxembourg  furent  desconfits 
en  Laonnois. 

Il  est  bien  de  mémoire  par  les  choses  dessus  traitées, 
comment  messire  Galovie  de  Pennensac,  capitaine  de  Laon, 
ensamble  la  communauté  et  gens  d'armes  de  celle  ville, 
moult  se  penoient  à  porter  dommage  es  pays  de  ce  duc  et 
de  y  faire  les  maux  tels  que  la  guerre  a  en  soy,  et  com- 
ment, à  ceste  cause,  le  bon  chevalier  de  Lucembourg 
qui  en  estoit  voisin,  moult  estoit  argué  sur  eux  ;  et  porta 
bien  à  dur  leur  orgueil,  pensant  toutes voy es  et  songeant 
jour  et  nuit  de  s'en  venger  à  son  plus  bel  une  fois  et  de 
leur  serrer  la  borne,  s'il  pouvoit,  bien  aigrement,  car  envis 
souffroit  foulure  qui  luy  fust  moleste,  et  espécialement  en 
ces  marches  là  où  il  estoit  l'anglet  de  la  forest  et  le  chien 
au  grant  collier  qui  tous  les  autres  mordoit.  Pourtant  ten- 
dant toujours  à  ses  fins,  délibéra  un  jour  de  faire  pren- 
dre le  fort  de  Saint-Vincent,  qui  est  assis  au  dehors  de  la 

'  La  pourd'aifure  de  Philippe  le  Bon  manque,  et  nous  lisons  dans  le 
manuscrit  d'Arras  :  «  Ici/  doit  ensuivre  celle  du  duc  Phili2)pe  que 
M''  Charles  Leclerc  a,  laquelle  il  mettra  ensuivant.  »  Il  est  probable  que 
lo  manuscrit  d'Arras,  aussi  bien  que  lo  manuscrit  15813  do  Bruxelles, 
appartient  à  la  rédaction  originale  do  ChastcUain.  M.  Quicherat  a  déjà 
exprimé  cette  opinion. 


190  CHRONIQUE 

ville,  assez  près  des  marces  ',  par  lequel  il  ymaginoit  que 
moult  pourroit  mettre  en  oppression  les  habitans,  et  fina- 
blement  venir  en  la  conqueste  de  la  cité  entièrement  par 
force  ou  par  povreté  ou  autrement,  car  n'estoit  au  monde 
riens  que  tant  désirast.  Or,  est  vray  que  de  ce  parla  à  aucuns 
de  ses  capitaines  et  en  devisa  avecques  eux  fiablement 
pour  avoir  advis  de  la  manière  de  faire  et  de  conduire 
ceste  œuvre  ;  lesquels  tous  conclurent  volontiers  l'entre- 
prendre et  de  eux  mettre  en  l'aventure.  Sy  entrepri- 
rent ceste  œuvre  messire  Symon  de  Lalaing,  Bertran  de 
Manican ,  Enguerrant  de  Créqui  et  Engrammet  de  Gri- 
boval,  avecques  le  nombre  de  quatre  cens  combattans. 
Lesquels  ayans  fait  leur  assamblée  par  nuit,  partirent  à 
telle  beure  que  devant  jour,  sans  que  nul  s'aperçut  de 
eux.  Vinrent  au  pied  de  l'abbaye,  dessus  le  mont  de 
Laon;  et  là,  sans  trouver  empescbement  nul,  entrèrent 
dedens  quoyement  sans  faire  bruit,  jusques  à  estre  tous 
entrés  et  mis  ensemble  pour  faire  de  la  place  leur  plaisir, 
Sy  entrèrent  tous,  et  incontinent  commencèrent  à  lever 
un  cry  pour  effrayer  les  dormans,  cuydans  bien  que  jà 
tout  fust  leur  et  que  résistance  n'y  avoit  nulle  contre  eux. 
Et  ce  pendant,  la  pluspart  de  eux,  mal  advisés,  visans  au 
pillage  et  à  la  robberie  par  cy  et  par  là,  et  non  au  péril 
qui  leur  estoit  près,  s'oublièrent  en  leur  maie  aventure  et 
se  perdirent  povrement,  car  l'effroi  fut  tantost  perçu  en 
la  cité  de  Laon  ;  et  s'esmut  horriblement  la  commune,  et 
messire  Galovie  vuydant  avec  eux,  ensemble  avec  ceux 
de  la  garnison,  erramment  vint  au  secours  à  ceux  du  fort, 
et  entrant  par  la  porte  de  l'abbaye  avec  ce  peuple  erragié 
et  démoniaque,  ce  sembloit,  vint  férir  sur  Picars  espo- 

'  Marces,  frontières. 


DE  CHASTELLAIN.  191 

ventablemeut  de  haches  et  de  mâches  ' ,  et  commencer  à  y 
faire  grant  tuyson ,  car  estoient  trop  plus  grand  peuple 
que  les  autres.  Or,  y  avoit  une  tour  grosse  là  où  aucuns 
de  l'abbaye  estoient  dedens ,  et  s'estoient  deffendus  vail- 
lamment tousjours  dès  le  commencement  contre  les  en- 
trés, par  quoy  Picars  n'avoient  encore  pu  estre  maistres 
de  la  place,  comme  ils  eussent  esté.  Sy  leur  vint  à  grant 
contraire,  car  ils  en  perdirent  vie  etchevance,et  en  furent 
vilainement  reboutés ,  non  obstant  toute  valeureuse  def- 
fense  mise  à  l'encontre,  de  messire  Symon  qui  bel  cheva- 
lier estoit,  fort  et  puissant,  et  un  des  raddes  de  son  temps 
et  des  autres  ;  pareillement  Bertran  et  Enguerrant  de  Cré- 
quy,  qui  tous  monstrèrent  courage  de  vaillans  nobles 
hommes ,  jà-soit-ce  que  ne  leur  proffitoit ,  car  deffense 
n'y  servoit  à  rien  en  la  fin.  Sy  fut  avironné  Engrammet  de 
Griboval  des  bons  hommes  de  la  cité  qui  mortellement  le 
héoient,  pour  maintes  durtés  et  rudesses  dont  il  avoit  usé 
encontre  eux  ;  lesquels  ne  tâchèrent  qu'à  le  tuer  et  d'en 
prendre  vengeance  pour  tousjours  mais.  Dont  moult  se 
trouva  esbahy  ledit  Engrammet,  et  voyant  le  dangier  de  la 
mort  en  quoy  il  estoit,  offry  grant  finance  pour  sauve- 
ment  de  sa  vie  ;  mais  n'y  valu  offre,  ne  nul  or,  tant  fust 
grant,  qu'ils  ne  le  tuassent.  Les  autres,  messire  Symon  et 
Enguerrant,  qui  se  combattoient  valeureusement  et  em- 
ployèrent leur  bras  en  férir  et  ruer  à  tous  lez,  furent  me- 
nés aussy  jusques  en  très-périlleux  destroit  de  mort;  et  ne 
les  espargnoit-on  ne  que  les  mendres  du  host^  Lesquels, 
considérés  estre  en  dangier  entre  ce  furieux  peuple,  un 
compagnon  de  guerre  nommé  Arquencier,  à  qui  messire 

•  Mâches,  massues,  masses  d'armes. 

'  Ne  que  les  mendres  du  hos(,  pas  plus  que  les  moindres  soldats  de 
l'armée. 


in  CHRONIQUE 

Symon  avoit  autrefois  fait  une  courtoysie,  vint  erram- 
ment  en  la  deffense  du  gentil  chevalier  messire  Symon,  et 
g-ettant  son  baston  au-dessus  de  la  teste  dudit  chevalier, 
pour  rompre  les  coups  de  ceux  qui  féroient  dessus ,  com- 
mença à  escrier  au  peuple  et  les  faire  cesser  de  férir,  car 
moult  estoit  bien  de  eux,  et  en  estoit  cru  et  amé;  et  lors 
leur  commença  à  dire  qui  c'estoit,  et  leur  prier  qu'il  luy 
pust  sauver  la  vie,  pour  ce  que  gentil  chevalier  estoit  et 
homme  de  grant  part;  et  leur  recorda  la  courtoisie  que  une 
fois  avoit  reçue  de  luy,  et  par  laquelle  il  estoit  et  devoitestre 
obligé  en  plus  grande,  s'il  pouvoit  '.  Sy  fut  messire  Symon 
sauvé  parceste  manière,  à  grant  dangier^  toutesvoyes.  Et 
Enguerrant  de  Créquy  aussy.  Et  tantost  après  la  première 
fureur  passée  et  que  la  place  estoit  reconquise,  tout  le  re- 
manant fut  pris  et  emmené  à  Laon.  Et  y  moururent  envi- 
ron soixante-dix  hommes  du  costé  des  Picars,  et  de  ceux 

»  Une  note  marginale  ajoutée  à  la  chronique  manuscrite  de  La 
Haye  est  ainsi  conçue  :  «  Ne  demoura  gaires  que  ledit  Archenciel  fut 
«  à  une  course  réservé  de  mort  par  ledit  messire  Simon,  bien  souve- 
(1  nant  de  sa  bonté,  mais  quand  le  conte  de  Ligny  ,  qui  estoit  en  per- 
«  sonne  à  ladite  course,  sot  qu'il  estoit  encore  vif,  il  jura  qu'il  seroit 
«  pendu,  comme  il  fut,  quoique  messire  Simon  lui  requist  sa  grâce, 
«  dont  oncques  puis  ledit  messire  Simon  ne  le  volt  servir.  »  Arc-en- 
Ciel  tomba,  en  1434,  au  pouvoir  de  Simon  de  Lalaing,  pendant  une 
excursion  dans  la  terre  de  Beaurevoir  qui  appartenait  au  comte  de 
Ligny  et  qui  fut  pillée  par  les  Français.  Le  comte  de  Ligny,  furieux, 
repoussa  toutes  les  prières  de  Simon  de  Lalaing  et  ordonna  la  mort 
d'Arc-en-Ciel.  Le  comte  de  Ligny  passait  pour  fort  cruel.  La  chro- 
nique manuscrite  de  La  Haye,  que  j'ai  si  souvent  citée,  en  donne  un 
autre  exemple.  Waleran  de  Saint-Germain  avait  été  pris  devant  Chauny 
et  sa  mère  avait  offert  pour  sa  rançon  six  mille  écus  d'or,  «  mais  tan- 
<'  dis  qu'elle  attendoit  la  response,  on  lui  trencha  le  col  sur  ung  hourt 
«  et  fut  sa  teste  mise  sur  une  lance  et  portée  à  la  porte  (du  château  de 
«  Ham)  où  sa  mère  attendoit  et  le  corps  fut  pendu  aux  fourches. 
«  Quand  sa  mère  vist  la  teste,  elle  dit  :  Or  Dieu  en  soit  loés  !  c'est  le 
«  quatriesme  fils  que  la  guerre  m'a  osté  !  » 

^  A  grant  dangier,  à  grand'peiae. 


DE  CHASTELLAIN.  195 

de  Laon  le  frère  du  capitaine,  nommé  Jammet  de  Pen- 
nensac.  Desquelles  nouvelles  et  doloreuse  aventure  le  conte 
de  Ligny  se  mérencolia  fort  et  le  porta  bien  à  dur,  car 
il  y  perdy  de  bonnes  gens  beaucoup,  et  s'en  tint  à  moult 
ennuyé  longuement  après. 

CHAPITEE  XLV. 

Comment  Mallotin  deBours  et  messire  Hector  de  Flavyse  combattirent 
en  champ  clos  à  Arras. 

A  repos  estoit  assez  ce  duc  de  sa  personne  en  ce  temps- 
cy  en  ses  pays  de  Flandres  et  de  Brabant,  quant,  pour 
une  grant  difficulté  mue  entre  deux  nobles  hommes  de 
ses  pays,  il  le  convint  aller  en  sa  ville  d' Arras  pour  rece- 
voir là  les  deux  nobles  hommes  que  j'ay  dit,  à  leur  jour 
assigné  par  luy,  en  champ  clos,  par  gage  jeté  entre  eux. 
Et  estoient  les  parties,  un  messire  Hector  de  Flavy,  bien 
noble  chevalier  et  de  grant  part,  et  l'autre,  un  escuyer 
nommé  Mallotin  de  Bours,  homme  de  bonne  part  aussi, 
tous  deux  forts  et  raddes,  et  gens  de  guerre  et  de  fait 
tout  outre.  Sy  estoit  mue  la  cause  de  leur  gage  pour 
charge  d'honneur  que  imputoient  l'un  à  l'autre;  premier 
Mallotin  à  messire  Hector,  car  celuy  Mallotin  estoit  venu 
au  duc  luy  signifier  en  secret  comment  messire  Hector 
l'avoit  secrètement  requis  qu'il  se  voulsist  tourner  Fran- 
çoys  avecques  luy ,  car  ne  vouloit  plus  tenir  le  party  de 
Bourgongne,  et  qu'en  prenant  congé  du  pays  et  du  party 
ils  espiassent  Guy  Guillebault  '  ou  autre  grant  cadet,  et 

'  Gui  Guillebaut  était  gouverneur  général  des  finances  et  trésorier 
de  l'ordre  do  la  Toison  d'or.  Il  recevait  150  francs  de  gages  et  50  franca 
pour  ses  habits  le  jour  de  la  Saint-André. 


iU  CHRONIQUE 

l'emmenassent  avecq  eux  pour  payer  les  despens  des  com- 
pagnons. Laquelle  chose,  quant  le  duc  entendy ,  et  que  bien 
avoit  questionné  Mallotin  de  la  vérité  du  cas,  moult  la  tint 
à  injurieuse  à  l'encontre  de  luy,  et  désiroit  bien  à  y  pour- 
voir par  telle  manière  comme  le  cas  requéroit,  souverai- 
nement de  faire  saisir  ledit  messire  Hector  du  corps  et  de 
s'assurer  de  sa  personne  par  prison.  Sy  demanda  à  Mal- 
lotin s'il  ne  vouloit  point  entreprendre  l'œuvre  d'aller  pren- 
dre ledit  messire  Hector  prisonnier  et  de  l'amener  devers 
luy  ;  et  Mallotin  dit  que  oui,  et  que  pour  cela  ne  demourroit 
point,  mais  le  feroit  volontiers.  Sy  luy  commanda  le  duc 
que  ainsy  le  fist  donc.  Et  Mallotin,  soy  pourvoyant  de 
gens  tels  comme  luy  besongnoient ,  avecques  le  mande- 
ment de  le  faire,  s'en  vint  h  un  village  emprès  Corbie, 
nommé  Bonnay  ;  et  là,  sur  la  fiance  que  Mallotin  savoit 
bien  que  messire  Hector  avoit  en  luy,  envoya  un  de  ses 
gens  devers  luy,  qui  estoit  en  sa  maison  assez  près  de  là, 
et  luy  prya  que  venir  voulsist  jusques  au  dit  Bonnay  pour 
parler  ensemble.  Sy  y  vint  messire  Hector,  pensant  à  riens 
qui  contraire  luy  fust,  et  se  trouvèrent  ensamble  eux 
deux.  Et  alors  Mallotin ,  qui  estoit  accompagné  à  l'avan- 
tage sur  messire  Hector,  mist  main  à  luy  de  par  le  duc  et 
le  fist  son  prisonnier.  Qui  moult  esbahy  fut?  Ce  fut  mes- 
sire Hector  de  ceste  main  mise  ;  mais  voyant  la  force  et  le 
pouvoir  de  résisternon  estre  sien,  comme  envis  que  ce  fust, 
prisonnier  le  convint  estre.  Et  fut  emmené  à  force  de  gens 
en  la  ville  d'Arras,  là  où  longtemps  estoit  en  la  prison  du 
duc,  à  bien  grans  et  durs  annuys,  non  obstant  toutesvoyes 
tout  grant  et  diligent  pourclias  de  ses  parens  et  amis 
charnels,  qui  moult  grant  peine  mettoient  à  le  mettre  sur 
ses  pieds,  et  à  tout  le  moins  de  le  faire  estre  en  sa  justifi- 
cation devant  la  présence  du  prince,  là  où  il  désiroit  à  ve- 


DE  CHASTELLAIN.  195 

nir.  Lequel  enfin  y  fut  mis  ;  et  fut  mené  en  seure  main  de 
la  ville  d'Arras  en  la  ville  de  Hesdin  où  estoit  le  duc  pour 
lors.  Et  là  venu  furent  mis  l'un  devant  l'autre  pour  oïr  ce 
que  voudroit  dire  chascun.  Lors  Mallotin  continuant  son 
propos  accusoit  messire  Hector  présent  luy,  comme  avoit 
fait  en  son  absence  autre  fois.  A  quoy  messire  Hector  res- 
pondy  :  qu'il  n'en  estoit  riens  et  que  luy-mesmes,  c'est-à- 
dire  ledit  Mallotin,  estoit  celuy  qui  ce  mesme  propos  luy 
avoit  mis  avant  et  l'en  avoit  requis.  Et  messire  Hector  soy 
parant  du  cas  tout  et  outre,  mist  ce  fardeau  sur  les 
espaules  de  Mallotin  qui  excuse,  ne  reparement  ne  savoit 
trouver  autre,  fors  de  jeter  son  gage,  lequel  messire 
Hector  recueilly  et  le  leva.  Par  quoy ,  pour  mettre  à  fin 
leur  question  qui  estoit  obscure ,  et  par  considération  que 
on  avoit  des  personnes,  jour  leur  fut  assigné  dedans  qua- 
rante jours  pour  faire  le  devoir  appartenant  au  gage,  et 
de  comparoir  personnellement  tous  deux  à  leur  jour  en 
la  mesme  ville  d'Arras,  pour  faire  ce  qui  appartenoit. 
Tous  deux  donnèrent  plesges  suffisans  de  y  estre  et  com- 
paroir. 

Or  estoit  venu  le  jour,  le  xx"  de  juin,  que  ces  deux 
champions  dévoient  combattre  ;  et  estoit  venu  le  duc  à 
ceste  cause  en  sa  ville  d'Arras  pour  estre  leur  juge,  en- 
samble  toute  la  noblesse  de  ses  pays  la  plus  part,  et  tant 
de  monde  d'autres  gens  qu'il  n'est  homme  qui  le  récitast. 
Les  deux  champions  aussy  n'y  estoient  point  défaillans  ; 
mais  y  estoient  venus  accompagné  cliascun  de  ses  pro- 
chains, le  plus  hautement  que  pouvoient.  Dont,  pour  faire 
brief  compte,  le  duc,  environ  dix  heures  de  matin,  monta 
sur  son  eschauffaut,  accompagné  de  moult  haute  et  noble 
chevalerie  beaucoup ,  et  là  se  présenta  à  recevoir  les  cham- 
pions ,  lesquels  estoient  logés  tous  deux  sur  le  marché  et 


196  CHRONIQUE 

avoient  leurs  pavillons  et  leurs  chayères  armoyées  de  leurs 
armes  chascun  dedens  les  liches  closes.  Et  par  espéclalité 
sur  le  front  du  pavillon  de  messire  Hector  y  avoit  un 
Saint-Sépulcre,  pour  remembrance  et  dévotion  qu'il  avoit 
à  celuy,  pour  ce  que  fait  y  avoit  esté  chevalier;  et  au  sur- 
plus estoient  les  armes  de  ses  seize  quartiers.  Lors  fut 
appelé  Mallotin  par  le  roy  d'armes  à  haute  voix  et  semons 
de  comparoir  personnellement  à  son  jour.  Lequel,  tantost 
après,  yssy  de  son  hostel  tout  à  cheval  couvert  armoyé  de 
ses  armes  ;  et  venoient  devant  luy  le  seigneur  de  Charny 
qui  l'avoit  en  sa  conduite  ',  le  seigneur  de  Humières,  mes- 
sire Pierre  Quiéret  et  pluseurs  autres.  Estoit  armé  de  plein 
harnas,  l'armet  en  teste  et  la  visière  close.  Avoit  en  l'une 
des  mains  sa  lance,  et  [estoit]  fiirny  de  une  de  ses  espées 
dont  il  en  avoit  deux.  Et  avoit  encore  une  forte  et  grosse 
dague  pendue  à  son  costé.  Et  en  cest  estât,  addextré  de_ 
deux  chevaliers  qui  menoient  son  cheval  par  le  frain,  vint 
jusques  aux  lices,  là  où  il  se  présenta.  Et  on  demanda  alors 
qui  il  estoit,  ne  quelle  chose  il  demandoit.  Respondy  Mal- 
lotin :  que  c'estoit  il,  et  qu'il  se  présentoit  à  son  jour  qui 
luy  avoit  esté  assigné,  à  l'encontre  de  messire  Hector  de 
Flavy.  Sy  fut  reçu  en  la  manière  qui  appartenoit,  et  tout  au 
dehors  des  lices  luy  fist-on  faire  le  serment  qui  est  accou- 
tumé en  gage,  et  le  reçut  messire  Jaques  de  Brimeu  commis 
à  ce.  Lequel  serment  fait,  luy  fut  ouvert  le  clos  du  champ, 
et  y  entra  dedens  avecques  ses  gens  ;  et  tout  droit  d'une 
tire  s'en  alla  faire  la  révérence  au  duc  et  soy  présenter 
tout  à  cheval.  Laquelle  révérence  faite ,  s'en  retourna 
devers  sa  chayère  et  là  devant  descendy,  et  tout  à  coup  se 
bouta  dedens  son  pavillon  là  où  il  se  reposa.  Tantost  après 

'  Le  seigneur  de  Charny  estoit  un  moult  bel  chevalier  et  chevaleu- 
reux  de  sa  personne.  (Olivier  de  la  Marche,  I,  vu.) 


DE  CTIASTELLAIN.  197 

fut  appelé  messire  Hector  de  Flavy  par  le  mesmes  roy 
d'armes  d'Artoys,  et  semons  de  venir  à  son  jour  pareille- 
ment comme  avoit  esté  son  adversaire,  Lequel  tantost 
aussy,  environ  demye  heure  après,  party  de  son  hostel  du 
Heaulme,  monté  et  armé  chevalereusement,  et  embastonné 
de  tels  bastons  comme  il  se  vouloit  deffendre,  et  accom- 
pagné des  plus  grans  vassaux  dé  Picardie,  ses  parens;  et 
mené  par  le  frain  tout  à  pied  des  deux  fils  du  conte  Pierre 
de  Saint-Pol,  Loys  et  Thiebault,  vint  jusques  au-devant 
des  lices,  là  où  pareillement  fut  interrogé  qui  il  estoit,  ne 
quelle  chose  il  demandoit.  Et  après  avoir  cognoissance 
de  luy,  [on  luy]  fit  faire  le  serment  comme  à  l'autre.  Le- 
quel fait,  entra  dedens  tout  à  cheval,  ensamble  avecques 
luy  le  seigneur  d'Anthoing,  le  vidame  d'Amyens,  Jehan 
de  Flavy  son  frère,  messire  Hue  de  Lannoy,  le  seigneur  de 
Charny,  le  seigneur  de  Saveuse ,  messire  Jehan  de  Fos- 
seux,  le  seigneur  de  Crèvecœur ,  le  seigneur  de  Belloy  et 
pluseurs  et  grant  nombre  d'autres  grans  seigneurs  ses 
parens  qui  l'accompagnèrent.  Lesquels  tous  d'une  venue 
avecques  luy  s'en  allèrent  devant  le  duc  faire  la  révérence. 
Et  tantost  retourna  vers  sa  chayère  et  entra  dedens  son 
pavillon.  Et  laissa-on  aller  leurs  chevaux.  Lors  de  rechief 
tous  deux  ensamble  furent  menés  devant  l'eschauffaut  du 
duc,  et  là,  avecques  les  cérémonies  qui  y  appartenoient, 
leur  fit-on  jurer  sur  le  missel  chascun  que  tous  deux  com- 
battoient  à  bonne  et  à  juste  querelle  ;  et  le  jurèrent  l'un 
après  l'autre.  Et  le  roy  d'armes ,  par  commandement  du 
duc,  soy  mettant  haut  sur  les  quatre  cornières  du  champ, 
commencha  à  cryer  alors  :  que  tout  homme  vuidast  les 
lices,  sur  le  hart,  sinon  ceux  qui  estoient  commis  à  les 
garder,  et  que  nul,  sur  peine  pareille,  ne  fist  cry,  ne  signe 
pour  un,  ne  pour  autre,  ne  pour  nulle  rien  qui  advenist, 

TOM.     II.  13 


198  CHRONIQUE 

et  que  chascun  se  contenist  sans  faire  noyse,  ne  bruit 
quelconque.  Et  ce  fait,  en  telle  fachon  que  chascun  le  pou- 
voit  entendre  et  oïr,  crya  de  rechief  :  «  Laissez  aller  les 
«  champions  et  faites  vos  devoirs.  »  A  quel  cry  Mallottin 
partist  dehors  de  son  pavillon  tout  premier,  pour  ce  que 
appellant  estoit ,  et  messire  Hector  après,  tous  deux  bien 
asseurément;  et  marchans  l'un  contre  l'autre  avoient 
leurs  lances  enpaulmées;  et  venus  assez  près  de  l'un 
l'autre  les  jettèrent  tous  deux,  mais  n'assenèrent'  point. 
Donc,  quant  ce  vint  à  joindre  au  corps,  courageusement 
commencèrent  à  pousser  de  leurs  espées  l'un  contre  l'autre 
par  haut  et  par  bas  et  à  quérir  les  fautes  et  charnières  de 
leurs  liarnas  tout  partout,  afin  de  venir  jusques  au  nud 
et  au  sang  traire.  Dont  n'y  avoit  celuy  qui  ne  s'en  mons- 
trast  bien  entalenté,  car  estoient  fiers  et  courageux  tous 
deux  et  non  encore  venus  à  nul  avantage  l'un  sur  l'autre, 
excepté  que  messire  Hector  qui  quéroit  tousjours  Mallottin 
en  la  visière  de  son  bachinet,  par  plusieurs  fois  luy  leva 
la  dite  visière  jusques  à  voir  clèrement  le  visage  de 
Mallottin  ;  mais  Mallottin,  qui  estoit  radde  et  appert,  petit 
corps  d'homme,  mais  assez  robuste,  habilement,  tousjours 
en  desmarchant  un  pas  en  arrière,  la  referma  à  chascune 
fois  en  frappant  dessus  de  son  espée,  dont  à  la  longue  on 
ne  savoit  comment  que  la  chose  en  fust  peut-estre  allée, 
car  moult  y  chéoit  de  dangier  ;  et  disoient  les  aucuns  que 
moult  en  devoit  estre  en  grant  péril  ledit  Mallottin ,  et 
que  messire  Hector  en  le  poursievant  bien  raddement  en 
devoit  demourer  en  l'avantage;  mais  ledit  messire  Hec- 
tor avoit  un  peu  courte  vue,  par  quoy  l'autre  refermoit 
tousjours  sa  visière,  premier  peut-estre  qu'il  s'en  pouvoit 

'  Assener,  toucher,  atteindre. 


DE  CHASTELLAIN.  199 

appercevoir.  Et  alors  le  duc  regardant  la  vaillance  de  tous 
deux,  qui  estoit  fière  à  tous  lez,  et  que  requis  estoit  aussy 
à  l'aventure  d'aucuns  grans  seigneurs  qui  emprès  luy  es- 
toient,  que  pour  l'honneur  et  révérence  de  Dieu  et  pour 
l'honneur  de  noblesse,  il  ne  voulsist  pas  souffrir  paroultrer 
deux  si  vaillans  hommes,  qui  tous  deux  l'avoient  bien 
servy  et  encore  le  pouvoient  faire  hautement,  et  que,  consi- 
déré aussy  que  le  cas  ne  tournoit  pas  directement  en  sa 
personne,  et  n'y  avoit  nul  fait  fors  que  paroles  ,  dont  tous 
deux  se  purgeoient  vaillamment  par  leurs  corps,  luy  sup- 
plièrent ,  tandis  que  les  autres  combattoient,  tout  humble- 
ment que  tous  deux  les  prist  à  mercy.  Et  le  duc,  ou  de  sa 
propre  rachine  de  cœur  ou  à  leur  intercession,  sans  dire  : 
«  je  le  feray  ou  non  »  ,  jeta  une  flesche  qu'avoit  entre  ses 
mains  et  commanda  qu'on  les  prist  sus.  De  quoy  mille 
cœurs  d'hommes,  souverainement  des  nobles,  plorèrent  de 
joye,  et  bényrent  la  grâce  et  bénignité  du  prince  qui  les 
avoit  pris  en  leur  honneur  tous  deux ,  et  avoit  sauvé  de 
mort  et  de  confusion  ne  savoit-on  qui  et  de  dampnation 
d'âme ,  qui  estoit  le  plus  grief.  Sy  furent  pris  les  cham- 
pions à  coup  et  saisis  par  les  gardes  qui  à  ce  estoient 
commis  ;  et  menés  devant  l'eschaffaut ,  remercièrent  le 
duc  de  sa  grâce  a  genoux  en  terre,  et  se  paroffrirent  à 
parfaire,  s'il  luy  plaisoit  ;  mais  il  leur  respondit  qu'ils  en 
avoient  fait  assez  et  qu'il  estoit  content  de  eux  ;  mais  leur 
ordonna  de  partir  chascun  par  le  bout  où  il  estoit  entré  et 
de  eux  retraire  en  leurs  hostels  chascun.  Laquelle  chose  ils 
firent;  et  partirent  dehors,  chascun  accompagné  de  ses 
amis,  comme  ils  y  estoient  entrés,  mais  bien  à  meilleure 
et  plus  joyeuse  chière ,  car  estoient  eschappés  de  grant 
péril  et  d'un  dur  destroit.  Le  lendemain  au  disner,  le  duc 
les  manda  querre  devant  luy  et  les  fît  seoir  tous  deux  à  su 


200  CHRONIQUE 

table,  messire  Hector  à  sadextre  et  Mallottin  à  sa  senestre. 
Dont,  après  le  disner  fait,  le  duc  meisme  leur  commanda 
que  la  question  pour  quoy  estoit  venu  le  gage,  fust  abolie 
et  mise  à  néant  à  tousjours  mais  et  que  jamais  à  nul  jour 
à  ceste  cause  ils  ne  portassent  dommage ,  ne  déshonneur 
l'un  à  l'autre,  ne  maltalent,  ne  encombre,  en  quelque  ma- 
nière que  ce  fust,  sur  peine  capitale,  et  les  fit  touchier 
ensemble  et  pardonner  de  bouche  tout  le  maltalent  que 
pouvoient  avoir  et  avoient  ensemble,  tant  pour  leurs  amis, 
alliés  et  bienveuUans,  comme  en  leurs  propres  personnes. 
Et  à  tant  les  laissa,  et  le  servirent,  maints  ans  depuis,  tous 
deux  en  la  manière  comme  avoient  accoustumé  par  avant. 


CHAPITRE  XLVL 

Comment  les  François  firent  une  emprise  sur  Corbie. 

Jà-soit-ce  que  longuement  me  suis  tu  des  Françoys, 
comme  s'ils  dormissent  et  laissassent  en  paix  ceux  de  leur 
parti  contraire ,  Bourgongnons  et  Angles ,  toutesvoyes 
parce  que  je  les  treuve  veillans  tousjours  et  soingneux  en 
labeur  çà  ou  là  pour  acquerre  et  gagner  ou  los  ou  profit,  ou 
tous  deux  quant  il  y  eschiet,  il  me  convient  escrire  main- 
tenant comment  le  seigneur  de  Longueval  qui  s'estoit 
tourné  Françoys,  ensamble  messire  Jaques  de  Chabannes, 
Blanchefort,  Alain  Géron  et  pluseurs  autres  tenans  les 
frontières  s'estoient  assamblés  de  pluiseurs  garnisons  et 
mis  es  champs  à  intention  de  venir  prendre  Corbie.  Et 
de  fait  vinrent  devant  la  ville  à  grant  multitude,  et  cuy- 
dans  la  pouvoir  emporter  par  assaut  et  faire  peur  aux  habi- 
tans  par  fièrement  les  envahir,  se  ruèrent  aux  pieds  des 


DE  CIIASTELLAIN.  201 

fossés  et  des  murs,  les  aucuns  par  semblant  d'y  entrer  par 
force  par  dessus  les  créneaux  ;  et  à  tous  lez  à  la  rondeur 
de  la  ville,  là  où  ils  pouvoient  advenir,  firent  le  semblable. 
De  quoi  les  habitans  estoient  assez  entrepris  au  commen- 
chement  et  avoient  assez  affaire  à  résister  à  tous  lez; mais 
tant  leur  prist  bien  que  à  celle  heure  y  avoit  aucuns  gen- 
tilshommes dedens  la  ville,  gens  de  guerre  et  de  bon  los, 
Jehan  de  Humières ,  Annuyeux  [de  Griboval]  et  aucuns 
autres,  qui  resconfortoient  le  peuple  et  lui  donnoient  cou- 
rage et  hardement,  avecques  ce  que  l'abbé  du  lieu,  à  qui 
la  ville  estoit,  luy-mesme  vigoureusement  et  de  toutes  ses 
vertus  diligenta  la  deffense  d'icelle  si  asprement  que  nulle 
ne  se  pou  voit  voir  meilleure,  car  n'y  avoit  ne  homme,  ne 
femme,  ne  moine  qui  ne  fust  aux  créneaux  ou  qui  n'y  portast 
tout  ce  qu'il  faut  à  deffendre  muraille  et  qui  n'employast 
bras  et  mains  à  jeterouà  tirer  ou  àférir,  chascun  qui  mieux 
mieux,  tellement  et  par  si  long  terme  que  lesdits  Fran- 
çoys,  blessés  et  malmis  en  pluseurs  lieux,  et  morts  aussy 
beaucoup  de  leurs  gens  sur  le  lieu,  furent  constraints 
finablement  de  eux  retraire  arrière  du  péril  et  de  délaisser 
la  ville  en  son  estât,  car  n'y  veoient  point  d'acquest,  comme 
ils  avoient  cuidié.  Sy  en  prist  très-mal  à  Alain  Géron,  l'un 
des  capitaines,  car  il  y  estoit  très-durement  blessié,  et  si 
à  grief  qu'il  en  estoit  en  péril  de  mort,  jà-soit-ce  que  lon- 
guement il  vesqui  depuis,  et  fut  gary  tout  au  net.  Mais 
qui  impatient  fut  de  ce,  ce  fut  celuy  de  Longueval,  qui 
avoit  esté  moveur  de  l'entreprise  et  avoit  le  cœur  felle  en- 
contre le  party  bourguignon  par  despit  d'aucuns  à  qui  il 
avoit  pris  le  débat.  Sy  luy  vint  à  grant  dur  de  s'en  re- 
traire ainsi  h  perte  et  à  meschief.  Par  quoy,  pensant  à 
desployer  son  couroux  et  despit  où  que  ce  fust,  tantost 
mena  la  compagnie  tout  au  long  de  la  rivière  de  Somme 


202  CHRONIQUE 

gaster  et  désoler  tout  ce  que  trouvoient,  et  faire  maux 
sans  nombre  et  sans  fin.  Prirent  le  cliastel  de  Morcourt  et 
de  Hen  et  les  tinrent  par  aucuns  jours;  mais  doutans  que 
effort  ne  venist  contre  eux  et  siège,  par  les  vouloir  main- 
tenir, comme  sages  les  abandonnèrent  dedens  deux  ou 
trois  jours,  et  s'en  rallèrent  tous  dont  ils  estoient  partis, 
chascun  en  sa  garnison.  Et  à  l'autre  lez  pareillement,  tout 
en  un  mesme  temps,  le  seigneur  de  Barbasan  tenoit  le 
siège  en  Champagne  devant  le  cbasteau  d'Englurre  ;  et  le 
continua  par  l'espace  d'un  mois  ;  mais  gagné  fut  enfin 
bien  aventureusement  par  les  assiégeans.  Tandis  que  les 
Angles  et  Bourgongnons  leur  livroient  une  escarmuche  à 
intention  de  lever  le  siège,  Angles  et  Bourgongnons,  [ve- 
nant] subitement  arrière,  reprirent  le  chastel  sur  les  Fran- 
çoys  par  force.  Et  parvenus  à  ce,  et  affin  que  pour  un,  ne 
pour  autre  il  ne  portast  jamais  ne  proffit,  ne  dommage,  fut 
mis  en  feu  et  en  flamme,  et  démoly  jusques  au  fons. 

CHAPITRE  XLVII. 

Comment  Jeliane  la  Pucelle  fut  jugiée  et  arse  à  Rouen  ' . 

Or  est  bien  de  mémoire  comment  celle  femme,  que 
Françoys  appelloient  la  Pucelle,  avoit  esté  prise  en  une 
envabye  que  elle  fist  sur  les  Bourgongnons  devant  Com- 
piègne,  et  comment  messire  Jelian  de  Lucembourg,  par 

*  Chastellain,  comme  Monstrelet,  semble  se  contenter  de  citer  la 
lettre  du  roi  d'Angleterre  sur  le  procès  et  le  supplice  de  Jeanne  d'Arc. 
S'occupait-il  ailleurs  de  la  Pucelle  dans  des  passages  qui  sont  perdus? 
Y  racontait-il  qu'il  l'avait  vue  lui-même?  Nous  sommes  réduits  à  citer 
ces  lignes  de  Pontus  Heuterus  :«  Habebam,  dura  hfec  scribebam,  his- 
<>  toriam  lingua  gallicana  manu  scriptam  Georgii  Castellani  qui  ele- 
<<  ganter,  exacteque  vitam  Philippi  Boni  exaravit,  testaturque  aliquo<; 
«  locisPuellam  Jobannam  vidisse.  » 


DE  CHASTELLAIN.  205 

aucun  temps,  la  tint  en  son  chasteau  de  Beaurevoir  pri- 
sonnière et  puis  l'envoya  à  Rouen  en  la  main  du  roi  angles 
et  de  ses  officiers  pour  la  faire  interroger  duement  et  exa- 
miner sur  son  estât  et  condition,  en  quoy  se  couvroient 
pluiseurs  hérésies  et  estranges  besongnes  bien  périlleu- 
ses, sur  lesquelles  il  besongnoit  avoir  un  très-grant  et 
meur  conseil  pour  en  ouvrer  salutairement  et  en  bonne  et 
vraye  justice  à  l'expédient  du  cas.  Sy  est  vray  que  ceste 
Jehanne,  dite  la  Pucelle,  après  que  avoit  esté  prise  et  dé- 
livrée en  la  main  du  roy  angles,  l'évesque  du  diocèse  du 
lieu  oii  elle  fut  prise  avoit  fait  très-instamment  requerre 
ladite  Jehanne,  affin  de  l'avoir  devers  lui  pour  l'exami- 
ner comme  son  juge  ordinaire  ;  et  à  ceste  cause  avoit  en- 
voyé mesmes  devers  le  roy  angles,  en  la  cité  de  Rouen,  là 
où  il  se  tenoit ,  lequel,  considérant  le  cas  estre  assez  rai- 
sonnable, la  luy  délivra  volontiers.  Et  commist  ledit 
évesque  y  estre  son  examinateur,  ensamble  le  vicaire  de 
l'inquisiteur  de  la  foy,  avecques  adjoustance  de  grant 
nombre  de  maistres  en  théologie  et  de  docteurs  en  décrets 
solempnès,  qui  tous  entrefurent  à  l'examination.  De  la- 
quelle femme  toutes  les  hérésies,  superstitions  et  abus  en 
quoy  elle  avoit  esté  attainte  et  clèrement  cognue  et  prou- 
vée, tant  par  sa  propre  confession  comme  par  diverses  in- 
vestigations et  clères  appertenances  de  son  cas,  lesdits 
examinateurs,  par  points  et  par  articles,  les  avoient  en- 
voyées à  Paris  pour  estre  examinées  et  visitées  publique- 
ment en  l'université,  affin  de  non  estre  notés  jamais  en 
temps  nul  advenir  d'avoir  procédé  en  cestuy  cas  lé- 
gièrement,  ne  par  affection,  ne  par  hayne,  fors  en  toute 
voye  d'équité  et  d'humain  salut ,  qui  apparoir  pust  et 
dust  à  tout  le  monde  estre  bien  et  justement  fait;  les- 
quels, puis  vus  et  visités  généralement  et  par  meure  dé- 


204  CHROT^igUE 

libération  de  toute  l'université,  furent  jugés  et  condemnés 
pleins  de  dol  et  de  mauvaiseté  de  l'ennemy,  et  ensamble 
ladite  Jehanne  hérétique,  blasphémeresse  en  Dieu  et 
superstitieuse  devineresse.  Après  laquelle  condempnation 
eue  toutesvoyes  de  la  personne  de  Jelienne  et  de  sa  con- 
fession, lesdits  examinateurs,  en  nom  de  Sainte-Église 
qui  toutes  âmes  voudroit  sauver  et  réduire  à  vray  et  bon 
estât,  et  non  faire  mourir  nuluy  corporellement  par  jus- 
tice séculière,  ains  donner  punition  mesme  salutaire  en 
cliartre  ou  autrement,  se  perforcèrent  et  labourèrent  lon- 
guement par  diverses  instances  que  ceste  femme-icy  se 
révoquast  de  ses  fausses  déceptions  de  l'ennemi  qui  con- 
duite l'avoit,  et  qu'elle  retournast  à  la  vraye  lumière  de 
vérité  et  de  contrition  en  délaissant  ses  fausses  et  erroni- 
ques  opinions  et  imaginations  que  avoit  et  maintenoit 
contre  l'honneur  de  la  haute  Divine  Majesté  et  en  sa  per- 
pétuelle dempnation,  mais  si  peu  rendoient  de  fruit  leurs 
instances  et  labeurs  que  finablement  par  diabolique  obsti- 
nation en  quoy  elle  persévéroit  et  persévérer  vouloit  tous- 
jours,  elle  fut  délivrée  à  la  justice  séculière,  à  Eouen,  pour 
en  faire  ce  que  son  jugement  porteroit.  Et  à  tant  s'en  dé- 
porta l'Église  qui  bien  et  saintement  s'en  estoit  acquittée 
et  en  laissa  convenir  justice  temporelle  à  l'appartenir  du 
cas.  Laquelle  chose,  le  roy  angles,  tout  ainsy  que  elle 
avoit  esté  conduite  et  démenée,  il  notifia  par  ses  lettres 
expressément  au  duc  de  Bourgongne,  son  oncle,  dont  la 
teneur  sy  est  telle  comme  cy-dessous  : 

«  Très-chier  et  très-amé  oncle,  la  fervente  amour  et 
«  dévotion  que  vous  savons  avoir,  comme  vray  prince  ca- 
«  tholique,  à  nostre  mère  Sainte-Eglise  et  exaltation  de 
«  sainte  foy,  raisonnablement  nous  exhorte  et  amoneste  de 
«  vous  signifier  et  escrire  ce  que,  à  l'honneur  de  nostre  dite 


DE  CHASTELLAIN.  205 

mère  Sainte-Eglise,  fortification  de  nostre  foy  et  extir- 
pation d'erreurs  pestilencieuses,  a  esté  en  ceste  nostre 
ville  de  Rouen  fait  nag-uères  solempnellement.  Il  est  assez 
commune  renommée,  jà  comme  partout  divulguée,  com- 
ment celle  femme  qui  se  faisoit  nommer  Jehenne  la  Pu- 
celle,  erronée  devineresse,  s'estoit,  deux  ans  a  et  plus, 
contre  la  loy  divine  et  Testât  de  son  sexe  fémenin,  vestue 
en  habit  d'homme,  chose  abhominable  à  Dieu,  et  en  tel 
estât  transportée  devers  nostre  ennemi  capital  et  le 
vostre,  auquel  et  à  ceux  de  son  parti,  gens  d'église,  nobles 
et  populaires ,  donna  souvent  à  entendre  que  envoyée 
estoit  de  par  Dieu  et  soy  présumptueusement  vantoit  que 
souvent  avoit  communication  personnelle  et  visible 
avecques  saint  Michel  et  grant  multitude  d'anges  et  de 
saintes  de  Paradis,  comme  sainte  Catherine  et  sainte 
Marg'uerite  :  par  lesquels  faux  donnés  à  entendre  et  l'es- 
pérance qu'elle  promettoit  de  victoires  futures,  diverty 
pluiseurs  cœurs  d'hommes  et  de  femmes  de  la  vérité 
et  les  converty  à  fables  et  mensonges.  Se  vesty  aussy 
d'armes  appliquées  à  chevaliers,  leva  l'estandart,  et  en 
trop  grant  outrage,  orgueil  et  présumption,  demanda  à 
porter  les  très-nobles  et  excellentes  armes  de  France,  ce 
qu'en  partie  elle  obtint,  et  les  porta  en  pluseurs  courses 
et  assaux,  et  ses  frères  aussy  pareillement,  comme  l'on 
dist,  est  assavoir  un  escu  à  deux  fleurs  de  lis  d'or  en 
azur  et  une  espée  ferme  et  haut,  la  pointe  en  la  cou- 
ronne. En  cest  estât  s'est  mise  es  champs  et  a  conduit 
gens  d'armes  en  exercite  et  grandes  compagnies  pour 
faire  et  exercer  cruautés  inhumaines  en  espandant  sang- 
humain,  en  faisant  séditions  et  commotions  de  peuple, 
l'induisant  à  parjurcment,  rébellions,  superstitions  et 
fausses  créances,  en  perturbant  toute  vraye  paix,  et  re- 


â0(j  CHRONIQUE 

«  nouvelloit  guerre  mortelle  en  soy  souffrant  aourer  et 
«  révérer  de  pluiseurs  comme  femme  sanctifiée,  et  au- 
«  trement  dampnablement  ouvrant  en  divers  autres  cas 
«  longs  à  exprimer,  qui  toutesvoyes  en  pluiseurs  lieux 
«  ont  esté  assez  cognus,  dont  presque  toute  la  crestienté  a 
«  esté  fort  scandalisée  ;  mais  la  divine  Provision,  ayant 
«  pitié  de  son  peuple  léal,  ne  l'a  voulu  laisser  longue- 
:(  ment  demourer  es  vaines  périlleuses  et  nouvelles  cru- 
«  délités  où  jà  légièrement  se  mettoit,  ains  a  voulu  per- 
ce mettre  de  sa  miséricorde  et  clémence  que  ladite  femme 
«  ait  esté  prise  en  vostre  ost  et  siège  que  teniez  lors  de  par 
«  nous  devant  Compiègne  et  mise  par  vostre  bon  moyen 
«  en  nostre  obéissance  et  domination.  Et  pour  ce  que  dès 
«  lors  fusmes  requis  par  l'évesque  au  dyocèse  duquel  elle 
«  avoit  esté  prise,  que  icelle  Jelienne,  comme  notée  et 
«  diffamée  de  crisme  de  lèse-majesté  divine,  luy  fission^ 
«  délivrer  comme  à  son  juge  ordinaire  ecclésiastique, 
«  nous,  tant  pour  la  révérence  de  nostre  mère  Sainte- 
ce  Église,  de  laquelle  nous  voulons  les  saintes  ordonnan- 
ce ces  préférer  à  nos  propres  faits  et  volontés ,  comme 
ce  raison  est,  comme  pour  honneur  aussi  et  exaltation  de 
«  nostre  dite  sainte  foy,  luy  fismes  bailler  ladite  Jelienne 
«  afin  de  luy  faire  son  procès,  sans  la  souffrir  estre  prise 
«  par  les  gens  et  officiers  de  nostre  justice  séculière,  ne 
«  aucune  vengeance,  ne  punition  en  estre  faitte,  ainsi 
«  que  faire  nous  estoit  raisonnable  toutesvoyes  et  licite, 
'<  attendu  les  grans  dommages  et  inconvéniens,  les  horri- 
c<  blés  homicides  et  détestables  cruautés  et  autres  maux 
«  innumérables  que  elle  avoit  commis  à  l'encontre  de 
^  nostre  seigneurie  et  loyale  obéissance.  Lequel  évesque, 
■x  adjoint  avecques  luy  le  vicaire  de  l'inquisiteur  des  hé- 
«  résies  et  appelle  avecq  eux  grant  et  notable  nombre  de 


DE  CHASTELLAIN.  207 

solempnels  maistres  et  docteurs  en  théologie  et  droit 
canon,  commença  par  grant  solempnité  et  due  gravité 
le  procès  d'icelle  Jehenne  ;  et  après  ce  que  luy  et  ledit 
inquisiteur,  juges  en  ceste  partie,  eurent  par  pluiseurs  et 
diverses  journées  interrogé  ladite  Jehenne,  firent  les 
confessions  et  assertions  d'icelle  meurement  examiner 
par  lesdits  maistres  docteurs  et  généralement  par  toutes 
les  facultés  de  l'estude  de  nostre  très-cliière  et  très-amée 
fille  l'Université  de  Paris,  devers  laquelle  lesdites  confes- 
sions et  assertions  ont  esté  envoyées,  par  l'opinion  et 
délibération  desquels  trouvèrent  lesdits  juges  icelle  Je- 
henne superstitieuse  devineresse  des  dyables,  blaspliè- 
meresse  en  Dieu  et  en  ses  saints  et  saintes ,  scismatique 
et  errant  par  moult  de  fois  en  la  foy  de  Jhésu-Crist.  Et 
pour  la  réduire  et  ramener  à  l'unité  et  communion  de 
nostre  mère  Sainte-Église,  la  purgier  des  horribles  et 
pernicieux  crismes  et  péchiés  et  préserver  son  âme  et 
guérir  de  perpétuelle  peine  et  dampnation,  fut  souvent 
et  par  bien  longtemps  très-charitablement  et  doucement 
admonestée  à  ce  que  toutes  erreurs  par  elle  rejettées 
fussent  mises  arrière,  et  voulsist  humblement  retourner 
à  la  voye  et  droit  sentier  de  vérité,  ou  autrement  elle  se 
mettroit  en  grief  péril  d'âme  et  de  corps.  Mais  ce  très- 
périlleux  et  divers  esprit  d'orgueil  et  d'outrageuse  pré- 
sumption  qui  toujours  s'efforce  de  vouloir  empescheret 
pertourber  l'unité  et  sainteté  des  loyaux  chrestiens,  tel- 
lement occupa  et  détint  en  ses  lyens  le  cœur  d'icelle 
Jehenne  que  pour  quelconque  sainte  doctrine,  ne  con- 
seil, ne  pour  quelconque  autre  douce  exhortation  qu'on 
luy  sçust  faire,  ne  amministrer,  son  cœur  endurcy  et 
obstiné  ne  se  vont  onques  humilier,  ne  amollir,  mais 
souvent  se  vantoit  que  toutes  choses  que  elle  avoit  faites, 


208  CHRONIQUE 

«  estoient  bien  faites  et  les  avoit  faites  du  commande- 
«  ment  de  Dieu  et  des  dites  saintes  vierges  qui  visiblement 
«  s'estoient  à  elle  apparues.  Et  qui  pis  est,  ne  recognois- 
«  soit,  ne  ne  vouloit  recongnoistre  en  terre  fors  que 
«  Dieu  seulement  et  les  saints  de  paradis,  en  refusant 
«  et  rebouttant  le  jugement  de  nostre  Saint -Père  le 
«  Pape ,  du  concile  général  et  de  l'universelle  église  mi- 
«  litante.  Et  voyant  les  juges  ecclésiastiques  son  dit 
«  courage  par  tant  et  par  si  longue  espace  de  temps  en- 
«  durcy  et  obstiné,  la  firent  mener  devant  la  clergie  et  le 
«  peuple  illecques  assemblé  en  très-grant  multitude,  en  la 
«  présence  desquels  furent  solempnellement  et  publique- 
ce  ment  par  un  notable  maistre  en  théologie,  ses  cas,  cris- 
«  mes  et  erreurs,  en  l'exaltation  de  nostre  fo}^  extirpation 
«  des  erreurs,  édification  et  amendement  du  peuple  chres- 
«  tien,  prêchiés,  exposés  et  déclarés,  et  de  recliief  fut 
«  charitablement  admonestée  de  retourner  à  l'union  de 
«  Sainte-Église  et  de  corriger  ses  fautes  et  erreurs  ;  en 
«  quoy  encore  demeura  pertinace  et  obstinée.  Et  ce  con- 
«  sidéré,  les  juges  ordonnés  dessus  dits  procédèrent  à 
«  prononcer  la  sentence  contre  elle  en  tel  cas  de  droit 
«  introduite  et  ordonnée,  mais  devant  ce  que  icelle  sen- 
«  tence  fut  perle vée,  elle  commença  par  semblant  à  muer 
«  son  courage,  disant  que  elle  vouloit  retourner  à  Sainte- 
«  Église  :  ce  que  volontiers  et  joyeusement  oyrent  les  ju- 
«  ges  et  clergié  dessus  dit  et  qui  à  ce  la  reçurent  béni- 
«  gnement,  espérans  par  ce  son  âme  et  son  corps  estre 
«  rachetés  de  perdition  et  tourment.  Adoncques  se  sub- 
«  mist  à  l'ordonnance  de  Sainte-Église  et  ses  erreurs  et  dé- 
«  testables  crismes  révoqua  de  la  bouche  et  abjura  publi- 
«  quement,  signant  de  sa  propre  main  la  cédulle  de  sa 
«  révocation  et  abjuration.  Et  par  ainsy  nostre  piteuse 


DE  CHASTELLAIN.  209 

«  mère  Sainte-Église,  soy  esjoyssant  sur  la  pécheresse 
«  faisant  pénitence,  veuillant  la  brebis  recouvrer  et  re- 
«  tourner  qui  par  le  desvoy  s'estoit  esgarée  et  fourvoyée 
«  et  ramener  avecques  les  autres,  icelle  Jehenne,  pour 
«  faire  pénitence  salutaire,  condempnèrent  en  chartre; 
«  mais  guaires  de  temps  ne  fut  illecques  que  le  feu  de 
«  son  orgueil  qui  sembloit  estre  estaint  en  icelle,  ne  rem- 
«  brasast  en  flammes  pestilencieuses  arrière,  par  les  souf- 
«  flemens  de  l'ennemy  ;  et  tantost  renchut  ladite  Jehenne 
«  maleurée  es  erreurs  et  fausses  errageries  que  par  avant 
«  avoit  proférées  et  depuis  révoquées  et  abjurées  comme 
«  dit  est.  Pour  lesquelles  causes,  selon  cequelesjugemens 
«  et  justifications  de  Sainte-Église  l'ordonnent,  affin  que 
«.  dès-ore-en-avant  elle  ne  contaminast  les  autres  membres 
«  de  Jhésus-Crist,  elle  fut  de  rechief  preschiée  publique- 
«  ment  et  comme  rencheue  es  crismes  et  fautes  par  elle 
«  accoustumées ,  et  délaissée  à  la  justice  séculière  qui  in- 
«  continent  lacondempua  à  estre  bruslée.  Laquelle  voyant 
«  approchier  son  finement,  cognut  pleinement  et  confessa 
«  que  les  esprits  que  elle  disoit  estre  apparus  à  elle  sou- 
«  ventesfoiSj  estoient  mauvais  et  mensongiers  et  que  les 
«  promesses  que  iceux  luy  avoient  pluseurs  fois  faites  de 
«  la  délivrer,  estoient  fausses,  et  ainsy  se  confessa  parles- 
«  dits  esprits  avoir  esté  moquée  et  déçue.  Sy  fut  menée 
«  par  la  dessusdite  loy  et  justice  au  viel  marchié  dedens 
«  Eouen  et  là  publiquement  fut  arse,  à  la  vue  de  tout  le 
«  peuple  '.  » 

Laquelle  chose  le  roy  d'Engleterre  signifia  audit  duc 
de  Bourgongne  son  oncle,  afin  que  icelle  exécution  fust 


'  Cf.  Monstrelet,  édition  de  M.  Douët  d'Arcq,  IV,  p.  442,  et  Quiche- 
i-at,  Procès  de  Jeanne  d'Arc,  I,  p.  489, 


210  CHRONIQUE 

publiée  par  luy  comme  par  les  autres  clirestiens  parmy 
tous  ses  pays  et  subjects  pour  abolir  et  extirper  l'erreur  et 
mauvaises  créances  qui  en  estoient  jà  esparses  par  toute 
chrestienneté. 


CHAPITRE  XLVIII, 

Comme  il  advint,  en  la  cité  de  Pragues,  une  merveilleuse  confusion 
entre  religieux  et  demoiselles  .d'icelle  cité. 

Donques,  puisque  ma  plume  tournée  est  en  hérésie  à 
l'occasion  d'une  seule  personne  particulière  et  que  le  temps 
et  le  lieu  se  concordent  avecques  la  matière  qui  se  présente 
à  estre  toucliée,  présentement  encore  me  convient  em- 
ployer en  hérésie  plus  g-riefve  et  plus  grande  beaucoup, 
de  quoy  l'ennemi  d'humain  salut,  par  longues  subtiles  et 
couvertes  voyes  avoit  infecté  million  d'âmes  chrestiennes 
et  distraites  du  chemin  et  sentier  de  la  vraye  foy  sainte 
de  Dieu  et  menés  en  la  ténébreuse  et  obscure  caverne 
de  perdition  par  multitude  d'erreurs  et  de  contradictions 
en  icelle  nostre  sainte  foy  vraye  et  salutaire,  non  pas  en 
nombre  de  gens  de  cent,  ne  de  deux,  non  pas  en  une  seule 
ville  ou  cité,  mais  en  un  haut  et  puissant  royaume,  celuy 
de  Bohême,  dont  la  très-haute  et  très-fameuse  cité  de 
Pragues  estoit  chief  et  produiseresse  du  g-ernon  '  premier 
et  radical  dont  tout  sourdy,  par  une  estrange  et  merveil- 
leuse occasion  que  je  déclameray  un  petit,  en  courtes  pa- 
roles, pour  revenir  plus  tost  à  mes  fins  principales.  Il  est 
vray  qu'en  Pragues,  qui  est  moult  belle  cité  et  riche,  avoit 
une  très-fameuse  et  très-magnifique  abbaye  de  moynes, 

'  Gemon,  germon?  germe? 


DE  CITASTELLAIN.  2H 

l'outrepasse  de  toutes  les  autres  du  royaume,  et  en  avoit- 
on  réputé  de  tous  temps  les  religieux,  gens  moult  bien  ré- 
glés et  dévots  et  pleins  de  toute  honneste  conversation  et 
de  bonnes  mœurs;  par  quoy,  autres  dévotes  gens,  nobles  et 
notables  bourgeois ,  avoient  mis  en  eux  grant  part  de  leur 
affection  et  non  moins  de  féableté  et  de  confidence,  parce  que 
de  vices  estoient  famés  très-escharsement  et  loués  et  prisés 
largementde  bonne  et  religieuse  vie,  comme  je  croiroye  vé- 
ritablement que  ainsy  en  pouvoit  estre  pour  l'heure  d'alors, 
car  à  grant  dur  se  peut-il  faire  qu'en  longue  continua- 
tion, vie  vicieuse  ne  se  descouvre,  comme  fort  encore  que 
parée  soit  d'ypocrisie,  car  jamais  ceste-là  ne  faut  à  estre 
rattainte  en  la  fin.  Or  advint  que  sous  l'ombre  de  ceste 
grande  et  louable  famé  qu'avoient  ces  moisnes  et  que  la 
confidence  entièrement  des  hommes  et  des  femmes  estoit 
fichiée  en  leur  vie  dévote,  les  femmes  nobles  et  bourgeoises 
de  la  cité,  qui  volontiers  par  tout  le  monde  sont  novelliè- 
resde  leur  nature  et  de  légier  provoquées  à  dévotion,  ou  au 
moins  au  samblant,  admonestées,  ne  sçay,  de  quel  esprit, 
une  grande  quantité  d'elles  commencèrent  à  fréquenter 
leurs  services,  et  entre  les  autres,  par  semblant  de  dévotion, 
aller  ordinairement  aux  matines  de  ces  religieux,  là  où, 
pour  faire  brief  compte,  le  dyable  qui  est  subtil  et  qui  ne 
quéroit  que  planter  la  rachine  dont  tout  le  monde  seroit 
infecté  après  par  aggouster  le  fruit,  commença  à  embra- 
ser tantost  et  à  faire  esprendre  le  tyson  de  concupiscence 
entre  ces  femmes  et  ces  religieux ,  et  tellement  forgier  et 
pratiquer  l'œuvre  entre  eux  secrètement  que  l'habitude  et 
cognoissance  s'y  trouva  en  commun  accord  :  c'estoit  que 
chascun  de  ceux  de  ceste  bande  auroit  sa  chascune,  et 
chascune  auroit  son  chascun  infalliblement  h  leurs  jours 
et   heures  establies,  par  venir  ainsi  à  matines  tous  les 


212  CHRONIQUE 

jours.  Or  est  vra}-  que  pour  conduyre  ceste  œuvre  plus 
subtilement  et  afin  de  pouvoir  décepvoir  et  abuser  les 
pères,  justes  et  dévots  preudbommes,  de  ceste  religion,  dont 
il  en  y  avoit  quantité,  bon  fait  à  croyre,  ces  moyens-icy, 
jeusnes  et  raddes  pervertis ,  à  la  suggestion  de  l'ennemi 
et  constraints  à  malicieuse  vie  et  dampnable ,  s'avisèrent 
tous  d'un  commun  accord  qu'à  toutes  leurs  amyes  venantes 
ainsy  sous  semblant  de  dévotion  à  leurs  matines,  ils  re- 
roient  '  la  teste  et  leur  feroient  la  couronne  toute  et  à  telle 
manière  et  mesure  comme  eux-meismes  la  portoient,  et 
par  ainsy,  elles  venues  à  matines,  en  la  noire  nuit,  tandis 
qu'on  cbanteroit ,  elles  pourroient  venir  cbascune  en  la 
chambre  de  son  amy  prendre  une  heure  ou  deux  de  repos 
avecqluy.  Dont  s'il  advenoit  que  prieur  ou  abbé  ou  autre 
venist  faire  Visitation  et  demandast  à  tel  ou  à  tel  :  «  Qui 
«  couche  là  avec  toy?  »  l'autre  pourroit  respondre  (et  ne 
le  verroit  que  par  derrière  à  la  couronne  toute  nue  )  : 
«  C'est  un  tel  ou  un  tel  novice  qui  couche  avecques  moy.  » 
Et  par  ainsy  le  visiteur  ignorant  une  telle  malice,  s'en  iroit 
abusé  à  nuit  d'un  demain  à  un  autre.  Brief,  comme  il  fut 
advisé ,  il  fut  fait  ;  et  les  femmes  toutes ,  dont  il  en  y 
avoit  nombre  très-grant,  et  les  plus  respectables  de  la  cité 
et  toutes  les  plus  eslites,  furent  rèses  à  couronne  en  teste, 
et  portèrent  testes  de  moynes  soubs  couvre -chiefs  de 
femme.  Et  en  ceste  fausse  dérisoire  simulation,  par  très- 
longue  espace  de  temps ,  continuèrent  leurs  ribaudises 
avecques  leurs  moynes  qui  les  apprenoient  à  chanter 
versets  et  matines  à  neuf  leçons  et  à  trois,  tels  fois  à  plus, 
tels  fois  à  moins,  selon  que  le  kalendrier  demandoit  beau- 
coup de  suffrages  et  qu'on  prenoit  dévotion  au  saint.  Or 

'  Ils  revoient,  ils  raseraient. 


DE  CHASTELLAIN.  215 

advint  ainsy  que  le  poison  infernal  [s'espandist]  après, 
pour  auquel  résister  l'empereur  Sigismond,  prince  mesme 
et  roy  du  pays,  se  estoit  exposé  à  l'encontre  par  armes , 
là  où  toutes  voyes  son  efforcément  ne  luy  pouvoit  donner 
tel  fruit  que  plus  et  plus  ne  continuassent  et  creussent  tous- 
jours,  et  avecques  multiplication  de  peuples  en  leur  secte, 
parvinrent  aussi  à  multiplication  de  villes  et  de  cliasteaux 
en  renforcement  de  leurs  querelles  '.  Sy  en  furent  faites  do- 

•  Le  duc  Philippe,  qui  ne  cessa  de  rêver,  à  quelque  titre  que  ce  dût 
être,  une  suprématie  sur  tous  les  princes  chrétiens,  avait  voulu  se 
proclamer  le  chef  d'une  croisade  contre  les  Hussites.  Le  ms.  1278, 
f.  fr.  de  la  Bibl.  imp.  de  Paris,  renferme  à  ce  sujet  des  documents  in- 
téressants. 

On  lit  dans  une  note  relative  à  l'ambassade  qui  se  rendra  à  Rome  : 

«  Item,  hastivement  doit  mondit  seigneur  envoyer  du  moins  ung 
«  chevalier  et  ung  clerc,  gens  notables  et  expers,  devers  notre  Saint- 
«  Père  en  court  de  Romme,  et  illec  exposer  de  par  notre  dit  seigneur 
«  comment  mondit  seigneur  a  oy  très-révérend  père  en  Dieu,  monsei- 
«  gneur  le  cardinal  d'Engleterre,  qui  venoit  des  parties  d'Allemaingne, 
«  où  de  par  notre  dit  Saint-Père  il  estoit  commis  légat  pour  pourveoir 
«  et  résister  à  la  faulse  et  détestable  entreprinse  et  hérisie  que  sous- 
«  tiennent  et  croient  les  gens  du  royaulme  de  Behaigne,  que  l'on  ap- 
«  pelle  Housses,  les  grandes  inhumanités  et  déshonneur  que  ils  font  à 
«  notre  foy  chrétienne.  Pour  quoy  ce  considéré  il  pria  à  mondit  sei- 
«  gneur  de  Bourgoingne  que  il  se  volsist  disposer  et  mettre  sus  en 
«  armes  à  rencontre  des  dessusdis  hérittes.  Et  combien  qu'il  ait  de 
><  grans  affaires,  nul  n'en  doit  aller  devant  la  besongne  de  la  foy,  et 
«  aussi  c'est  le  prince  que  ceulx  des  parties  d'Allemaigne  désirent  le 
«  plus  qu'il  volsist  aller  par  delà  en  armes. 

«  Item  dist  mondit  seigneur  le  cardinal  que  il  avoit  espérance  ferme 
«  de  mener  en  ceste  entreprinse  et  à  compaignie  de  monseigneur  de 
«  Bourgongne  de  un  ù  vi  mille  archiers,tous  du  royaulme  d'Engle- 
«  terre. 

«  Item  et  pendant  le  temps  que  mondit  seigneur  le  cardinal  estoit  de- 
«  vers  mondit  seigneur  le  duc,  arriva  devers  lui  monseigneur  le  prieur 
«  du  Pont-Saint-Esprit,  légat  et  messager  de  notre  dit  Saint-Père,  en- 
«  voyé  à  mondit  seigneur.  Lequel,  entre  aultres  choses,  parla  à  mondit 
«  seigneur  de  ceste  devant  dicte  besongne ,  et  lui  dist  que  notre  dit 
«  Saint-Père  auroit  grant  plaisir  et  seroit  moult  joyeux  si  mondit  sei- 
"  gneur  en  ce  se  vouloit  employer  pour  le  bien  et  relièvement  de  notre 
«  foy  chrétienne,  et  vouldroit  bien  que  Dieux  lui  donnast  la  grâce  et 

TOII.    II.  14 


214  CHRONIQUE 

léances  maintes  à  nostre  Saint-Père  le  Pape  Martin,  lequel 
promist  à  j  pourvoir  par  un  concile  universel,  à  larequeste 
de  Sig-ismond,  mais  prévenu  de  mort,  ne  parvint  jiisques 
à  le  mettre  sus.  Par  quoy  maintenant  l'empereur  Sigis- 


«  l'honneur  de  en  venir  à  une  bonne  fin  devant  tousaultres  princes,  ce 
«  que  mondit  seigneur  a  fort  retenu  en  son  corrage. 

«  Item  et  depuis  ce  que  mondit  seigneur  le  duc  eut  oy  lesdis  car- 
«  dinal  et  prieur,  avec  les  complaintes  que  pluseurs  grans  princes, 
«  prélas,  cités  et  bonnes  villes  des  parties  d'Allemaigne  ont  fait  et 
(I  font  savoir  journelment,  mondit  seigneur,  meu  de  foy  et  de  vraye 
«  amour  à  son  benoît  créateur  et  à  son  Église  chrétienne,  est  tant  ar- 
«  damment  désirans  et  alfeeté  que  plus  ne  puet  de  combattre  et  met- 
«  tre  tout  ce  que  Dieux  lui  a  preste  pour  résister  à  rencontre  des 
«  dessus  dis  hérittes  en  délaissant  tous  ses  aultres  affaires. 

«  Item  après  ces  choses  remonstrées  à  notre  dit  Saint-Père  par 
«  lesdis  ambassadeurs,  sera  requis  de  par  mondit  seigneur  de  ceste 
«  sainte  et  notable  entreprinse  devant  tous  aultres  princes  au  cas 
«  toutesvoj'es  que  l'empereur  ne  le  fist,  en  donnant  mandement  par 
«  bulles  à  tous  aultres  princes  et  gens  de  quelque  estât  que  ils  soieat, 
«  que  à  mondit  seigneur  le  duc  ils  obéissent  en  ceste  partie  et  à  l'aide 
<>  de  Notre-Seigneur  y  fera  le  bien  et  prouffit  de  la  chrétienté  et  aussi 
«  son  honneur. 

«  Item  et  après  ce  sera  remonstré  par  lesdis  ambassadeurs  que  pour 
«  les  grans  guerres  que  mondit  seigneur  le  duc  a  longuement  souste- 
«  nues  pour  cause  de  la  mort  et  murdre  perpétré  en  la  personne  do 
«  feu  monseigneur  le  duc  Jehan,  que  Dieux  pardoinst,  et  depuis  celles 
a  qu'il  lui  a  convenu  soustenir  pour  garder  ses  héritages  es  pays  de 
«  Henau,  Hollande  et  Zellande,  il  a  moult  grandement  frayé  et  des- 
«  pendu  de  sa  chevance,  et  combien  qu'il  ait  telle  et  si  bonne  volonté 
«  que  dit  est,  toutesvoyes  il  ne  porroit  pas  mettre  sus  hastivement  tout 
«  àsesdespens  telle  puis.sance  de  gens  que  à  ceste  entreprinse  apper- 
«'  tient,  pourquoy  lui  est  nécessité  de  avoir  l'ayde  de  notre  dit  Saint- 
«  Père  et  de  l'Eglise. 

«  Item  et  pour  la  cause  dessus  dicte,  mondit  seigneur  prie  à  notre 
«  dit  Saint-Père  que,  pour  haster  et  advanchier  la  besoingne  de  la 

«  chrétienté  et  son  armée,  il  lui  vuelle  prester  la  somme  de laquelle 

»  notre  dit  Saint-Père  puet  recouvrer  par  toute  la  chrétienté,  car  nul 
«  ne  doit  prétendre  excusation  en  tel  cas. 

«  Item  dire  à  notre  dit  Saint- Père  que,  à  l'ayde  de  Notre-Sei- 
«  gneur,  mondit  seigneur  le  duc  menra  en  ceste  armée  une  grant 
«  et  notable  puissance,  c'est  assavoir  de  m  à  iiii  mille  gentilshommes 
«  et  un  mille  hommes  de  trait  ou  plus,  et  espoire  que  il  menra  gens 


UE  CHASTELLAIN.  215 

mond,  par  ardente  dilection  qu'avoit  à  la  sainte  foy  di- 
vine, et  par  douleur  aussi  qu'avoit  d'une  si  scandaleuse  et 
pestilencieuse  playe  qui  y  estoit  entrée  et  à  quoy  à  si 
grand  difficulté  on  pouvoit  remédier,  nostre  Saint-Père  le 


de  tel  estât  qu'il  se  trouvera  bien  puissant  de  xv  mille  combataus 
ou  plus. 

«  Item  que  notre  dit  Saint-Père  vuelle  envoyer  aucun  notable  prélat 
en  légation  ou  royaulme  de  France  en  la  partie  de  l'obéissant  du 
roy  notre  seigneur,  et  en  oultre  es  pays  de  Savoye,  Bretaingne, 
Brabant,  Liège,  Namuv,  Hollande,  Zellande,  Henau  et  la  conté  de 
Bourgoingne,  pour  par  icelluy  légat  assambler  les  princes  et  prélas 
de  par  deçà,  pour  ensamble  adviser  tout  ce  qui  sera  expédient  pour 
la  conduite  de  ceste  sainte  entreprinse,  tant  en  finance  comme  aul- 
trement. 

«  Item  apporter  par  ledit  légat  lettres  de  notre  dit  Saint-Père  à  mon- 
seigneur le  régent  du  royaulme  de  France  ,  duc  de  Bethfort,  et  les 
gens  des  trois  estas  dudit  royaulme  soubs  son  gouvernement,  re- 
querrant  instamment  icellui  seigneur  que  il  vuelle  secourir  à  la 
chrétieneté  et  se  employer  à  rencontre  des  dessus  dis  hérittes  en  la 
compaignie  de  monseigneur  le  duc  de  Bourgogne,  son  beau-frère. 
en  délaissant  toutes  aultres  choses,  et  le  induire  que  pour  le  bien  de 
la  chrétieneté,  il  se  vuelle  emploier  en  sa  personne,  et  porroit-on 
s'il  lui  plaisoit,  trouver  le  temps  pendant  aucunes  trieuwes  ou  absti- 
nences de  guerre  à  ses  adversaires  et  d'un  commun  acordbesongnier 
en  lui  disant  que  semblable  requeste  fait  notre  dit  Saint-Père  au 
Dolphin. 

«  Item  et  si  par  monseigneur  le  régent  est  prétendu  excusacion 
obstant  les  affaires  et  les  guerres  qui  de  présent  sont  ou  royaulme 
de  France,  que  au  moins  il  se  volsist  emploier  et  tenir  la  main  adfln 
que  par  les  dessus  dictes  gens  de  trois  estas  aucune  bonne  ayde  de 
gens  ou  de  finances  se  meist  sus  pour  aidier  à  la  chrétienté  et  sous- 
tenir  l'armée  que  fait  mondit  seigneur  de  Bourgogne. 
«  Item  samblablement  soit  par  notre  dit  Saint-Père  envoyé  légat 
portant  bulles  devers  le  Dolphin  et  à  icellui  et  les  gens  des  trois 
estas  de  son  obéissance  requérir  samblable  requeste  que  on  fait  k 
mondit  seigneur  le  régent,  comme  cy-dessus  est  faite  mention. 
«  Item  semblable  requeste  faire  à  monseigneur  le  duc  de  Brabant, 
monseigneur  le  duc  de  Bretaigne,  monseigneur  le  duc  de  Savoye  et 
les  trois  estas  de  leurs  pays. 

«  Item  que,  pour  l'avancement  des  finances  par  notre  dit  Saint-Père, 
soient  données  bulles  et  indulgences  et  apportées  par  mondit  sei- 
gneur le  légat,  commis  au  dessus  dit  royaulme  et  es  aultres  pays 


216  CHRONIQUE 

Pape  Eugène  curieusement  sollicita  et  pressa  arrière 
d'avoir  ce  concile  universel  accordé  par  son  devancier 
Martin  d'estre  mis  à  Basle  ,  à  l'occasion  partie  principale 
de  ces  Pragois,  avecques  aucuns  autres  aussy,  sur  les- 


«  dessus  dis,  icelles  bulles  contenant  la  fourme  dont  baillera  la  coppie 
«  révérend  père  en  Dieu,  monseigneur  l'évesque  de  Tournay. 

«  Item  demander  à  notre  dit  Saint-Père ,  par  bonne  manière  son 
«  advis  à  qui  la  conqueste  doit  estre,  que,  au  plaisir  Dieu,  se  fera  sur 
«  lesdis  liérittes.  » 

Après  viennent  les  instructions  pour  les  ambassadeurs  qu'on  en- 
verra vers  l'empereur,  les  princes  et  les  bonnes  villes  d'Allemagne. 
Puis  suit  une  note  sur  les  prédications  qu'il  conviendra  de  faire  et  les 
dîmes  qu'on  pourra  obtenir. 

Les  détails  qui  se  rapportent  à  l'organisation  de  cette  expédition 
m'ont  paru  dignes  d'être  reproduits  : 

«  Si  mondit  seigneur  maine  le  nombre  de  nin>  hommes  d'armes  et 
«  iiii™  hommes  de  trait,  comme  dessus  est  dit,  les  gaiges  d'iceulx 
«  hommes  d'armes  prendront  xx  escus  de  xl  grains  et  gens  de  trait 
((  la  moitiet,  baneretset  chevaliers  selon  leur  estât,  à  l'avenir  montera 
«  par  mois  c  mil  escus  tels  que  dits  sont,  sans  en  ce  riens  comprendre* 
«  Testât  de  mondit  seigneur  ;  et  veu  le  lontaing  chemin  et  qu'il  fault 
«  partout  paier,  l'on  ne  porroit  point  donner  plus  petits  gaiges. 

«  Item,  et  se  porroient  trouver  lesdictes  gens  d'armes  et  de  trait  en 
<i  la  manière  qui  s'ensuit  : 

«  Est  assavoir  mondit  seigneur  de  Brabant  iii'^  hommes  d'armes,  s'il 
<<  y  venoit  en  personne,  et  s'il  n'y  pooit  aller,  qu'il  commesist  aucun 
«  notable  de  son  pays  pour  mener  le  nombre  dessus  dit  avec  ii'=  arba- 
«  lestriers  ou  aultre  nombre  convenable. 

«  Item  monseigneur  le  duc  de  Bretaigne,  se  semblablement  n'y 
«  pooit  venir,  qu'il  volsist  envoyer  iii'=  hommes  d'armes  et  iii"  arba- 
«  lestriers  ou  archiers,  ou  aultre  nombre  semblablement  que  dessus. 

«  Item,  révérend  père  en  Dieu,  monseigneur  l'évesque  de  Liég'e, 
«  atout  n-:  hommes  d'armes  et  ii<^  arbalestriers. 

«  Item,  que  monseigneur  le  duc  de  Savoye  volsist  envoyer  le  prince 
«  son  fils,  acompaigné  de  m"  hommes  d'armes  et  de  iip  arbalestriers 
«  et  si  les  dessus  dis  princes  vouloient  envoyer  les  nombres  des  gens 
«  d'armes  et  de  trait  cy-dessus  requis,  qui  montent  à  xi'=  hommes 
«  d'armes  et  mil  hommes  de  trait,  mondit  seigneur  auroit  tant  moins 
«  à  recouvrer  de  gens  en  ses  dis  pays. 

«  Item,  pour  payer  les  gens  d'armes  et  de  trait  des  dessus  dis  princes 
»  et  prélas,les  finances  se  porront  trouver  en  leurs  pays  meismement, 
0  en  usant  par  la  manière  et  pratique  dessus  dite. 


DE  CHASTELLAIN.  217 

quels  il  estoit  expédient  et  nécessité  aui?sy  très-estroite 
d'y  pourvoir ,  comme  sur  les  Grecs  qui  avoient  aucunes 
périlleuses  descrépances  en  leur  foy  avecques  l'Église  la- 
tine ;  pareillement  sur  l'union  et  appaisement  des  princes 

«  Item  porroifc  mondit  seigneur  mander  venir  avec  lui  le  conte  de 
"  Vernebourcq,  qui  est  seigneur  bien  amé  et  congneu  en  toutes  les 
<<  Allemaignes  et  est  très-vaillant  en  guerre  et  lui  baillier  certaine  re- 
<<  tenue  de  gens. 

«  Item  si  aucuns  des  dis  princes  ne  venoient  ou  envoyoicnt  par  la 
«  manière  dessus  déclarée,  il  convenroit  que  mondit  seigneur  trouvast 
«  les  devans  dis  ni"  hommes  d'armes  et  iiii™  hommes  de  trait  sur  ses 
«  pays  de  Bourgogne,  Artois,  Flandres,  Henau,'fIollande  ou  Zellande 
"  et  Namur,  du  moins  ce  qu'il  faulroit  pour  le  parfait  dudit  nombre  et 
'<  pour  estre  seurement  acertené,  il  convendroit  mander  à  certain  jour 
"  les  gens  des  dessus  dis  pays  et  les-aultres  gentilshommes  et  mettre 
«  par  mémoire  les  noms  de  ceulx  qui  en  tel  cas  sont  à  mander  ;  mais 
«  ce  se  puet  délayer  tant  c'en  aura  oy  nouvelles  des  ambassadeurs  en- 
«  voyés  à  Rome. 

ce  Item,  et  quant  lesdis  seigneurs  et  gentilshommes  venront  devers 
«  mondit  seigneur,  par  bonne  manière  les  doit  amonnester  de  venir 
«  audit  volage  et  appointier  avec  eulx  quel  nombre  chacun  menra  tant 
"  d'hommes  d'armes  que  de  trait  et  la  manière  qu'ils  auront  ù  eulx 
«  conduire  allant  ou  dit  voyage  et  aussi  prendre  bonne  sçeureté  d'eulx 
«  qu'il  s'entretenront  en  bonne  obéissance  le  voyage  durant  et  aussi 
«  fère  lors  pluseurs  bonnes  ordonnances  nécessaires  pour  conduite 
<<  desdictes  gens  d'armes. 

«  Item,  que  lesdictes  gens  d'armes  et  de  trait  que  mondit  seigneur 
«  menra  en  sa  compaignie,  comme  dit  est,  des  pays  de  par  deçà,  mon- 
"  seigneur  mcssire  Jehan  de  Luxembourg  en  devroit  avoir  la  charge 
«  et  les  conduire  soubs  mon.seigneur  le  duc  de  Bourgoingne. 

«  Item,  monseigneur  le  prince  d'Orenges,  semblablement  avoir  la 
«  charge  de  ceulx  des  duché  et  conté  de  Bourgoingne  et  des  pa^s 
«  d'environ.  » 

L'auteur  de  ces  diverses  propositions  est  le  môme  que  celui  d'un  im- 
portant avis  sur  la  réforme  du  gouvernement,  inséré  ci-dessus,  p.  143. 
Il  termine  en  ces  termes  : 

«  Item,  supplie  humblement  celui  qui  de  bonne  affection,  selon  son 
«  petit  entendement,  a  fait  hastivement  cest  advis  que  on  le  vuelle 
«  prendre  en  bien,  car  s'il  y  a  faulte,  ce  n'est  point  par  faulte  de  bonne 
<<  volenté,  mais  on  en  puet  demander  à  faulte  de  sens  ,  tousjours  prest 
«  de  se  remettre  et  réduire  h  la  meilleure  oppinion  et  aussi  prest  de 
'<  déclairer  sur  toutes  les  choses  escriptesplus  amplement  son  enten- 
'<  dément  que  il  n'est  cy  présentement  mis  par  oscript.  » 


2!  8  CHRONIQUE 

chrestiens  ensemble ,  souverainement  des  roys  de  France 
et  d'Angleterre  et  de  cestuy  duc,  qui  toute  l'Église  uni- 
verselle et  toute  la  félicité  clirestienne  tenoient  en  trouble 
et  en  langueur.  Avoyent  aussy  aucunes  difficultés  les  pré- 
lats de  l'Église  entre  eux,  qui  mal  appointables  estoient, 
ne  à  mettre  en  accord,  sinon  par  un  concile  entier.  Par 
quoy  nostre  Saint-Père  Eugène,  faisant  scrupule  qu'en  luy 
n'en  pust  redonder  aucune  correption ',  différa  à  l'encontre 
et  volontiers  l'eust  retardé  encore,  ou  à  tout  le  moins  qu'il 
l'eust  estably  à  Bouloingne  pour  là  faire  convenir  tout  à 
une  fois  les  Grecs,  lesquels  il  prenoit  à  couleur  ;  mais 
voyant  ce,  l'empereur  dessus  dit  tout  instamment  requist 
nostre  Saint-Père  Eugène  et  le  pressa  par  ses  lettres  que 
finablement  le  concile  longuement  pourcliassa,  et  premier 
fut  canonisé  et  establi  réalement  en  ladite  ville  de  Basle 
par  le  décret  et  adveu  universel  de  tout  le  Saint-Siège 
apostolique  ;  desquelles  lettres  envoyées  de  par  ledit  em- 
pereur ,  icy  dessoubs  [se  trouve]  la  copie  des  articles  sur 
quoy  estoit  fondé  ^ 

CHAPITRE  XLIX. 

Comment  le  pape  Martin  tint  un  concile  général  ix  Basle. 

A  ce  concile  convinrent  les  ambassadeurs  des  roys  et 
princes  chrestiens  tous ,  des  villes  de  communautés  et  de 
toutes  les  autres  qui  avoient  questions  ou  aucune  difficulté 
ensambleou  répugnance  aucune  et  contrainte  avecq  leurs 
prélats,  des  monastères  de  toutes  régions,  certains  dé- 

'  Corrélation,  censure,  blâme. 

-  Lacune  dans  le  manuscrit  do  Florence.  Le  manuscrit  d'Arras  s'ar- 
rête au  commencement  de  ce  chapitre. 


DE  CHASTELLAIN.  219 

pûtes  et  les  plus  excellens  de  toutes  les  universités  cbres- 
tiennes,  souverainement  de  Paris.  L'empereur  mesme  en 
personne  y  assista;  sy  firent  pluseurs  ducs  de  Germanie, 
Les  quatre  ordres  des  mendians  y  furent  roides  '  et  reluisans 
moult  cler.  Les  Grecs  y  vinrent  et  y  furent  réduits  ;  les 
Pragois  vaincus  et  réformés  à  labeur  difficile  ;  les  frères 
prescheurs  retendes  en  leur  article  de  la  Vierge  Marie, 
maintenans  que  conçue  fut  en  péchié  originel.  Maintes 
questions  et  contrariétés  y  furent  appaisées,  maintes  diffi- 
cultés décidées,  maintes  divisions  reconsiliées ,  maintes 
altérations  entre  clercs  et  lays  appointées.  Et  entre  les  au- 
tres fruits  d'iceluy,  un  des  plus  grans,  ce  fu  l'appaisement 
d'entre  le  roy  françoys  et  le  duc  son  ennemy,  là  où  le  roy 
angles  désobéy  et  se  dessevra.  Pour  quelle  union  faire, 
deux  cardinaux,  celuy  deCypre  et  de  Sainte-Croix,  vinrent 
en  France  et  procurèrent  la  paix  entre  les  deux.  Après  la- 
quelle, autant  qu'avoit  proffité  ledit  Saint-Concile  jusques 
icy,  autant  porta  de  grief  après  en  son  procéder  outre, 
par  le  désappointement  du  pape  Félix,  le  savoyenduc,  qui 
scisme  scandaleux  et  très-irréparable  engendra  en  l'Église 
de  Dieu  controversie  en  bésitation  entre  son  peuple  etplaye 
pestilencieuse  et  amère  en  toute  région  cbrestienne.  Et 
ainsy,  ce  qui  avoit  source  et  origine  de  paix  et  de  salut  et 
avoit  esté  produit  à  ceste  intention,  devint  à  estre  après, 
en  forme  de  cuyder  bien  faire,  cause  de  division  et  de 
mescbief,  par  inconvénient,  par  l'envie  de  l'ennemi  d'bu- 
main  salut  qui  s'attristoit  en  continuation  de  tant  de  biens 
comme  là  se  trouvoient  et  se  macbinoient  à  estre  mis 
avant.  Par  quoy  ledit  concile  finablement  se  contraria  au 
souverain  pasteur ,  et  luy  à  l'encontre  dudit  concile  le  ré- 

'  Roides? 


220  CHRONIQUE  DE  CHASTELLAIN. 

pugna  aiissy,  et  en  celle  vertu  et  puissance  qu'avoit  et 
avoir  pouvoit  de  ses  adhérens,  parmaintint  roidement  sa 
papalité  et  jurisdiction,  et  le  concile  en  longue  continua- 
tion d'ans  à  l'autre  lez  aussy  persévéra  roide  et  robuste  en 
son  entreprendre,  jusques  la  miséricorde  de  Dieu,  après 
longs  ans  courus,  en  pitié  et  compassion  de  son  Église, 
mist  ces  [difficultés]  en  appaisement,  en  tout  glorieuse- 
ment toutesvoyes  démonstrant  par  tout  le  siècle  son  ser- 
viteur et  vicaire  Eugène  avoir  esté  demouré  et  régné 
tousjours  vray,  juste  et  canonique  pasteur  de  l'ég-lise 
jusques  en  l'heure  de  sa  mort  où  toutes  régions  et  puis- 
sances chrestiennes  le  recognoissoient  vray  Saint-Père 
seul  et  souverain  et  nul  autre.  En  quelle  division,  cestuy 
duc  bourguignon  avoit  esté  souverain  et  principal  pilier  et 
sousteneur  de  la  querelle  d'Eugène  à  l'encontre  de  tous 
ses  contraires,  dont  Dieu,  ne  fait  à  doubter,  luy  en  garda 
juste  et  bénigne  rétribution  en  ce  monde  et  en  l'autre 
après  '. 

•  La  fin  du  livre  II  n'a  pas  été  retrouvée.  C'est  dans  ce  livre,  comme 
Chastellain  nous  l'apprend  ailleurs,  qu'il  racontait  la  paix  d'Arras.  Si 
ce  livre  se  terminait  (ce  qui  est  assez  probable)  à  l'entrée  de  Charles  VII 
à  Paris,  nous  pouvons  signaler  parmi  les  principaux  événements  com- 
pris dans  cette  lacune,  les  mouvements  des  Gantois  en  1432  et  en  1433, 
la  naissance  de  Charles  le  Hardi,  la  mort  d'Isabeau  de  Bavière,  la  paix 
d'Arras,  la  prise  de  Dieppe  et  de  Pontoise,  les  négociations  des  Pari- 
siens avec  Charles  VII,  l'évacuation  de  Paris  par  les  Anglais,  le  siège 
de  Calais  par  le  duc  de  Bourgogne,  l'expédition  du  duc  de  Giocester 
en  Flandre,  les  troubles  de  Bruges. 

Je  reproduirai  à  la  fin  de  ce  volume  la  traduction  par  Pontus  Heu- 
terus  du  chapitre  XLIII  du  livre  II,  qui  est  incomplet  dans  les  manus- 
crits d'Arras  et  de  Florence. 


LIVRE  III 


SECONDE  PARTIE'. 


CHAPITRE  PREMIER. 


Cy  fait  mention  comment  les  Gantois  se  rebellèrent  à  rencontre  de 
leur  seigneur  le  duc  de  Bourgongne,  dont  en  la  fin  le  comparèrent 
chièrement. 


Or,  advint  qu'en  celui  temps,  ou  assez  tost  après,  que 
l'on  comptoit  l'an  mil  quatre  cent  cinquante  et  un ,  pour 
aucunes  demandes  que  avoit  faites  le  duc  de  Bourgongne  à 
ceux  de  sa  bonne  ville  de  Gand  et  au  pays  de  Flandre", 

'  En  introduisant  ici  fictivement  une  division  du  livre  III  en  deux 
parties,  je  place  dans  la  seconde  le  récit  de  la  guerre  du  duc  de  Bour- 
gogne contre  les  Gantois.  La  première  partie,  entièrement  perdue, 
contenait  le  mariage  du  comte  de  Charolais  avec  Catherine  de  France, 
la  délivrance  du  duc  d'Orléans  et  son  mariage  avec  Marie  de  Clèves, 
la  rentrée  du  duc  de  Bourgogne  à  Bruges,  le  tournoi  de  Gand,  la  guerre 
de  Normandie  et  de  Guyenne. 

2  Le  duc  Philippe  avait  formé  le  projet  d'introduire  dans  toute  la 
Flandre  la  gabelle  du  sel,  qui  n'existait  en  France  que  depuis  le  règne 
calamiteux  de  Philippe  de  Valois.  Il  s'était  rendu  lui-raenie  au  sein 
de  la  collaceâe  Gand  pour  l'obtenir  des  bourgeois. 

«  Mes  bons  et  fidèles  amis,  leur  avait-il  dit,  vous  savez  tous  que  dès 
"  mon  eniancc  j'ai  été  nourri  et  élevé  au  milieu  de  vous;  c'est  pour- 


2-22  CHROiMQUE 

iceux  de  Gaiid  moult  esmus  par  grand  orgueil  et  pré- 
somption, dirent  qu'avant  ce  que  larequeste  à  eux  faite  par 
le  duc  de  Bourgongne,  comte  de  Flandre,  leur  seigneur, 
lui  fust  accordée,  qu'ils  y  mettroient  jusques  au  dernier 
homme  de  Flandre.  Et  de  fait  furent  plusieurs  exploits 
faits  sur  les  gens  et  officiers  du  duc,  qui  le  prit  très-mal 
en  gré.  Sur  quoi,  pour  pourvoir  à  leurs  déloyales  et  dam- 
nables  emprises,  et  pour  la  grant  déloyauté  et  désobéis- 
sance qu'ils  avoient  faites  et  toujours  de  plus  en  plus  s'ef- 


o  quoi  je  vous  ai  toujours  aimés  plus  que  les  habitants  de  touteg  mes 
"  autres  villes,  et  je  vous  l'ai  souvent  témoigné  en  m'empressant  de 
y  vous  accorder  toutes  les  demandes  que  vous  m'avez  faites.  Je  crois 
«  donc  pouvoir  espérer  que  vous  aussi,  vous  ne  m'abandonnerez  point 
c-  aujourd'hui  que  j'ai  besoin  de  votre  appui.  Vous  n'ignorez  point 
<■  sans  doute  dans  quelle  situation  se  trouvait  le  trésor  de  mon  ijère  à 
(I  l'époque  de  sa  mort;  la  plupart  de  ses  domaines  avaient  été  vendus; 
c<  ses.joyaux  avaient  été  mis  en  gage,  et  toutefois  le  soin  d'une  ven- 
0  geance  légitime  m'ordonnait  d'entreprendre  une  longue  et  sanglanî;e 
«  guerre,  pendant  laquelle  la  défense  de  mes  forteresses  et  de  mes 
<i  villes  et  la  solde  de  mes  armées  ont  été  la  source  de  dépenses  si 
•I  considérables  qu'il  est  impossible  de  se  les  figurer.  Vous  savez  aussi 
«  qu'au  moment  même  oii  les  combats  se  poursuivaient  le  plus  vive- 
u  ment  en  France,  j'ai  dû,  pour  assurer  la  protection  de  mon  pays  de 
"  Flandre,  prendre  les  armes  contre  les  Anglais  en  Hainaut,  en  Zé- 
"  lande  et  en  Frise,  ce  qui  me  coûta  plus  de  dix  mille  saints  d'or,  que 
"  j'eus  grand'peine  à  trouver.  N"ai-je  pas  dû  également  défendre 
<i  contre  les  habitants  de  Liège  mon  comté  de  Namur  qui  est  sorti  du 
"  sein  de  la  Flandre?  Ne  faut-il  pas  ajouter  à  tous  ces  frais  ceux  que 
c(  je  m'impose  chaque  jour  pour  le  soutien  des  chrétiens  de  Jérusalem 
<i  et  l'entretien  du  Saint-Sépulcre  ?  Il  est  vrai  que,  cédant  aux  exhor- 
"  tations  du  pape  et  du  concile,  j'ai  consenti  à  mettre  un  terme  aux 
«  calamités  que  multiplie  la  guerre,  pour  oublier  la  mort  de  mon  père 
«  et  me  réconcilier  avec  le  roi,  et  dès  que  ce  traité  fut  conclu,  je  con- 
«  sidérai  que  bien  que  j'eusse  réussi  à  conserver  à  mes  sujets,  pendant 
«  la  guerre,  les  biens  de  l'industrie  et  de  la  paix,  ils  avaient  subi  de 
«  grandes  charges  en  taxes  et  en  dons  volontaires,  et  qu'il  était  urgent 
«  de  rétablir  l'ordre  et  la  justice  dans  l'administration  ;  mais  les  choses 
<<  se  sont  passées  comme  si  la  guerre  n'avait  point  cessé  ;  toutes  mes 
«  frontières  ont  continué  à  être  menacées,  et  je  me  suis  trouvé,  de 
«  phis,  obligé  de  faire  valoir  mes  droits  sur  le  pays  de  Luxembourg, 


DE  CllASTELLAIN.  223 

forçoient  de  faire,  comme  de  prendre,  rober,  piller  et 
mettre  à  exécution,  et  faire  mourir  les  serviteurs  et  offi- 
ciers du  duc,  lui  estant  averti  de  ces  besognes,  tost  et  sans 
délai,  assembla  son  grand  conseil  et  tous  ses  chevaliers, 
barons  et  capitaines,  pour  sur  ce  avoir  conseil  et  avis  afin 
d'y  pourvoir,  comme  il  fit  :  mais  pendant  le  temps  que  ces 
consaux  se  tenoient  en  la  ville  de  Bruxelles,  aucuns  nota- 
bles hommes  de  la  ville  de  Gand,  par  une  voie  amiable, 
assemblèrent  tous  les  doyens  et  hoefmans  de  la  ville,  en 

'<  si  utile  à  la  défense  de  mes  autres  pays,  notamment  à  celle  du  Bra- 
«  bant  et  de  la  Flandre. 

«  C'est  ainsi  que,  de  jour  en  jour,  toutes  mes  dépenses  se  sont  ac- 
«  crues.  Toutes  mes  ressources  sont  épuisées,  et  ce  qui  est' plus  triste, 
«  c'est  que  les  bonnes  villes  et  les  communes  de  la  Flandre,  et  surtout 
«  mon  pauvre  peuple  du  plat  pays,  sont  au  bout  de  leurs  sacrifices. 
«  Je  vois  avec  douleur  beaucoup  de  mes  sujets  réduits  à  ne  pouvoir 
«  payer  les  taxes  et  à  émigrer  dans  d'autres  pays,  et  néanmoins  les 
«  recettes  sont  si  difficiles  et  si  rares  que  j'en  recueille  peu  d'avan- 
<>  tage;  et  je  ne  trouve  pas  plus  de  secours  dans  les  terres  qui  me  sont 
«  advenues  par  héritage,  car  toutes  sont  également  appauvries. 

«  Il  faut  donc  à  la  fois  chercher  à  soulager  le  pauvre  peuple  et 
«  pourvoir  à  ce  que  personne  ne  puisse  venir  insulter  mon  bon  pays  de 
«  Flandre,  pour  lequel  je  suis  prêt  à  exposer  et  à  aventurer  ma  propre 
«  personne,  quoique  pour  y  parvenir  des  secours  importants  soient 
«  devenus  indispensables.  » 

Le  duc  Philippe  ajouta  qu'un  impôt  sur  le  sel  lui  paraissait  le  meil- 
leur moyeu  d'atteindre  le  but  qu'on  devait  se  proposer,  mais  cette 
demande  souleva  une  vive  opposition  : 

Le  duc  vouloit  sur  eulx  lever 
Ung  nouveau  tribut  de  gabelle 
Que  tous  sy  vouloient  eschever. 
Las  !  ce  n'est  pas  petite  chose 
Do  mettre  sus  nouvel  truaige  ; 
Car  es  livres  n'a  texte  ou  glose 
Qui  le  conseille,  ne  encharge. 
Immo  de  droit  sont  défendus 
S'il  n'y  a  cause  de  les  tollir... 

(Martial  d'Auvergne,  Vigiles  de  Charles  Vil  , 


224  *    CHRONIQUE 

remontrant  moult  doucement  au  peuple  le  danger  et  péril 
en  quoi  ils  se  mettoient  d'ainsi  molester  et  faire  mourir 
les  officiers  du  prince,  et  encore  pis  de  vouloir  ardoir  et 
destruire  son  pays  de  Flandre,  et  lui  faire  la  guerre  sans 
lui  faire  savoir;  que  jamais  pis  ne  pourroient  avoir  fait, 
et  que  pour  Dieu  ils  se  voulsissent  cesser  de  plus  avant 
aller,  ni  faire  telles  rigueurs  à  l'encontre  de  leur  bon 
prince,  et  que  de  ce  qui  avoit  été  fait  ils  trouveroient  ma- 
nière qu'il  leur  seroit  pardonné,  pourvu  que  plus  avant  ils 
ne  procédassent  d'y  aller  par  telle  rigueur  ' . 

Ainsy  comme  vous  pouvez  oyr,  iceux  notables  bour- 
geois firent  tant  par  leurs  belles  paroles  et  remontrances, 
qu'ils  s'accordèrent  tous  et  promirent  que  de  là  en  avant, 
ils  ne  procéderoient  plus  de  aller  avant  par  telles  manières 
qu'ils  avoient  encommencé,  pourvu  qu'on  leur  fist  avoir  le 
pardon  du  prince  de  ce  que  fait  avoit  esté ,  prians  et  ve- 

•  Dans  une  assemblée  tenue  à  Bruges,  Philippe  avait  fait  lire  par 
son  chancelier  l'exposé  de  ses  griefs  contre  les  Gantois,  et  il  y  avait 
ajouté  lui-même  les  plaintes  les  plus  vives  contre  Daniel  Sersanders 
qu'il  accusait  d'exciter  leur  rébellion. 

«  Ce  que  mon  chancelier  vient  de  vous  dire,  il  vous  l'a  dit  par  mon 
«  ordre;  les  choses  sont  réellement  ainsi  et  Ton  ne  saurait  en  douter. 
«  Les  ancêtres  de  Daniel  Sersanders  ont  été  des  hommes  loyaux,  mais 
'<  ils  n'auraient  jamais  fait  ce  qu'il  a  fait,  car  il  se  montre  faux,  mau- 
«  vais,  traître  et  parjure  contre  moi  qui  suis  son  prince.  Je  le  connais 
«  pour  tel  et  je  le  considère  comme  mauvais  et  faux  vis-à-vis  de  moi. 
<<  Je  sais  bien  qu'il  en  est  qui  le  conseillent  et  le  favorisent  :  il  n'est  pas 
«  seul,  et  ce  qu'il  fait,  il  ne  le  fait  pas  de  lui-même.  N'est-ce  pas  tou- 
«  tefois  une  grande  fausseté  que  d'avoir  dit  et  répandu  parmi  le  peu- 
«  pie  que  je  voulais  le  faire  assassiner?  Certes,  si  je  le  voulais,  ni  lui, 
»  ni  les  plus  grands  de  ce  pays  ne  pourraient  l'en  défendre  ;  mais 
«  Dieu  soit  loué  !  je  n'ai  pas  jusqu'à  ce  moment  passé  pour  un  assassin  ; 
«  non  pas  que  je  parle  ainsi  pour  me  disculper  et  que  je  pense  devoir 
«  me  justifier;  mais,  sachez-le  bien,  avant  que  je  consente  à  ce  que 
«  lui  ou  les  siens  reçoivent  ou  conservent  un  siège  au  banc  des  éche- 
«  vins  dans  ma  ville  de  Gand,  je  me  laisserai  plutôt  couper  en  mor- 
«  ceaux.  Je  ne  crois  pas  qu'en  termes  de  justice  et  de  droit,  il  soit 
«  possible  ou  licite  de  soutenir  quelqu'un  qui  m'est  contraire,  puisqu'il 


DE  CHASTELLAIN.  225 

qiiérans  qu'aucuns  preud'hommes  fussent  eslus  et  envoyés 
devers  leur  prince  pour  l'apaiser ,  et  tant  faire  par  devers 
lui  que  tout  ce  qui  avoit  esté  fait  leur  fust  pardonné;  et 
promirent  d'en  faire  telle  amende  que  par  iceux  commis 
en  seroit  avisé  pour  le  mieux. 

Iceux  bourgeois  notables  ayant  ouï  la  volonté  du  peu- 
ple, de  la  grand'joie  qu'ils  eurent,  en  pleurèrent  de  pitié 
et  de  léesse.  Lors  tantost  et  sans  délai,  pour  fournir  cette 
besogne  ,  eslurent  et  mirent  sus  une  notable  ambassade  , 
c'est  à  savoir  le  prieur  des  chartreux  de  Gand ,  les  trois 
membres  de  Flandre  et  plusieurs  députés  des  bonnes  villes 
et  comté  de  Flandre,  et  autres  gens  notables  ;  lesquels  tous 
ensemble  se  partirent  de  Gand  et  vinrent  à  Brouxelles  en 
la  sainte  semaine  le  jour  du  bon  vendredi.  Et  là,  icelui 
prieur  et  tous  les  autres  députés  se  vinrent  mettre  aux 
genoux  devant  le  duc  de  Bourgongne,  et  par  la  bouche  du 

«  est  tel  que  je  vous  l'ai  dit.  Aussi,  dès  que  j'ai  connu  la  situation  des 
«  choses,  j'ai  rappelé  mon  bailli  de  Gand,  je  l'ai  révoqué  de  son  office 
«  et  je  lui  ai  fait  connaître  qu'il  ne  pouvait  plus  m'y  servir,  et  je  rap- 
«  pellerai  de  même  tous  les  officiers  que  j'ai  à  Gand.  Daniel  et  les  siens 
«  rempliront  aisément  les  fonctions  de  bailli,  d'écbevins  et  de  doyens, 
«  et  toutes  celles  qui  seront  vacantes  plus  tard.  Daniel,  si  on  le  laisse 
«  faire,  s'établira  seigneur  de  la  ville,  comme  d'autres  ont  autrefois 
«  cherché  à  letre,  et  mes  gens  et  mes  officiers  n'y  auront  plus  que 
«  faire,  ce  me  semble.  Je  vous  avertis  volontiers  de  toutes  ces  choses 
«  qui  sont  vraies,  afin  que  vous  les  conserviez  dans  votre  mémoire  et 
«  que  chacun  de  vous  en  avertisse  ceux  que  cela  regarde  et  spéciale- 
■<  ment  ceux  que  vous  entendrez  discourir  de  ces  affaires,  car  ledit 
«  Daniel  et  les  siens  excitent  chaque  jour  le  peuple  et  sèment  une 
«  foule  de  mensonges  contre  moi  et  mes  serviteurs.  Je  m'étonnerais 
«  fort  toutefois  de  voir  mes  gens  de  Gand  soutenir  et  appuyer  un 
«  homme  tel  qu'est  ledit  Daniel,  contre  moi  qui  leur  ai  toujours  été 
«  bon  prince,  car  je  leur  ai  généreusement  pardonné  tous  leurs  mé- 
«  faits,  à  cause  de  ma  grande  affection  pour  eux,  ce  que  je  n'ai  jamais 
«  fait  pour  mes  autres  sujets.  » 

Ce  discours  fut  prononcé  en  flamand,  et  on  remarqua  que,  tandis 
que  le  duc  parlait,  il  fronçait  vivement  les  sourcils,  qu'il  avait  longs  et 
épais  :  ce  qui  était  chez  lui  le  signe  de  la  colère. 


22G  CHRONIQUE 

dit  prieur  des  chartreux  de  Gand,  fut  requis  moult  fort  eu 
pleurant  que  pour  la  révérence  de  la  passion  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ,  il  lui  plust  avoir  pitié  de  sa  ville  de 
Gand,  et  que  s'il  lui  plaisoit  de  sa  grâce  j  aller,  que  tous 
ses  pauvres  sujets  et  habitants  d'icelle  ville  estoient  prests 
d'aller  au  devant  de  lui  jusques  à  la  porte ,  les  gens  d'é- 
glise vestus  et  aournés  de  croix  et  de  gonfanons,  ainsi  que 
gens  d'église  doivent  faire  et  sont  tenus  de  faire  ;  et  les 
hoefmans,  ceux  de  la  loi  et  tout  le  peuple,  nue  teste,  nuds 
pieds  et  déchaux ,  lui  crier  merci ,  en  lui  suppliant  qu'il 
lui  plust  à  pardonner  aux  dits  hoefmans  et  à  tous  les  au- 
tres leurs  méfaits. 

Alors  le  duc  de  Bourgongne  respondit  que  nonobstant 
qu'ils  s'estoient  mal  gouvernés  et  grandement  offensés 
envers  lui  et  sa  seigneurie ,  sy  avoit-il  en  lui  autant 
de  grâce  pour  leur  pardonner,  qu'il  avoit  oncques  çu, 
et  toujours  avoit  été  prest  de  ce  faire  :  mais  il  doub- 
toit  que  leur  volonté  ne  fust  pas  telle  que  les  paroles 
qu'ils  faisoient  remontrer,  et  que  maintes  fois  il  avoit  vu 
et  sçu  par  vraie  expérience  leur  mauvaise  intention. 
Toutesfois  il  estoit  prest  d'entendre  à  tous  bons  traités 
à  lui  honorables  ;  et  pour  aviser  la  manière ,  il  députe- 
roit  des  gens  de  son  conseil  pour  communiquer  avec 
eux;  mais  pour  les  saints  jours  qui  lors  estoient,  la 
chose  fut  mise  au  mercredi  ensuivant  pour  besogner  es 
dites  matières'.  Et  ce  nonobstant,  ce  mesme  vendredi 
saint,  et  pendant  le  temps  que  les  ambassadeurs  d'iceux 
Gantois  faisoient  leur  pitoyable  requeste  à  leur  prince, 
ils  envoyèrent  par  leurs  gens  prendre  le  chastel  de  Ga~ 

1  Et  dissimuloit  le  duc  leur  malice,  attendant  son  point  et  qu'il 
eust  assuré  son  faict  devers  le  roy  franeois,  avec  lequel  il  avoit  tou- 
jours quelque  chose  à  remettre.  (Olivier  de  la  Marche.] 


DE  CHASTELLAIN.  2-27 

vres',  à  trois  lieues  près  de  la  ville  de  Gaiid;  et  le  cin- 
quième jour  ensuivant  après  Pasques,  ainsi  que  les  dépu- 
tés du  duc  de  Bourgongne  et  iceux  ambassadeurs  de  Gand 
besognoient  pour  l'aj^pointement  d'iceux,  les  dits  Gantois 
en  ensuivant  leur  mauvaise  et  déloyale  volonté,  issirent  ;i 
puissance  de  la  ville  de  Gand,  et  allèrent  assiéger  la  ville 
d'Audenarde  de  tous  les  deux  costés ,  la  cuidant  trouver 
despourvue  de  gens  de  guerre  et  de  tous  autres  habil- 
lements :  mais  Dieu,  qui  garde  toujours  ses  amis,  avoit 
fait  aller  un  chevalier  nommé  messire  Simon  de  La- 
laing,  au  dit  lieu  d'Audenarde,  et  par  l'ordonnance  du 
duc,  icelui  messire  Simon  y  fut  envoyé  pour  aucunes  rai- 
sons ci-après  déclarées,  où  il  se  gouverna  si  grandement 
et  honorablement,  ainsi  comme  vous  orrez  raconter ,  qu'à 
toujours  mais  en  sera  mémoire. 

CHAPITRE   IL 


Comment  le  duc  de  Bourgongne  mist  garnisons  par  tout  son  paj'S  de 
Flandres  autour  de  Gand.  ^ 


Ainsy  comme  ci-dessus  est  déclaré,  le  duc  de  Bourgon- 
gne, qui  assez  cognoissoit  les  Gantois,  pour  obvier  à  leurs 
damnables  entreprises  et  aux  grands  mauvaisetés  dont  ils 
estoient  remplis,  ordonna  en  certaines  ses  villes  de  Flandre, 
capitaines  pour  la  seureté  d'icelles,  nobles  seigneurs  du 
pays  ;  et  entre  les  autres  ordonna  au  dit  lieu  d'Audenarde 
le  seigneur  de  la  Gruthuse  et  le  seigneur  d'Escornay;  et 

»  Ce  château  était  passé,  par  le  mariage  de  Boatrix  do  Gavre,  aux 
sires  de  Laval.  On  sait  que  c'est  à  des  tisserands  flamands  qu'ils  appe- 
lèrent à  Laval  que  cette  ville  rapporte  l'origine  de  la  fabrication  de  ses 
toiles,  longtemps  fameuses  dans  toute  la  Bretagne. 


228  CHRONIQUE 

environ  la  semaine  devant  Pasques  fleurie,  pour  ce  que 
ceux  de  Bruges  requéroient  d'avoir  pour  capitaine  le  sei- 
gneur de  la  Gruthuse,  et  aussi  que  le  seigneur  d'Escornay 
s'estoit  retrait  en  sa  maison  à  Escornay,  parce  que  lui  et 
le  dit  de  Gruthuse  ne  se  pouvoient  bien  accorder,  le  duc 
de  Bourgongne  envoya  le  seigneur  de  la  Gruthuse  à  Bru- 
ges, pour  en  estre  capitaine.  Et  pour  ce  que  le  duc  savoit 
estre  messire  Simon  de  Lalaing  un  sage  et  vaillant  cheva- 
lier ,  l'ordonna  à  aller  en  la  ville  d'Audenarde ,  afin  de 
mettre  peine  que  le  seigneur  d'Escorna}^  et  ses  amis  y  re- 
tournassent, et  aussi  pour  apaiser  les  différends,  si  aucun 
en  y  avoit,  ce  que  le  dit  de  Lalaing  fist.  Et  y  retournèrent 
le  seigneur  d'Escornay  et  ses  amis  :  mais  pour  lors  la  ville 
d'Audenarde  estoit  en  grant  division,  pour  ce  qu'on  leur 
avoit  donné  à  entendre  qu'on  y  vouloit  bouter  grosse  gar- 
nison de  Picards  et  autres  gens  estranges,  ce  que  tous  en 
général  n'eussent  pour  rien  voulu  souffrir;  et  pour  y  ob- 
vier, avoient  par  cri  public  fait  commandement  à  tous 
leurs  fauxbourgeois  qu'ils  se  retirassent  dedans  la  ville 
atout  leurs  biens. 

Alors  messire  Simon  de  Lalaing,  qui  estoit  sage  et  ima- 
ginatif,  voyant  et  cognoissant  que  c'estoit  la  destruction 
de  la  ville,  fit  assembler  la  loi,  les  notables  hommes  et  les 
doyens  des  métiers,  et  leur  remontra  que  si  les  dits  faux- 
bourgeois  entroient  dedans  la  ville,  il  y  viendroit  bien  dix 
mille  '  paysans,  tous  d'environ  la  ville  de  Gand,  qui  n'a- 
voient  nulle  provision  qu'amener  pussent  avec  eux,  et  si 
les  Gantois  leurs  ennemis  venoient  devant  leur  ville ,  les 
uns  par  la  crainte  qu'iceux  Gantois  n'ardissent  leurs  mai- 
sons, et  aussi  que  le  peuple  de  pays  se  tourneroit  plustost 

•  Le  ms.  16881  porte  :  deux  mille. 


DE  CHASTELLAIN.  229 

avec  les  dits  Gantois  qu'avec  le  prince ,  et  aussi  que  plus 
désirent  par  pauvreté  d'aller  au  pillage  qu'à  garder  la 
ville,  et  pour  ce  faire,  se  pourroient  mettre  en  peine  de 
livrer  la  ville  aux  Gantois;  en  outre  leur  remonstra  qu'ils 
estoient  forts  assez  pour  garder  leur  ville,  et  ne  leur  estoit 
nul  mestier,  ni  besoin  d'avoir  garnison  de  leurs  fauxbour- 
geois,  s'ils  n'étoient  riches  et  puissants,  et  qu'ils  amenas- 
sent provisions  assez  pour  eux  vivre  :  et  ceux  pourroient- 
ils  Lien  recevoir  et  non  point  le  menu  peuple.  «  Et  quant 
«  à.  ceux  qui  disent  et  vous  donnent  à  entendre,  disoit 
«  messire  Simon,  qu'on  vous  veut  mettre  garnison  d'es- 
«  tranges  gens,  ils  faillent  :  car  monseigneur  le  duc  de 
«  Bourgongne  ne  le  pensa  oncques;  mais  c'est  pour  vous 
«  décevoir  et  pour  vous  mettre  en  suspicion  contre  votre 
«  prince.  Et  soyez  ségurs'  que  monseigneur  le  duc  de 
«  Bourgongne  ne  vous  a  ordonné  que  monseigneur  d'Escor- 
«  nay  et  moi  tant  seulement,  qui  sommes  voisins  et  amis.  » 
Les  bons  et  les  nobles  congnurent  incontinent  que  mes- 
sire Simon  de  Lalaing  leur  disoit  toute  vérité  :  mais  le 
peuple  et  partie  des  notables  ne  s'y  pouvoient  asseurer,  et 
dirent  à  messire  Simon  de  Lalaing,  qu'ils  savoient  bien  qu'il 
n'estoit  point  là  venu  pour  demeurer  avec  eux,  et  si  le  fort 
venoit,  qu'il  iroit  à  l'Écluse,  dont  il  avoit  la  charge.  A 
quoi  messire  Simon  leur  répondit  et  affirma  qu'il  demeu- 
reroit  avec  eux  ;  et  afin  que  de  ce  ils  en  fussent  mieux 
acertenés,  ilenvoyeroit  quérir  sa  femme  et  son  fils  aisné, 
ce  qu'il  fist.  Et  ainsi  les  rassura  et  entretint  en  douceur  le 
mieux  qu'il  pust,  et  tint  toujours  ces  termes,  disant  qu'il 
ne  leur  falloit  point  de  garnison,  pour  obvier  à  ce  qu'ils 
ne  reçussent  point  de  bourgeois  forains.  Et  bien  estoit  l}e- 

'  Ségurs,  sflrs  [sccuri). 

Ton.  ir.  15 


250  CHRONK^mE 

soin  (le  l'ainsi  faire,  car  le  jeudi  cinquième  jour  après  Pas- 
ques,  comme  par  avant  est  dit,  que  les  Gantois  se  parti- 
rent de  la  ville  de  Gand  et  des  villages  d'environ  pour 
mettre  le  siège  devant  la  ville  d'Audenarde,  les  dits  bour- 
geois forains  montrèrent  appertement  et  clairement  leur 
grande  déloyauté  :  car  ils  entrèrent  dedans  la  ville  d'Au- 
denarde, sous  couleur  qu'il  estoit  jour  de  marchié;  et  se 
estoient  armés  le  plus  secrètement  qu'ils  le  purent  faire,  et 
Guidèrent  prendre  le  marcliiet  de  la  dite  ville,  espérans  que 
le  peuple  se  mettroit  avec  eux.  Lors  messire  Simon,  averti 
de  la  maie  volonté  et  faux  courage  de  ces  déloyaux  mutins, 
soudainement  et  tost  alla  d'iiostel  en  liostel,  et  les  bouta  de- 
hors, et  se  saisit  et  se  fit  maistre  des  portes.  Alors  le  peuple 
de  la  ville  congnut  qu'iceux  bourgeois  forains  les  avoient 
voulu  trahir,  et  dès  lors  en  avant  furent  tous  unis  et  bons 
pour  leur  prince  :  mais  aucuns  de  la  ville  en  petit  nombre 
s'enfuirent,  lesquels  pouvoient  avoir  été  consentans  que'les 
dessus  dits  bourgeois  forains  demourassent  ce  dit  jour  et  la 
nuit  logés  es  fauxbourgs  ;  et  assemblèrent  avec  eux  les  gens 
de  tous  les  villages  d'environ.  Et  si  messire  Simon  de  La- 
laing  eust  voulu,  il  les  eust  tous  rués  jus  ;  mais  il  ne  vou- 
loit  point  qu'on  pust  dire  que  par  lui,  ni  sa  cause,  aucune 
œuvre  de  fait  eust  été  encommencée,  et  par  ce  moyen,  ceux 
de  la  ville  prirent  grande  confidence  et  amour  en  luy. 

Celle  mesme  nuit  issirent  ceux  de  Gand  à  puissance, 
atout  grande  artillerie,  et  environ  douze  heures  du  jour 
se  logèrent  devant  la  ville  d'Audenarde,  de  l'autre  costé 
vers  le  conté  d'Alost ,  et  escripvirent  à  ceux  d'Audenarde 
qu'ils  n'estoient  point  là  venus  pour  nul  mal  faire;  mais 
avoient  entendu  qu'estrangers  vouloient  venir  au  pays,  à 
quoi,  ils  vouloient  obvier,  et  leur  prioient  que  pour  argent 
ils  pussent  avoir  vivres  et  estre  reçus  comme  leurs  amis,  si 


DE  CHASTELLAIN.  231 

besoin  estoit.  Lors  messire  Simon,  oyant  le  messager  et  la 
requeste  qu'il  faisoit  à  ceux  de  la  ville  de  par  ceux  de  Gand, 
respondit  tout  en  haut  au  messager ,  qu'ils  estoient  forts 
assez  pour  garder  leur  ville;  et  ce  qu'il  requéroit  de  par 
ceux  de  Gand,  d'avoir  vivres,  dit  qu'il  n'en  y  avoit  que 
pour  ceux  de  la  ville,  et  que  ce  estoit  pour  leur  provision; 
et  dit  encore  outre  au  messager,  qu'il  sa  voit  bien  qu'ils 
estoient  venus  cuidans  que  ceux  de  la  ville  fussent  en  divi- 
sion, pour  par  ce  moyen  avoir  la  ville;  et  dit  au  messager, 
qu'il  dit  à  ses  maistres  que  du  plus  grand  jusques  au  plus 
petit  ils  estoient  tous  unis  et  estoient  conclus  de  garder  la 
ville  pour  leur  prince.  Tantost  après  cette  réponse  faite, 
les  dits  Gantois  firent  guerre  à  ceux  de  la  ville  d'Aude- 
narde,  et  y  mirent  le  siège  par  terre  et  par  eau  tout  autour, 
tellement  que  ceux  de  dedans  ne  pouvoient  faire  issir  nuls 
de  leurs  gens,  ni  avoir  nulles  nouvelles  du  duc  de  Bour- 
gongne,  ni  d'autres  de  dehors  :  et  quatre  jours  après  que 
les  dits  Gantois  eurent  mis  le  siège  et  approchié  la  ville 
de  bien  près  d'un  costé  et  d'autre,  ceux  de  la  dite  ville  sail- 
lirent par  deux  costés  et  ardirent  tous  les  fauxbourgs,  par 
quoi  iceux  Gantois  furent  contraints  de  reculer  leurs  ap- 
proches, et  battirent  de  leurs  bombardes,  canons  et  veu- 
glaires  la  dite  ville,  et  entre  les  autres,  firent  tirer  de  nuit 
plusieurs  gros  boulets  de  fer  ardent  du  gros  d'une  tasse 
d'argent,  pour  cuider  ardoir  la  ville  ;  et  sans  faute  c'estoit 
un  très-grand  danger,  car  s'ils  fussent  chus  en  menu  bois 
sec  ou  en  feurre,  la  ville  eust  esté  en  péril  d'estre  arse  : 
mais  messire  Simon  de  Lalaing ,  comme  cellui  qui  estoit 
sage  et  Imaginatif  en  fait  de  guerre  et  moult  expert,  or- 
donna deux  guets  sur  deux  clochers,  qui  crioient  et  mon- 
troient  où  les  dits  boulets  chéoient  ;  et  pour  h  ce  remédier 
fit  mettre  en  plusieurs  lieux  parmy  les  rues,  grandes  cuves 


232  CHRONIQUE 

pleines  d'eau,  et  furent  femmes  ordonnées  à  faire  le  guet  : 
et  lorsqu'elles  veoient  où  iceux  boulets  chéoient ,  ces 
femmes  liastivement  conroient  celle  part  atout  pelles  de 
fer  ou  d'airain  ' ,  et  puisoient  de  l'eau  dedans  ces  cuves  et 
estaindoient  les  boulets  à  grand  diligence,  et  le  feu  qu'ils 
avoient  allumé  ou  esprius  ". 

Or  advint  qu'une  matinée  messire  Simon  de  Lalaing, 
en  revenant  du  guet,  chut  dedans  la  rivière  de  l'Escaut, 
son  épée  ceinte,  son  petit  chaperon  engorge,  son  paletot  et 
son  manteau  vestu  par  dessus  et  ses  goussets  à  armer  ;  et 
fut  en  moult  grant  aventure  de  noyer ,  car  il  ne  savoit 
rien  nager  ;  mais  la  radeur  de  l'eau  l'emporta  jusques  à  la 
herse,  et  là  il  se  retint,  et  semble  que  ce  fust  chose  mira- 
culeuse de  ce  qu'il  échappa  sans  mort;  mais  Dieu,  qui  sa- 
voit que  ceux  de  la  ville  d'Audenarde  avoient  encore  bien 
affaire  de  lui,  le  sauva  et  garda  :  et  aussi  fit-il  tous  ceux 
de  la  ville,  et  eust  esté  grant  pitié  et  dommage  d'avoir 
perdu  un  tel  chevalier  ;  car  tant  honorablement  lui  et  ceux 
de  la  ville  se  gouvernèrent  et  si  vaillamment,  que  Gantois 
ne  les  purent  oncques  grever,  et  rendirent  bon  compte  au 
duc  de  Bourgongne  de  leurs  corps  et  de  la  ville,  comme 
ci-après  pourrez  ouïr. 

■  On  lit  dans  les  textes  imprimés  et  dans  le  ms.  de  M.  de  Limburg- 
Stirum  :  «  De  quoi  elles  prenoient  lesdits  boulets,  et  portoient  hors  de 
«  danger  de  feu.  Et  d'autre  part  chacun  y  accouroit  pour  éteindre 
«  le  feu.  » 

^  Un  chroniqueur  de  Tournay  parle  eu  ces  termes  du  siège  d'Aude- 
narde :  «  Le  dimanche  xvi«  du  mois  d'avril  1452,  commencliièrent 
«  ceulx  de  l'ost  à  traire  de  canons  et  bombardes  pour  adomagier  la 
<>  ville  ;  et  ceulx  de  dedens  se  deffendoient,  traians  pareillement  vers 
«  ceulx  de  l'ost.  Et  fut  tout  cedit  jour  employé  à  traire  si  abandon- 
ce  néement  et  fort  que  le  son  des  canons  et  bombardes  estoit  oy  bien  et 
('  àplainde  la  ville  de  Tournay.  » 


DE  CHASTELLAIN.  253 


CHAPITRE  III. 


Comment  nouvelles  vinrent  au  duc  de  Bourgongne  que  les  Gantois  h 
grande  puissance  avoient  mis  le  siég"e  devant  Audenarde. 


Les  nouvelles  vinrent  au  duc  de  Bourgongne,  qui  pour 
lors  estoit  en  sa  ville  de  Bruxelles,  là  où  les  ambassadeurs 
des  Gantois  estoient  et  besognoient  pour  le  bien  de  la  paix, 
lesquels  moult  saintement  se  gouvernoient  et  conduisoient, 
et  ne  savoient  point  la  mauvaise  et  déloyale  malice  de  leurs 
gens  qui  là  les  avoient  envoyés  et  mis  en  tel  danger  que 
s'ils  eussent  eu  affaire  à  prince  furieux ,  il  les  eust  fait 
occire  et  mettre  à  mort;  mais  tantost  le  fit  savoir  à  iceux 
ambassadeurs,  lesquels  furent  moult  esmerveillés,  et  non 
sans  cause;  sy  ne  surent  que  dire,  fors  tant  seulement, 
qu'ils  se  mettoient  du  tout  en  la  bonne  grâce  du  duc  de 
Bourgongne,  en  disant  que  c'estoit  le  plus  grand  déplaisir 
qui  jamais  leur  pust  avenir,  et  que  mauvaisement  ils  es- 
toient trahis.  Et  lors  fut  le  propos  bien  chaudement  et  sou- 
dainement changé.  Mais  le  duc  de  Bourgongne  savoit  que 
les  dits  ambassadeurs  n'estoient  en  rien  consentans,  ni 
sachans  la  grant  déloyauté  d'iceux  Gantois  ;  car ,  comme 
dessus  est  touché,  il  y  avoit  en  la  dite  ambassade  de  nota- 
bles gens  de  la  ville  d' Audenarde,  lesquels  ne  purent  ren- 
trer dedans  pour  le  siège  desdits  Gantois,  qui,  ainsi  comme 
dessus  est  dit,  les  avoient  assiégés,  les  cuidans  prendre 
durant  le  temps  qu'ils  demandoient  la  paix.  Et  pour  la 
vérité  dire,  il  y  eut  plusieurs  des  dits  ambassadeurs  qui 
point  ne  retournèrent  en  la  dite  ville  de  Gand ,  pour  la 
grant  fausseté  et  déloyauté  qu'ils  veoient  estre  es   dits 


234  CHRONIQUE 

Gantois.  Alors  le  duc  de  Bourgongne,  moult  fort  animé  et 
courroucé  sur  les  dits  Gantois,  fit  son  mandement  exprès 
pour  secourir  sa  ville  d'Audenarde,  et  lui-même  se  partit 
de  la  ville  de  Brouxelles  le  quinzième  jour  du  mois  d'avril 
après  Pasques,  l'an  1451  '  ;  et  vint  au  giste  à  Notre-Dame 
de  Haulx,  et  le  lendemain  à  Atli  en  Hainaut,  et  là  fut  jus- 
ques  au  vingt  et  unième  jour  du  dit  mois,  en  attendant  ses 
gens  de  guerre  ;  et  d'icelle  ville  s'en  alla  à  Grantmont,  la- 
quelle a  voit  été  prise  et  mise  à  sacquemant",  pour  ce  qu'ils 
avoient  fait  le  serment  aux  Gantois,  et  avec  ce  avoient  pris 
et  eslu  estre  leur  capitaine  l'un  de  ceux  de  Gand,  et  avoient 
esté  pris  par  messire  Jehan  de  Croy,  grand  bailly  de  Hai- 
naut et  par  messire  Jacques  de  Lalaing.  En  cette  ville  de 
Grantmont  estoient  avec  le  duc  de  Bourgongne  et  en  sa 
compagnie,  le  comte  de  Charolois  son  seul  fils,  Adolphe  fils 
et  frère  des  ducs  de  Clèves ,  monseigneur  Jehan  duc  de 
Coïmbre ,  cousin  germain  du  roi  de  Portugal ,  Cornille 
bastard  de  Bourgongne,  le  seigneur  de  Croy,  le  seigneur 
de  Bouquem,  le  seigneur  de  Créquy,  le  seigneur  de  Mon- 
tagu,  le  seigneur  d'Auxy,  le  seigneur  d'Aumont,  le  seigneur 
deHumières,  et  plusieurs  autres  chevaliers  et  écuy ers  ordi- 
nairement de  la  court  du  duc  de  Bourgongne.  Et  avec  eux 
y  estoient  le  comte  de  Saint-Pol  et  deux  de  ses  frères, 
c'est-à-savoir  le  seigneur  de  Fiennes,  et  Jacques  monsieur' 
de  Saint-Pol,  et  messire  Jehan  de  Croy,  lesquels  avoient 
charge  de  gens  d'armes.  Sy  avoient  en  leur  compagnie 
bien  deux  mille  combattans,  sans  les  gens  de  la  court  du 
duc  de  Bourgongne. 

'  Lisez:  1452. 

-  A  sacquemanf,  au  pillage. 

'  Jacques  monsieur  de  Saint-Pol.  On  donnait  ce  titre  aux  puînés 
des  grandes  maisons.  Ainsi  Adolphe  de  Clèves  était  connu  sous  le 
nom  d'Adolphe  Monsieur. 


DE  CHASTELLAIN.  235 


CHAPITRE  IV. 

Comment  Jehan  de  Bourgong'iie,  comte  d'Estampes  ,  conquit  le  pont 
d'Espierres  sur  les  Gantois,  et  de  là  alla  à  Audenarde  ;  et  des  grandes 
vaillances  que  fit  messire  Jacques  de  Lalaing. 

Or  encommencerons  à  parler  du  comte  d'Estampes,  cou- 
sin germain  du  duc  de  Bourgong-ne,  lequel  par  son  com- 
mandement et  ordonnance  éleva  et  mist  sus  une  moult 
belle  armée  du  pays  de  Picardie;  en  laquelle  avoit  de 
grands  seigneurs,  c'est-à-savoir  le  seigneur  de  Moreuil,  le 
seigneur  de  Roye,  le  seigneur  de  Wavrin,  le  seigneur  de 
Rochefort,  le  seigneur  de  Lannoy,  le  seigneur  de  Fosseux 
fils  du  haron  de  Montmorency,  le  seigneur  de  Harnes,  le 
seigneur  de  Saveuses,  le  seigneur  de  Noyelle,  le  bastard 
de  Bourgongne,  messire  Jelian  bastard  de  Saint-Pol,le  sei- 
gneur de  Dompierre ,  messire  Philippe  de  Hornes ,  le  sei- 
gneur de  Crèvecœur,  le  seigneur  du  Bois,  le  seigneur  de 
Neufville ,  le  seigneur  de  Haplaincourt,  le  seigneur  de 
Humières,  le  seigneur  de  Beauvoir,  le  seigneur  de  Jau- 
court,  le  seigneur  de  Basentin,  le  seigneur  de  Cohem,  le 
seigneur  de  Dreuil  et  plusieurs  autres  chevaliers  et 
écuyers  jusques  au  nombre  de  deux  à  trois  mille  combat- 
tans.  Le  duc  de  Bourgongne,  après  ce  qu'il  eut  mis  son 
armée  dessus,  il  ordonna  ses  batailles,  et  commit  le  comte 
de  Saint-Pol  et  ses  deux  frères  avec  messire  Jehan  de  Croy 
à  faire  son  avant-garde  ;  et  lui  et  aucuns  de  son  sang, 
accompagné  de  plusieurs  grands  seigneurs,  fit  la  ba- 
taille, et  ordonna  au  comte  d'Estampes  de  faire  l'arrière- 
garde. 

Après  toutes  ces  ordonnances  faites,  le  duc  de  Bourgon- 
gne manda  au  dit  comte  d'Estampes  qu'il  tirast,  lui  et 


25G  CHRONIQUE 

toute  son  armée,  droit  à  un  passage,  pour  aller  du  pays 
de  Picardie  à  Audenarde,  nommé  le  pont  d'Espierres  ' , 
que  les  dits  Gantois  gardoient  à  puissance  de  gens  d'armes, 
et  avoient  fortifié  l'église  de  la  ville  au  mieux  qu'ils  sa- 
voient,  ne  avoient  pu.  Quand  messire  Jacques  de  Lalaing, 
qui  par  le  duc  estoit  ordonné  à  estre  de  la  bataille,  ouït 
dire  que  le  comte  d'Estampes  avoit  ordonnance  et  com- 
mandement du  duc  d'aller  au  dit  pont  d'Esj^ierres,  il  lui 
sembla  que  c'estoit  le  droit  chemin  d'Audenarde,  oii  sou 
oncle,  messire  Simon  de  Lalaing,  que  tant  aimoit,  estoit 
assiégé  ;  sy  demanda  congé  au  duc  de  Bourgongme,  en  lui 
priant  qu'il  le  voulsit  laisser  aller  devers  le  comte  d'Es- 
tampes, et  le  duc  lui  octroya;  lequel  messire  Jacques  fut 
moult  joyeux  du  dit  octroy.  Sy  se  partit  et  vint  vers  le 
comte  d'Estampes,  qui  de  sa  venue  fut  moult  joyeux.  Lors 
le  comte  d'Estampes  en  ensuivant  le  commandement  et  la 
charge  qui  lui  estoit  baillée  et  délivrée  de  par  le  duc,  fît 
tirer  son  armée  devers  celui  pont  d'Espierres  atout  g'rand'- 
foison  d'artillerie,  comme  de  coulevrines,  arbalètes  etveu- 
glaires,  que  le  seigneur  de  Lannoy  fit  mener  de  sa  forte- 
resse de  Lannoy,  qui  sied  assez  près  d'icelui  pont.  Lors  le 
comte  d'Estampes,  lui  arrivé  auprès  de  là,  fit  ordonner  de 
ses  gens,  et  en  belle  ordonnance  fit  assaillir  le  pont  et  pas- 
sage. Ceux  de  l'artillerie  commencèrent  à  tirer;  archers 
et  gens  de  trait  à  approcher.  Messire  Jacques  de  Lalaing 
et  plusieurs  autres  nobles  hommes  saillirent  en  l'eau  jus- 
ques  au  col  pour  gagner  et  saisir  le  dit  passage,  et  fut  le 
dit  pont  moult  vivement  assailli.  Lorsque  les  Gantois 
virent  les  Picards  si  radement  et  si  vaillamment  assaillir, 
ils  eurent  tous  les  cœurs  faillis  et  abandonnèrent  le  dit, 

»  le  pont  de  l'Espierre  'ms.  16881). 


DE  CHASTELLAIN.  237 

pont,  et  se  retrairent  dedans  l'église,  et  là  de  toutes  parts 
furent  assaillis,  et  par  force  d'armes  furent  tous  pris  de- 
dans cette  église  ;  et  là  y  eut  de  grandes  vaillances  et  aper- 
tises  d'armes  faites  ;  car  iceux  Gantois  voyans  la  mort 
devant  leurs  yeux,  se  défendirent  très-vaillamment  et 
blessèrent  et  navrèrent  plusieurs  nobles  et  vaillans  hommes 
des  Picards,  entre  lesquels  y  furent  navrés  le  seigneur  de 
Eoye,  Antoine  de  Rocliefort,  gentilhomme,  et  un  nommé 
Lancelot,  natif  du  pays  de  Portugal,  et  plusieurs  autres; 
et  des  Gantois  en  y  eut  de  morts  de  sept  à  huit-ving"t 
hommes,  sans  les  prisonniers. 

Après  la  prise  du  pont  d'Espierres,  le  comte  d'Estampes 
atout  sa  puissance  se  partit  et  s'en  alla  loger  à  trois  lieues 
près  de  la  ville  d'Audenarde,  qui  par  les  Gantois  estoit 
assiégée,  et  sy  sied  icelle  ville  sur  la  rivière  de  l'Escaut. 
Et  d'autre  partie  duc  de  Bourgongne  estoit  logé  en  la  ville 
de  Grantmont,  laquelle  sied  du  costé  de  la  dite  rivière  vers 
Brouxelles  ';  et  le  comte  d'Estampes  estoit  logé  de  l'autre 


•  Ce  fut  de  Grammont  que  le  duc  de  Bourg'og'ne  adressa  la  lettre 
suivante  au  roi  de  France  : 

«  A  mon  très-redoubté  seigneur,  monseigneur  le  roy. 

«  Mon  très-redoubté  seigneur,  tant  et  si  très-humblement  que  plus 
«  puis,  je  me  recommande  à  vous,  et  vous  plaise  sçavoir,  mon  très-re- 
«  doubté  seigneur,  que  à  Toccasion  de  plusieurs  grandes  cntreprinses 
«  que  ceulx  de  ma  viile  de  Gand  ont  puis  aucun  temps  faites  contre  et 
«  au  préjudice  de  nioy  et  do  ma  seignourie  et  en  venant  directement 
<i  contre  leurs  privilèges,  aucuns  différens  se  sont  meus  entre  mes 
"  officiers  et  eulx,  et  pour  appointier  iceulx  différens  selon  raison  ont 
«  esté  tenues  plusieurs  journées;  mais  finablement  lesdits  de  Gand, 
«  en  délaissant  entièrement  la  voye  de  justice,  se  sont  dès  environ  le 
"  mois  de  novembre  passé  mis  sus  en  armes,  et  se  sont  rebellés  et 
.(  rendus  désobéissans  à  moi,  et  ont  de  leur  auctorité  fait  en  ladite 
«  ville  capitaines  et  gouverneurs,  ausquels  ils  ont  donné  obéissance 
"  comme  à  leur  prince.  Et  pour  ce  que  les  desputés  des  estas  et  des 
.<  trois  membres  de  mon  pays  de  Flandres  sont  plusieurs  fois  venus 


258  CHRONIQUE 

costé  de  la  dite  rivière,  au  lez  dever.s  Bruges.  Ainsi  estoit 
la  dite  rivière  entre  eux  deux,  et  ne  pou  voient  aider,  ni 
secourir  l'un  l'autre.  Et  pour  revenir  à  parler  du  comte 
d'Estampes,  après  ce  qu'il  eut  pris  le  pont  d'Espierres  et 


<-  devers  mo^-,  afin  de  trouver  aucun  moyen  pour  faire  cesser  toutes 
'  voyes  de  fait,  ù  quoy  ils  m'ont  tougjouvs  trouvé  enclin,  et  mesme- 
<■  ment  en  la  sepmaine  peneuse  vindrent  devers  moj',  pour  ceste  cause 
•I  et  à  la  requeste  de-sdits  de  Gand,  les  députés  de  la  ville  et  ceulx  des 
'-  estas  de  la  chastellerie  dudit  Gand,  et  les  députés  des  membres  de 
>  mondit  païs  de  Flandres,  j'ay  tousjours  différé  et  délayé  de  résister 
<•  à  leurs  dites  voyes  de  fait.  Et  qui  plus  est,  combien  que,  à  la  requeste 
"  qui  me  fut  faite  toucbant  ceste  mattière  le  jour  du  benoist  vendredy 
>'  par  losdits  députés,  je  leur  eusse  respondu  raisonnablement  et  en 
<<  toute  douceur,  tellement  que  iceulx  députés  en  furent  contées  et 
»  espéroient,  comme  ils  disoient,  que  lesdits  députés  reviendroient 
«'  et  les  réduiroient  et  se  déporteroient  de  toutes  voj-es  de  fait ,  ce  no- 
'<  nobstant  est  advenu  tout  le  contraire,  car  çn  ce  mesme  temps,  c'est 
'■  à  savoir  ledit  jour  du  benoist  vendredy,  en  ladite  sepmaine  peneuse, 
'<  que  lesdit  députés  estoient  devers  moy  en  ma  ville  de  Brouxelles  à 
«  la  fin  dessusdite,  ils  d'emblée  prindrent  le  cbastel  de  Gavro,  situé 
«  entre  Gand  et  Audenarde  et  tenu  de  moy  en  fief  par  mon  amé  et  féal 
'<  cousin  le  conte  de  Laval,  et  la  nuytdu  mercredy  ensuivant,  xii«  jour 
^'  de  ce  mois,  se  mirent  sus  en  armes  et  partirent  de  ladite  ville  de 
«  Gand,  le  lendemain  xiii"  jour  de  ce  dit  mois,  à  tout  grant  nombre  de 
«  g-ens  armés  et  foison  artillerie,  leurs  dits  députés  estans  encores  lors 
«  devers  moy,  en  madite  ville  de  Brouxelles,  et  y  besoignans  comme 
«  dessus  est  dit,  et  vindrent  assiéger  de  tous  les  costés  ma  ville  d'Au- 
"  denarde,  située  en  mon  dit  pays  de  Flandres,  en  laquelle  lors navoit 
«  aucun  capitaine  ou  chief,  ne  garnison  establie  de  par  moy,  réservé 
.<  que  d'aventure  lors  y  estoit  messire  Simon  de  Lalaing,  lui  sixiesme 
«  de  gentilshommes,  que  je  y  avoye  envoyé  pour  visiter  ladite  ville, 
«  lequel  y  fut  enclos  tellement  que  à  grant  peine  trouva-il  manière  de 
.'  mettre  hors  ung  homme,  qui  arriva  devers  moy  le  samedy  matin 
.<  ensuivant  pour  moy  signiffier  ces  dites  nouvelles,  et  iUec  ont  de- 
«  mouré  jusques  au  xx!!!!*^  jour  de  ce  mois,  et  se  sont  efforcés  d'avoir 
«  icelle  ville,  en  la  bâtant  de  canons  et  autres  engins  et  y  mettant  feu, 
<<  et  faisans  plusieurs  grands  dommaiges  et  commettant  envers  vous 
«  qui  estes  leur  souverain  seigneur,  grande  offense,  et  en  eulx  dé- 
"  monstrant  rebelles  et  désobéissans  envers  moy  qui  suis  leur  prince 
«  et  seigneur  uatureî,  contendans  par  ce  et  plusieurs  autres  moyens 
'<  qui  trop  longs  seroient  de  vous  escripre,  à  mettre,  s'ils  pooient,  tout 
'f  ce  dit  pays  de  Flandres  hors  de  mon  obéissance,  à  la  grant  foule  du 


DE  CHASÏELLAIN.  239 

qu'il  se  fut  logé  à  trois  lieues  près  du  siège  des  dits  Gan- 
tois, il  envoya  devant  eux,  pour  voir  leur  manière  et  con- 
duite de  faire,  environ  trente  lances  de  vaillans  et  experts 
chevaliers  et  écuyers,  accompagnés  de  soixante  archers, 


toute  seigneurie  et  noblesse.  Pour  quoy,  dès  ce  dit  samedy,  xv«  jour 
de  ce  dit  mois,  ceste  chose  venue  lors  et  non  plus  tost  à  ma  cono:nois- 
sance,  incontinent  à  l'après-disner  d'icelui  jour,  me  parti  de  ladite 
ville  de  Brouxelles  et  m'en  vins  en  la  ville  d'Ath,  en  Haynnau;  et 
pour  ce  qu'il  me  fut  rapporté  que  lesdits  de  Gand  avoient  prinse  et 
occupée  de  fait  ceste  ma  dite  ville  de  Grantmont,  et  y  avoient  en- 
voyé deux  capitaines  et  certain  nombre  de  gens  avec  eulx,  tantost 
j'envoyay  celle  part  messire  Jehan  de  Croy  à  tous  ses  gens,  lequel 
incontinent  et  par  assault  prist  et  recouvra  icelle  ville,  et  à  la  prinse 
furent  tués  les  deux  capitaines  des  dits  de  Gand  et  plusieurs  de  leurs 
gens,  et  depuys  y  suys  venu  et  diligemment  ay  envoyé  de  mes  gens 
courir  devant,  le  siège  estant  au  lez  deçà,  pour  voir  et  visiter  leur 
fortiffication  et  sçavoir  leur  convent,  afin  de  les  combatre  et  lever. 
Et  au  regart  de  mon  nepveu  le  comte  d'Estampes,  lequel  avec  ses 
gens  se  tenoit,  par  mon  ordonnance,  au  lez  deçà  la  rivièi-e  de  l'Es- 
cault,  pour  ce  qu'il  fust  adverty  que  lesdits  de  Gand  avoient  occupée 
et  prinse  d'emblée  la  place  et  forteresse  de  Helchin,  appartenant  à 
l'évesque  de  Tournay,  et  aussi  avoient  prins  et  fortilBé  le  pontd'Es- 
pierre,  prouchain  d'icelle  forteresse,  et  par  ce  moj'en  tenoient  em- 
peschié  le  passage  de  ladite  rivière,  le  vendredy  ensuyvant,  xxi«  jour 
de  ce  dit  mois,  se  tray  celle  part,  et  à  puissance  d'armes  prist  et 
recouvra  sur  lesdits  de  Gand  ledit  pont  d'Espierre,  nonobstant  la 
résistance  et  defïense  que  au  contraire  y  tirent  lesdits  de  Gand, 
estans  illecques  à  grant  nombre  de  gens  armés,  et  tellement,  que 
sur  la  place  en  y  demoura  plusieurs  morts  de  la  part  d'iceulx  de 
Gand,  et  les  autres  s'enfuirent  es  mares  prouchains  d'illecques,  où 
l'on  ne  povoit  bonnement  avoir  accès  à  eulx,  et  aussi  fut  recouvrée 
par  mondit  nepveu  ladite  place  de  Helchin  qu'ils  tenoient,  et  ainsi 
fut  le  passage  de  ladite  rivière  ouvert  et  desempeschié;  et  le  lundy 
ensuivant,  xxini"  jour  de  ce  dit  mois,  mondit  nepveu  d'Estampes, 
lequel  je  avoye  mandé  venir  devers  moy,  avec  toutes  ses  gens,  pour 
ensemble  aler  combatre  lesdits  Gantois  et  lever  leur  dit  siège,  pour 
ce  que,  à  l'eure  de  la  réception  de  mes  lettres,  il  estoit  près  du  siège 
que  tenoient  iceulx  Gantoys,  de  ladite  rivière,  au  lez  de  Flandres, 
ala  celle  part  et  rudement  les  assailli  ;  et  dura  la  bataille  assez  lon- 
guement, car  lesdits  Gantois,  de  leur  part,  firent  grant  résistance. 
Toutesfois,  à  la  fin,  il  furent  desconfis  et  leur  dit  siège  levé,  et  très- 
grand  nombre  d'eulx  morts  en  la  place,  et  les  autres  s'enfuiront  de 


240  ClIllONIQCK 

dont  estoit  couduiseur  messire  Jacques  de  Lalaing,  et 
avec  lui  Philippe  de  Hornes,  le  seigneur  de  Dreuil,  Robert 
de  Miraumont,  Hue  de  Mailly  et  autres,  et  allèrent  advi- 
ser  du  plus  près  qu'ils  purent,  les  passages  qu'il  conve- 
noit  passer  du  logis  du  comte  d'Estampes  à  aller  droit  au 
siège  desdits  Gantois;  et  sy  avisèrent  au  mieux  qu'ils  pu- 
rent comment  iceux  Gantois  estoient  logés  et  la  manière  de 
leurs  escarmouches,  et  comment  ils  se  gouvernoient  en 
fait  de  guerre  aux  champs.  Puis,  après  ce  que  icelui  mes- 
sire Jacques  de  Lalaing  eut  tout  bien  avisé  la  manière  et 
conduite  desdits  Gantois,  et  tout  ce  que  possible  leur  es- 
toit  de  voir  et  savoir,  s'en  retournèrent  devers  le  comte 


"  l'aultre  costé  de  la  rivière  par  ung  pont  de  bateauls  qu'ils  avoient 
«  fait,  et  en  passant  pardessus  ledit  pont  cheurent  en  la  rivière  les 
«  plusieurs  d'eulx  et  se  noyèrent,  et  sy  en  y  ot  plusieurs  d'eux  ars  et 
«  bruslés  en  leurs  logis,  èsquels  ils  avoient  bouté  le  feu,  afin  qu'ils  jio 
«  faussent  pris  par  mes  gens  ;  à  laquelle  bataille  mondit  nepveu  fut 
«  fait  chevallier  et  plusieurs  de  sa  compaignie,  et  pour  ce  que,  tant 
'■■  pour  la  grande  fumière  du  feu  des  logis  desdits  de  Gand,  que  le  vent 
"  lors  contraire  amenoit  droit  au  visage  de  mes  gens,  comme  aussi 
«  pour  ce  que  ceulx  qui  passèrent  ledit  pont  tantost  que  passés  y  fu- 
«  rent,  le  rompirent,  mondit  nepveu  et  ses  gens  ne  purent  suir  et 
«  chasser  prestement  iceulx  qui  s'enfuioient,  et  entrèrent  iceluy  mon 
.<  nepveu  et  ses  gens  en  madite  ville  d'Audenarde  ;  et  ce  veans,  les  au- 
«  très  de  Gand,  qui  tenoient  le  siège  devant  madite  ville,  du  côté  deçà 
«  la  rivière,  au  lez  de  mon  pays  de  Haynnau,  désemparèrent  leur 
«  siège  et  s'enfuirent  vers  madite  ville  de  Gand,  en  délaissant  et  ha- 
«  bandonnant  leurs  bagaige  et  artillerie,  après  lesquels  chassèrent  et 
«  coururent  aucuns  des  gens  de  mondit  nepveu,  et  en  icelle  chasse 
«  ruèrent  sus  plusieurs  desdits  Gantois  ;  lesquelles  nouvelles  vindrent 
«  bien  tard  à  ma  congnoissance,  qui  estoie  lors  en  ceste  ma  ville  de 
«  Grantmont,  parce  que  les  messaiges  envoies  devers  moi  pour  ceste 
«  cause  ne  furent  pas  assez  diligens,  et  toutesvoies  tantost  que  je  le 
<■  sceus,  je  montay  à  cheval  et  feis  monter  toutes  mes  gens,  et  envoyay 
«  devant  lesdits  messire  Jehan  de  Croy,  et  après,  beau  cousin  de  Saint- 
«  Pol  et  moy  et  beau  fils  de  CharoUoys ,  tirasmes  tous  celle  part, 
«  afin  d'estre  au-devant  d'eulx  et  leur  copper  le  chemin  et  empeschier 
■<  l'entrée  en  ma  dite  ville  de  Gand,  et  combien  que  les  aucuns  d'eulx 
«  fussent  desjà  passés  oultre  et  entrés  en  la  ville,  encores  estoient  de- 


DE  ClIASTELLAIX.  241 

d'Estampes,  lequel  tantost  fit  mander  tous  les  grands  sei- 
gneurs et  capitaines  de  sa  compagnie  pour  ouïr  le  rapport 
de  messire  Jacques  et  de  ceux  qui  avec  lui  estoient  allés. 
En  ce  mesme  jour,  le  comte  d'Estampes  eut  lettres  du 
duc  de  Bourgongne,  par  lesquelles  il  lui  mandoit  que  tan- 
tost et  incontinent  ses  dites  lettres  vues,  il  s'en  allast  atout 
son  armée  devers  lui  en  la  ville  de  Grantmont,  où  il  estoit 
logé,  et  qu'il  n'approcliast  point  de  plus  près  l'ost  des  Gan- 
tois ;  et  la  cause  estoit  pour  ce  qu'on  avoit  rapporté  à  mon 
dit  seigneur  de  Bourgongne,  que  les  dits  Gantois  estoient 
bien  trente  mille  combattans  au  siège  devant  Audenarde  ; 
pour  quoi,  il  ne  vouloit  point  que  le  comte  d'Estampes  al- 


mourés  derrières,  bien  près  de  Gand,  environ  ii  mille,  ajans  avec- 
ques  eulx  les  principales  bannières  de  la  ville,  lesquels  ledit  messire 
Jehan  de  Croy,  qui  chevauclioit  devant  atout  vi  mille  combattans 
seulement,  fist  arester  et  prendre  place  pour  combattre  et  eulx  def- 
fendre,  ce  que  ledit  messire  Jehan  de  Croy  me  fist  sçavoir,  et  tantost 
me  hastay  et  les  gens  estans  avecques  moy,  et  trouvay,  quant  je  y 
fus  arrivé,  lesdits  de  Gand  estre  rompus  et  les  plusieurs  d'eulx  mors 
en  la  place,  et  les  autres  en  fuite,  les  uns  vers  la  rivière  de  l'Escault, 
qui  estoit  prouchaine  lez  du  lieu,  et  s'y  boutèrent  et  no^'èrent  les 
plusieurs,  et  les  autres  contre  la  ville,  desquels  en  eschappa  très- 
peu,  et  y  furent  leurs  susdites  principales  bannières  gaingnées,  et, 
par  ce  moyen,  madite  ville  d'Audenarde  et  mes  bons  subjects  qui 
estoient  et  sont  en  icelle  ont  esté  délivrés  de  la  tirannie  desdits  de 
Gand,  grâces  à  Dieu,  mon  créateur.  Lesquelles  choses,  mon  très- 
redoubté  seigneur,  vous  escripvons  et  signiffions  voulontiers,  pourco 
que  je  sçay  certainement  que  de  votre  grâce  les  aurez  à  plaisir  et 
qu'elles  vous  seront  aggréables  ;  vous  suppliant  humblement  qu'il 
vous  plaise  toujours  moy  mander  et  rescripre  vos  bons  plaisirs,  pour 
iceulx  accomplir  à  mon  povoir,  comme  raison  est  et  tenu  y  suys,  à 
laide  de  Notre-Seigneur,  auquel  je  prie  qu'il  vous  doint  bonne  vie  et 
longue,  et  accomplissement  de  vos  nobles  et  haulx  désirs. 
"  Escript  en  ma  ville  de  Grantmont,  le  xviii«  jour  d'avril. 

■<    Votre  très-humble  et  très-obéissant, 

«  PHILIPPE, 

«  Dite  de  Bourgoingne  et  de  BrabanL  » 


24-2  CHRONIQUE 

last  combattre  iceax  Gantois  à  si  petit  nombre  de  gens  qu'il 
avoit  :  car  il  u'avoit  que  deux  à  trois  mille  combattans, 
qui  estoit  un  bien  petit  nombre  pour  combattre  une  si 
grant  puissance  qu'on  disoit  qu'ils  estoient.  Lors  le  comte 
d'Estampes,  qui  avoit  assemblé  tous  ses  capitaines,  mit  la 
chose  en  conseil,  et  là  j  eut  de  grands  débats,  avant  ce 
que  la  chose  fust  conclue  du  tout  de  ce  qu'on  devoit  faire  : 
car  les  aucuns  estoient  d'opinion  et  disoient  que  le  comte 
d'Estampes  devoit  faire  ce  que  le  duc  de  Bourgongne  lui 
commandoit  ;  les  autres  disoient  que  ce  seroit  grant  honte 
d'estre  si  près  des  Gantois  sans  les  aller  voir,  en  disant  : 
«  Nous  sommes  de  cheval, et  lesdits  Gantois  sont  de  pied  ; 
«  ils  ne  nous  peuvent  grever,  et  nous  leur  pouvons  bien 
«  porter  dommage  Et  que  diront  ou  pourront  dire  ceux 
«  d'Audenarde,  quand  ils  orront  dire  que  nous  aurons  été 
«  si  près  d'eux  sans  autrement  nous  montrer?  Et  d'autre 
«  part  nous  leur  pourrions  livrer  escarmouches  par  si 
«  bonne  manière,  quemessire  Jacques  deLalaing,  qui  ci 
«  est,  entrera  dedans  la  dite  ville  pour  réconforter  et  res- 
«  jouir  son  bon  oncle  messire  Simon  de  Lalaing  et  tous 
«  ceux  de  la  ville.  Et  si  ainsi  le  faisons,  au  plaisir  de  Dieu, 
«  messire  Jacques  de  Lalaing  entrera  dedans,  ou  il  y 
«  mourra  en  la  peine  :  car  pour  cette  cause  est-il  ici  venu.  » 
Après  toutes  ces  choses  bien  débattues ,  fut  conclu  par  le 
comte  d'Estampes  que  le  lendemain  il  iroit  voir  le  siège 
d'iceux  Gantois,  et  qu'il  verroit  leur  manière  de  faire  de 
plus  près  ;  et  quand  il  ne  pourroit  autre  chose  faire  sur  les 
Gantois  que  de  bouter  messire  Jacques  de  Lalaing  dedans 
la  ville,  ce  seroit  une  moult  bonne  œuvre.  Cette  conclusion 
prist  le  comte  d'Estampes  par  l'avis  et  conseil  des  grands 
seigneurs  et  capitaines  estans  lors  avec  lui  et  en  sa  compa- 
gnie ;  et  en  cette  nuit  le  comte  d'Estampes  fist  ses  ordon- 


DE  CHASTELLAIN.  245 

nances  d'a\^aiit-coiireurs,  d'avant-garde,  de  bataille,  d'av- 
rière-garde  et  de  toutes  autres  choses  à  ce  appartenans. 
Et  sy  fut  ordonné  que  deux  hommes  qui  bien  savoient  lo 
pays  et  le  langage,  et  qui  Lien  savoient  noer  ',  iroient  la 
nuit  essayer  pour  entrer  dedans  la  ville  d'Audenarde  pour 
dire  et  annoncer  à  messire  Simon  de  Lalaing  la  venue  du 
comte  d'Estampes.  Et  ainsi  en  fut  fait  comme  il  estoit 
conclu;  et  en  fut  l'un,  un  nommé  Jonesse,  serviteur  à 
monseigneur  de  Haubourdin  et  auparavant  serviteur  de 
monseigneur  de  Roubais.  Et  entrèrent  les  deux  hommes, 
ainsi  comme  il  estoit  conclu,  dedans  la  ville  d'Audenarde 
tout  par  eau  et  à  nos,  et  dirent  à  messire  Simon  la  venue  du 
comte  d'Estampes,  dont  il  fut  moult  resj oui,  et  toute  la  nuit 
fist  démurer  les  portes  de  la  dite  ville  pour  saillir  sur  les 
Gantois  à  la  venue  du  comte  d'Estampes.  Le  lendemain 
matin,  qui  fut  le  vingt-quatrième  jour  du  mois  d'avril,  le 
bon  comte  d'Estampes  se  délogea  de  son  logis;  sy  chevau- 
cha en  belle  ordonnance  droit  au  siège  des  Gantois,  et  estoit 
chef  de  l'avant-garde  messire  Antoine,  bastard  de  Bour- 
gongne,  et  estoient  avec  lui  le  seigneur  de  Saveuses,  Phi- 
lippe de  Hornes  ,  messire  Jacques  de  Lalaing  et  autres 
grands  seigneurs. 

Les  Gantois,  estant  avertis  de  la  venue  du  comte  d'Es- 
tampes, se  mirent  en  armes,  et  firent  garder  les  entrées  et 
passages  de  leur  siège.  Ils  ordonnèrent  six  cents  combat- 
tans  pour  garder  un  pont  séant  à  un  quart  de  lieue  près 
de  leur  logis,  sur  une  petite  rivière,  le  droit  chemin  que 
devoit  venir  le  comte  d'Estampes;  et  toutes  autres  choses 
préparèrent  pour  la  défense  de  leurs  corps  et  logis.  Tant 
chevauchèrent  Picards,  qu'ils  se  trouvèrent  près  du  pas- 

'  Noer,  nager.  Plus  bas  :  h  vos.  h  \n  nag«. 


'lU  CIIIIONIOLIE 

sage  que  les  six  cents  Gantois  gardoient,  lesquels  (est-à- 
savoir  une  partie  d'eux)  s'estoient  mis  outre  le  passage, 
et  tenoient  ordonnance,  et  sembloit  qu'ils  fussent  à  pleins 
champs.  Lors  fut  advisé  que  le  seigneur  de  Saveuses  iroit 
voir  leur  ordonnance,  lequel  ainsi  le  fit,  et  les  approcha 
d'assez  près,  et  vit  qu'une  partie  d'eux  a  voient  passé  icelle 
rivière  du  côté  des  Picards,  et  lui  sembla  qu'ils  estoient 
aux  pleins  champs.  Alors  le  seigneur  de  Saveuses  dit  à 
messire  Jacques  de  Lalainget  à  ceux  qui  avec  lui  estoient, 
lesquels  s'estoient  tirés  hors  de  l'avant-garde ,  ainsi  qu'il 
leur  estoit  ordonné,  atout  vingt-cinq  lances  de  nobles  et 
vaillans  hommes  :  «  Veez  là  les  Gantois  deçà  la  rivière  aux 
«  pleins  champs.  » 

Quand  messire  Jacques  de  Lalaing  et  ceux  qui  avec  lui 
estoient  ordonnés,  ouïrent  dire  le  mot  au  seigneur  de  Sa- 
veuses, sans  plus  délayer  férirent  chevaux  des  espérons, 
et  de  grand  courage  et  vaillance  allèrent  tout  droit  aux 
Gantois,  cuidans  férir  dedans  iceux  ;  mais  ils  trouvèrent 
un  grand  et  merveilleux  ravin  entre  eux  et  les  Gantois, 
par  quoi  ils  ne  purent  passer.  Et  messire  Jacques  de  La- 
laing, fort  désirant  à  aborder  sur  eux,  lui  huitième  de 
lances,  alla  tout  au  long  du  ravin,  et  au  bout  d'icelui 
trouva  un  petit  passage  par  lequel  il  passa  lui  huitième 
tant  seulement,  comme  dit  est,  et  sy  frappa  dedans  les 
Gantois  ;  desquels  huit  estoient  Philippe  de  Hornes ,  le 
seigneur  de  Crèvecœur,  le  seigneur  du  Bois,  Ernoult  de 
Hérines ,  Jean  d'Athies ,  et  les  deux  autres  estoient 
deux  gentilshommes  de  l'hostel  d'icelui  messire  Jacques. 
Quand  iceux  huit  vaillans  hommes  se  trouvèrent  dedans, 
ils  firent  tant  de  vaillances  et  d'aussi  belles  apertises  d'ar- 
mes que  corps  d'hommes  pou  voient  faire. 

Qui  eust  vu  messire  Jacques  de  Lalaing  se  férir  dedans 


DE  CIIASTELLAIN.  245 

et  les  éparpiller,  il  sembloit  à  le  voir  que  ce  fust  un  fou- 
dre. Il  les  abattoit  et  détranchoit,  qu'il  n'y  avoit  celui  qui 
ne  lui  fist  voie;  et  à  dire  la  vérité,  iceux  huit  vaillans 
hommes  j  firent  tant  d'armes ,  qu'à  le  dire  tout  au  long 
seroit  chose  non  croyable.  Et  aussi  pareillement  Gantois 
les  recevoient  et  frappoient  sur  eux  moult  fièrement  ;  et  là 
en  y  eut  un  des  huit  qui  fut  tué  par  la  selle  de  son  cheval 
qui  se  tourna,  et  se  nommoit  Jean  d'Athies  ;  dont  ce  fut 
grand  dommage,  car  il  estoit  vaillant  homme.  Et  le  sei- 
gneur deCrèvecœur,  qui  ce  jour  fut  moult  vaillant  homme, 
y  fut  navré  et  en  danger  de  mort,  si  ce  n'eust  été  le  harde- 
ment  et  grant  vaillance  de  messire  Jacques  de  Lalaing  et 
la  conduite  de  ceux  qui  avec  lui  estoient,  et  aussi  par 
le  secours  que  leur  fit  le  seigneur  de  Saveuses,  qui  de 
près  les  suivoit  ;  lequel  secours  fit  mettre  à  déconfiture  les 
six  cents  Gantois  qui  de  par  leurs  gens  estoient  commis  à 
garder  le  passage,  et  peu  en  échappa  qu'ils  ne  fussent 
tous  morts. 

Le  comte  d'Estampes,  désirant  aborder  à  ses  ennemis,  le 
suivoit  et  venoit  après  chevauchant  en  moult  belle  ordon- 
nance ;  et  quand  il  vit  iceux  Gantois  ses  ennemis ,  il  fit 
venir  devers  lui  messire  Jehan  bastard  de  Saint-Pol,  et  lui 
requit  l'ordre  de  chevalerie,  et  là  fut  fait  chevalier  par  la 
main  du  bastard  de  Saint-Pol.  Et  ce  fait,  plusieurs  no- 
bles hommes  vinrent  devers  le  comte  d'Estampes,  et  lui 
requirent  l'ordre  de  chevalerie,  et  ce  jour  en  y  eut  plu- 
sieurs faits  par  la  main  d'icelui  comte,  et  aussi  en  y  eut 
d'autres  faits  par  les  mains  d'autres  grands  seigneurs  qui 
là  estoient,  dont  en  brief  me  passe  de  les  nommer,  désirant 
de  poursuivre  cette  matière,  laquelle  à  mon  pouvoir  je  dé- 
sire achever. 


16 


2-56  CHRONIQUE 


CHAPITRE  V. 


Comment  le  siège  d'Audenarde  fut  levé  par  le  comte  d'Estampes,  et  des 
belles  apertises  d'armes  que  y  fit  messire  Jacques  de  Lalaing'. 


Or,  nous  convient  parler  de  ce  vaillant  chevalier  mes- 
sire Simon  de  Lalaing  qui  estoit  assiégé  en  la  ville  d'Au- 
denarde par  les  Gantois,  lequel  toute  la  nuit,  comme  vous 
avez  ouï,  avoit  fait  démurer  la  porte  de  la  ville,  pour 
saillir  sur  les  Gantois,  lui  et  tous  ses  gens,  ensemble  ceux 
de  la  ville,  qui  tous  estoient  armés,  en  grand  désir  d'a- 
voir secours,  ainsi  comme  toutes  gens  assiégés  ont  et 
doivent  avoir.  Et  promptement  qu'ils  virent  les  gens  du 
comte  approcher,  ils  ouvrirent  leurs  portes  et  commen- 
cèrent à  saillir  dehors,  et  Gantois  de  crier  alarme.  Les 
gens  du  comte  d'Estampes  estoient  jà  fort  approchés  du 
siège  ;  mais  le  seigneur  de  Saveuses  et  messire  Jacques 
de  Lalaing,  comme  celui  qui  de  tout  son  cœur  désiroit  à 
voir  son  bon  oncle  messire  Simon  de  Lalaing,  estoient 
tout  devant,  et  avec  eux  environ  cent  combattans,  qui 
moult  vivement  se  férirent  sur  les  Gantois,  en  les  occiant 
et  abattant  devant  eux  ;  et  d'autre  part  de  ceux  de  la 
ville,  se  encommença  le  cri  moult  grant  et  l'occision  mer- 
veilleuse et  horrible  sur  Gantois.  On  n'y  veoit  que  gens 
occire  et  détrancher;  mais  les  Gantois  se  mirent  tantost 
en  fuite  et  à  déconfiture,  et  abandonnèrent  leurs  logis, 
toute  leur  artillerie  grosse  et  menue,  vivres  et  bagages  ; 
sy  ne  contendirent  à  rien  sauver  que  leurs  corps,  et  tous 
fuyoient  à  un  pont  qu'ils  avoient  fait  sur  la  rivière  de 
l'Escaut  ;  et  les  aucuns  sailloient  en  bateaux  en  si  grand 
nombre  que  tout  ail  oit  au  fond  de  l'eau.  Iceux  Gantois 


DE  CIIASTELLAIN.  247 

estoient  logés  dedans  et  au  près  d'une  église  où  il  y  en 
mourut  grand  nombre;  car,  en  vérité,  avant  que  la  puis- 
sance du  comte  d'Estampes  abordast  jusques  à  eux,  moins 
de  cent  hommes  les  mirent  à  déconfiture,  par  la  vaillance, 
prouesse  et  conduite  de  messire  Jacques  de  Lalaing  et  de 
ceux  qui  avec  lui  estoient,  et  qui  tant  firent  par  force 
d'armes  qu'ils  mirent  les  Gantois  à  déconfiture  ;  et  fut  le 
siège  d'iceux  Gantois  de  ce  costé  tout  déconfit  et  mis  en 
fuite,  les  uns  morts,  les  autres  noyés,  et  ceux  qui  purent 
échapper  allèrent  à  l'autre  costé  de  la  ville  où  ils  tenoient 
un  siège,  et  là  où  ils  estoient  le  plus  grand  nombre.  Là  se 
montrèrent  vaillans  et  hardis  messire  Simon  de  Lalaing 
et  ceux  de  la  ville  d'Audenarde  ;  car  ils  gagnèrent  la  plus 
part  de  l'artillerie  d'iceux  Gantois. 

Le  comte  d'Estampes,  qui  toujours  se  tenoit  en  bonne 
et  grande  ordonnance,  approcha  l'ost  des  Gantois;  mais, 
comme  dessus  est  dit,  ils  ne  l'attendirent  pas,  ains  s'en- 
fuirent. Quand  le  comte  d'Estampes  vit  la  déconfiture  et 
que  tous  les  Gantois  du  siège  de  deçà  estoient  morts,  ou 
noyés,  ou  passé  la  rivière  de  l'Escaut  en  fuite,  il  entra 
dedans  la  ville  d'Audenarde,  où  par  les  habitants  fut  reçu 
à  très-grant  joie,  car  bien  y  estoient  tenus.  Sy  lui  fut 
conseillé  qu'il  se  logeast  dedans  la  ville,  en  lui  disant  que 
les  Gantois  qui  estoient  à  l'autre  costé,  estoient  merveil- 
leusement grand  nombre,  et  en  fort  logis  et  bien  garnis 
d'artillerie,  et  qu'en  celui  logis  estoit  tout  l'orgueil  des 
Gantois,  et  que  là  estoient  les  hoefmans  et  ceux  de  la  loi 
de  Gand;  et  que  bon  seroit  de  faire  savoir  au  duc  de  Bour- 
gongne  les  nouvelles  et  en  quel  état  les  choses  estoient, 
afin  que  sur  ce  il  en  ordonnast  à  son  bon  plaisir;  et  ainsi 
le  conclut  de  faire  le  comte  d'Estampes,  comme  il  lui  fut 
conseillé.  Mais,  comme  j'ai  ouï  dire  depuis,  si  le  comte 


2i8  cimoNiguE 

d'Estampes  et  sa  compagnie,  après  que  le  premier  siège 
fut  déconfît  et  qu'il  eut  passé  la  rivière,  fust  allé  combat- 
tre le  siège  qui  estoit  de  l'autre  costé,  la  guerre  d'iceux 
Gantois  eust  pris  fin,  car  jamais  ne  l'eussent  osé  attendre; 
mais  la  cliose  ne  fut  pas  ainsi  conduite.  Lors  le  comte 
d'Estampes  fit  loger  toutes  ses  gens  dedans  la  ville  d'Au- 
denarde. 

Or  advint,  ainsi  comme  ils  se  vouloient  repaistre,  [que] 
lui  vinrent  nouvelles  que  les  Gantois  avoient  levé  leur 
autre  siège,  jà  grand  temps  avoit,  et  s'en  alloient  en  belle 
ordonnance  atout  leur  artillerie,  canons  et  autres  bagues. 
Pour  quoi  le  comte  d'Estampes,  par  son  poursuivant  d'ar- 
mes nommé  Dourdan,  le  fit  savoir  au  duc  de  Bourgongne, 
qui  pour  lors  estoit  en  la  ville  de  Grantmont.  Ces 
nouvelles  ouïes  par  le  duc  de  Bourgongne,  il  fit  sonner  ses 
trompettes,  en  commandant  que  cliacun  montast  à  cheval, 
en  intention  de  poursuivre  les  Gantois.  Or  advint  que  les 
nouvelles  vinrent  au  comte  d'Estampes  que  les  Gantois 
s'en  alloient.  Plusieurs  vaillans  nobles  hommes  mon- 
tèrent à  cheval ,  et  issirent  hors  de  la  ville  d'Aude- 
narde  pour  poursuivre  et  aller  après  iceux  Gantois,  et 
furent  les  premiers  montans  à  cheval  messire  Jacques 
de  Lalaing  et  ses  gens;  en  après,  le  seigneur  de  Mo- 
reuil,  le  seigneur  de  Rochefort,  le  seigneur  de  Lannoy, 
Robert  de  Miraumont  et  grand  nombre  de  gentils  et  no- 
bles hommes,  lesquels  suivirent  iceux  Gantois,  et  par  la 
vaillance  de  messire  Jacques  de  Lalaing  et  de  ceux  qui 
avec  lui  estoient,  leur  firent  perdre  tout  leur  charroy  ;  et 
à  chacun  destroit  passage  frappoient  dedans;  et  là  firent 
perdre  à  maints  Gantois  la  vie.  Cette  chasse  durant,  Al- 
lard  de  Rabodenghes  et  Guyot  de  Bettun,  accompagnés 
de  vingt  combattans,   s'estoient  partis  du  logis  du  duc 


DE  CHASTELLAIN.  249 

de  Bourgongne,  et  chevauclioient  en  pays,  quérans  leur 
aventure  ;  ils  ouïrent  le  bruit  et  virent  l'allée  des  dits 
Gantois  ;  sy  chevauchèrent  après.  Sy  trouvèrent  messire 
Jacques  de  Lalaing,  ce  vaillant  chevalier,  qui  estoit  au 
jdIus  près  des  Gantois;  sy  se  mirent  avec  lui,  et  à  une 
reposée  que  firent  lesdits  Gantois,  où  ils  tinrent  ordon- 
nance à  bannière  déployée,  celui  Allart  de  Rabodenghes 
et  ledit  de  Bettun  requirent  à  messire  Jacques  de  Lalaing 
qu'il  leur  donnast  l'ordre  de  chevalerie,  laquelle  chose  il 
fist,  et  depuis  se  gouvernèrent  moult  vaillamment  et 
chassèrent  lesdits  Gantois  jusques  à  environ  lieue  et  demie 
de  la  ville  de  Gand,  et  tant  que  leurs  chevaux  furent  re- 
créans,  et  plusieurs  fois  se  mirent  en  grande  aventure, 
vu  le  petit  nombre  qu'ils  estoient;  car  en  tout  ils  n'estoient 
pas  cent  combattans. 

CHAPITRE  VI. 

Comment  le  duc  de  Bourgougne  se  partit  de  Grantmont  en  très-grant 
haste,  pour  aller  après  les  Gantois,  lesquels  s'estoient  levés  de  leur 
siège  pour  retourner  à  Gand  à  seureté. 

Or,  pour  retourner  à  parler  du  duc  de  Bourgongne, 
quand  il  fut  averti  du  partement  des  Gantois,  comme  dit 
est  ci-dessus,  lui  et  ses  gens  montèrent  à  cheval,  et  se 
hastèrent  fort  à  chevaucher,  mais  impossible  luy  fut  de 
les  pouvoir  ratteindre,  mais  toutesfois  en  très-grant  haste 
autant  que  chevaux  pouvoient  courre,  sieuvirent  les  Gan- 
tois, lesquels  ils  ne  purent  ratteindre  que  premièrement  ne 
fussent  auprès  de  la  ville  de  Gand.  Messire  Jehan  de  Croy 
qui  très-désirant  estoit  de  les  ratteindre,  chevaucha  tant, 
lui  et  sa  compagnie,  qu'il  en  trouva  un  très-grant  nombre, 
lesquels  se  reposoient  cuidaus  estre  hors  de  tous  dangers, 


250  CHRONIQUE 

et  estoitjà  la  grosse  puissance  rentrée  dedans  ladite  ville 
de  Gand.  Et  quand  iceux  Gantois  qui  se  reposoient,  virent 
venir  messire  Jehan  de  Croy,  ils  se  mirent  en  bataille  en 
une  belle  place  assez  près  d'un  moulin  à  vent,  et  avoient 
une  bannière  et  deux  pennons  ;  et  quand  messire  Jean  de 
Croy  vit  leur  ordonnance,  il  envoya  devers  le  duc  de 
Bourgongne  lui  dire  les  nouvelles  de  ses  ennemis ,  afin 
qu'il  se  hastast. 

Alors  le  duc  de  Bourgoiigne,  moult  joyeux  de  ces  nou- 
velles, férit  le  cheval  des  espérons,  et  tant  comme  chevaux 
purent  aller,  se  tira  devers  ses  ennemis  ;  mais  quand  ils 
virent  la  grand'puissance  qui  s'approchoit  d'eux,  ils  se 
mirent  en  fuite  et  en  déconfiture,  et  s'enfuirent  en  bois  et 
marais  et  à  la  rivière.  Leur  bannière  et  pennons  furent 
pris,  et  y  furent  morts  et  noyés  bien  de  cent  à  six-vingts 
de  ceux  qui  s'estoient  mis  en  bataille,  dont  le  duc.  fut 
moult  courroucé  de  ce  qu'ils  s'estoient  si  tost  mis  en  fuite, 
pour  ce  qu'en  sa  compagnie  y  avoit  plusieurs  jeunes 
écuyers  qui  fort  désiroient  avoir  l'ordre  de  chevalerie, 
ayans  doute  d'y  faillir  ;  mais  depuis  ils  trouvèrent  bien 
lieu  et  place  de  l'estre.  Après  cette  déconfiture  et  chasse, 
le  duc  de  Bourgongne  se  vint  celle  nuit  retraire  et  loger 
dedans  la  ville  de  Gavres,  où  ceux  du  chastel  lui  firent 
bonne  guerre',  et  le  lendemain  au  matin  se  délogea  et 
vint  loger  dedans  la  ville  de  Grantmont  ;  et  pour  parler 
et  savoir  vérité  des  morts  et  noyés  qui  furent  au  lever  du 
siège  d'Audenarde,  la  vérité  n'en  fut  point  sue,  fors  ce 
qu'on  disoit,  que  des  villages,  que  de  la  ville  de  Gand,  ils 
perdirent  bien  deux  mille  hommes  ;  et  qui  bien  s'y  fust 
conduit,  tout  y  fust  demeuré,  et  la  guerre  faillie,  qui  de- 

•  On  lit  dans  le  ms.  1G881  :  Bonne  chière.  C'est  une  faute  de  copiste. 


DE  CHASTELLAIN.  .         251 

puis  cousta  la  vie  de  maints  vaillans  hommes.  Depuis  ces 
choses  advenues,  furent  faites  maintes  courses  devant 
Gand  et  autre  part,  dont  je  me  passe  en  bref;  mais  je 
veux  procéder  et  parler  des  lieux  et  courses  où  se  trouva 
ce  vaillant  chevalier  messire  Jacques  de  Lalaing,  duquel 
je  veux  parler  jusques  à  sa  fin,  laquelle  fort  commençoit 
à  approcher,  qui  fut  pitié  et  dommage,  comme  ci-après 
pourrez  assez  ouïr. 

CHAPITRE  VII. 

Comment  le  seigneur  de  Lannoy,  le  seigneur  de  Humières  et  messire 
Jacques  de  Lalaing  allèrent  courre  devant  Locre  ;  et  du  grand  danger 
et  péril  en  quoi  fut  icelui  messire  Jacques  de  Lalaing,  duquel  il 
échappa  par  sa  grand'  prouesse  ;  et  des  belles  apertises  d'armes  qu'il 
y  fit. 

Or  advint  que  le  dix-huitième  jour  du  mois,  qui  fut  le 
jour  de  l'Ascension,  furent  courre  en  pays  d'ennemis  le 
seigneur  de  Lannoy,  le  seigneur  de  Humières  et  messire 
Jacques  de  Lalaing,  tous  trois  chevaliers  de  l'ordre  de  la 
Toison  d'or;  et  avec  eux  le  seigneur  de  Fretin,  messire 
Jehan,  bastard  de  Renty,  et  Morelet  de  Renty,  lesquels 
avoient  environ  quatre  cents  combattans  en  leur  compa- 
gnie, et  allèrent  en  un  village  de  l'entrée  du  pays  de  Was, 
nommé  Locre',  qui  estoit  gardé  par  moult  grand  nombre 
de  gens  tenans  le  parti  des  Gantois,  lesquels  avoient  fait 
plusieurs  boulevards  et  fortifié  ledit  village  et  avoient  en 
plusieurs  lieux  rompu  le  chemin  et  fossoyé.  Pour  laquelle 
chose,  et  aussi  doutans  le  fort  et  mauvais  pays,  iceux  che- 
valiers dessus  nommés  avoient  mené  avec  eux  dix  manou- 

'  Lokeren. 


252  CHRONIQUE 

vriers  pour  refaire  les  chemins.  Sy  chevauclièrent  tant, 
qu'ils  se  trouvèrent  au  premier  fort  que  les  Gantois  gar- 
doient  ;  mais  iceux  Gantois  ne  tinrent  ni  le  premier,  ni  le 
second,  ni  le  tiers,  ni  quart  boulevard,  et  se  retrairent  à 
celui  village  de  Locre  qui  estoit  fort  fossoyé  et  boulever- 
quié,  comme  dessus  est  dit;  et  sy  y  avoit  une  moult  belle 
église,  là  où  la  plupart  des  Gantois  se  retrairent.  Les  che- 
valiers dessus  nommés  passèrent  et  allèrent  jusques  audit 
village  de  Locre  et  assaillirent  les  boulevards  de  l'entrée 
d'icelui  village,  et  tantost  que  Gantois  virent  qu'on  les 
assailloit,  ils  se  mirent  en  fuite  et  se  retrairent,  les  aucuns 
dedans  l'église  de  la  ville,  et  les  autres  passèrent  un  pont 
où  passoit  une  grosse  rivière  nommée  le  Drome',  venant 
du  paj^s  de  Was;  et  cuidèrent  iceux  Gantois  garder  le 
pont,  lequel  ils  avoient  despècié  et  rompu,  et  dessus  ils 
avoient  mis  une  étroite  planche,  par  où  gens  de  pied  ne 
pouvoient  passer,  fors  à  moult  grand  danger  ;  et  là  avoient 
deux  bateaux,  et  dedans  arbalétriers  pour  garder  ledit 
pont  et  passage  qui  estoit  levé  ;  et  estoit  l'une  des  entrées 
du  pays  de  Was,  lequel  pays  les  Gantois  sur  toutes  riens 
désiroient  et  vouloient  garder,  car  c'estoit  le  pays  dont  ils 
avoient  leurs  vivres,  aide  et  confort  ^;  pour  laquelle  cause 
ils  doutoient  et  craignoient  à  le  perdre.  Mais  quand  mes- 
sire  Jacques  de  Lalaing  et  autres  nobles  hommes  qui  avec 
lui  estoient,  virent  que  les  Gantois  abandonnoient  l'entrée 
d'icelui  village  de  Locre,  ils  passèrent  outre  un  fossé,  où 
il  y  avoit  très-mauvais  passage  et  dangereux  ;  et  suivirent 
iceux  Gantois,  tant  à  pied  comme  à  cheval,  jusques  au- 
près d'icelle  église  où  Gantois  fuyoient  les  aucuns,  et  les 

'  Le  Drome,  la  Durme. 

2  Le  pays  de  Wast  n'avoit  oncques  esté  conquis  et  estoit  le  plus 
liche  pays  que  onpeust  trouver.  (Jacques  Duclercq,  II,  11.) 


DE  CHASTELLAIN.  253 

autres  au  pont;  auquel  pont  commença  une  moult  grant 
escarmouche  d'iceux  Gantois,  qui  estoient  outre  l'eau,  à 
rencontre  des  gens  du  duc  de  Bourgongne,  lesquels  voyans 
Gantois  ainsi  eux  mettre  à  défense,  se  mirent  à  assaillir 
le  pont.  Et  là  fut  le  premier  qui  assaillit  le  pont,  un  écuyer 
de  Bretagne,  lequel  estoit  nommé  Jehan  de  la  Forest.  Et 
pendant  le  temps  qu'on  assailloit  le  pont,  qui  moult  dan- 
gereux estoit,  une  trompette,  qui  avec  eux  estoit,  trouva 
un  gué  sur  la  rivière  de  Drome,  par  où  messire  Jacques 
de  Lalaing  passa,  et  bien  cent  hommes  avec  lui;  et  quand 
Gantois  le  virent  passer,  ils  se  mirent  tous  à  fuite  et  se 
sauvèrent  es  bois  et  es  marais. 

Or,  retournerons  à  parler  de  l'ordonnance  que  les  trois 
chevaliers  dessus  nommés  firent  touchant  la  conduite  des 
gens  de  guerre  durant  ladite  course.  Vrai  est  que  messire 
Jacques  de  Lalaing  et  Morelet  de  Renty  avoient  la  charge 
des  coureurs  pour  aller  devant  et  défendre-  à  pied  si  be- 
soin estoit,  et  messire  Jehan,  le  bastard  de  Eenty,  avoit  la 
charge  des  archers;  le  seigneur  de  Humières  et  le  sei- 
gneur de  Lannoy  avoient  la  charge  de  la  bataille.  Et  pour 
revenir  à  parler  du  village  de  Locre,  quand  messire  Jac- 
ques de  Lalaing  et  Morelet  de  Renty  eurent  passé  l'entrée 
dudit  village  après  les  Gantois  qui  s'enfuyoient,  comme 
dessus  est  dit,  et  chassé  les  uns  droit  à  l'église  et  les  au- 
tres au  pont,  messire  Jehan  de  Renty  passa  atout  un  nom- 
bre d'archers  de  sa  conduite,  et  alla  tout  droit  à  une  rue 
croisée,  dont  l'un  des  chemins  alloit  tout  droit  à  ladite 
église,  et  l'un  des  autres  chemins  à  ladite  rivière,  et  là 
se  tint  une  espace  de  temps,  auquel  lieu  il  estoit  bien  séant 
pour  la  venue  d'iceux  Gantois,  lesquels  estoient  bien  de 
trois  à  quatre  cents  retraits  en  celle  église;  et  quant  au 
seigneur  de  Humières  et  au  seigneur  de  Lannoy,  ils  ne 


254  CHRONIQUE 

passèrent  point  le  mauvais  passage  et  demeurèrent  les  en- 
seig-nes  à  la  bataille  avec  eux.  Doncques,  pour  revenir  à 
parler  de  messire  Jacques  de  Lalaing-,  après  ce  qu'il  eust 
passé  ladite  rivière  et  chassé  les  Gantois,  qui  s'enfuyoient 
autant  comme  ils  pouvoient  courre  dans  les  bois,  et  Pi- 
cards après,  qui  les  mettoient  à  mort  autant  comme  ils  en 
pouvoient  acconsuivir,  il  repassa  la  rivière  et  rentra  de- 
dans ledit  village  de  Locre,  où  il  trouva  messire  Jehan, 
bastard  de  Rentj,  à  ladite  croisée  du  chemin,  qui  tout 
droit  alloit  à  ladite  église,  et  lui  commença  à  conter  d'icelle 
rivière,  et  comme  ils  y  avoient  trouvé  un  gué.  Et  ainsi, 
comme  ils  se  devisoient  ensemble,  le  seigneur  de  Fretin 
arriva  devers  eux  et  leur  dit  que  le  seigneur  de  Humières 
et  le  seigneur  de  Lannoy  l'en voy oient  devers  eux,  en  di- 
sant qu'on  se  pouvoit  bien  retraire  et  qu'on  y  pouvoit  plus 
perdre  que  gagner.  Lors  messire  Jacques  de  Lalaing  res- 
pondit  que  les  Gantois  estoient  de  trois  à  quatre  cents  dans 
l'église,  et  qu'il  le  dist  aux  seigneurs  de  Lannoy  et  de 
Humières,  et  s'ils  vouloient  qu'on  les  assaillist,  qu'ils 
passassent  atout  la  bataille,  et  s'ils  se  vouloient  retraire 
sans  autre  chose  faire,  qu'ils  le  mandassent;  et  puis  dit  à 
messire  Jehan,  bastard  de  Renty  :  «  Demeurez-ci  et  gardez 
«  la  saillie  d'icelle  église,  et  je  m'en  vais  requerre  nos 
«  gens  qui  sont  encore  par  delà  l'eau,  pour  les  faire  ci 
«  venir,  afin  d'aider  à  exécuter  ce  qui  sera  conclu,  soit 
«  d'assaillir  ladite  église  ou  de  retourner.  » 

Lors  messire  Jacques  de  Lalaing,  désirant  de  mettre 
à  fin  cette  emprise,  tost  et  hastivement  s'en  alla  vers  la 
rivière,  et  n'estoit  que  lui  huitième  de  ses  gens,  et  passa 
et  repassa  la  rivière,  et  ce  fait  s'en  retourna  tout  belle- 
ment au  lieu  oii  il  avoit  laissé  messire  Jehan,  bastard  de 
Renty  ;  et  estoit  messire  Jacques  de  Lalaing  monté  sur 


DE  ClIASTELLALN.  255 

un  petit  clieval  sans  avoir  les  pieds  à  étriers,  car  il  a  voit 
esté  longtemps  à  pied  ;  et  ainsi  comme  il  estoit  au  bout 
dudit  pont,  en  soi  retraiant,  comme  dit  est,  trouva  que 
le  feu  estoit  de  nouvel  bouté  en  deux  maisons  au  bout 
d'icelui  pont  et  dedans  un  bateau,  et  ne  savoit  qui  ce  avoit 
fait  ;  et  n' avoit  alors  avec  lui  que  sept  hommes,  comme 
dessus  est  dit,  et  les  autres  venoient  après  lui,  et  cuidoient 
de  trouver  messire  Jehan,  le  bastard  de  Renty,  à  la  croisée 
par  où  lesdits  Gantois  pouvoient  saillir  d'icelle  église; 
mais  il  s'en  estoit  parti  et  allé  devers  les  deux  seigneurs, 
c'est  h  savoir  de  Humières  et  de  Lannoy,  pour  savoir 
quelle  conclusion  ils  prendroient  et  quelle  chose  ils  vou- 
droient  faire.  Sy  le  suivirent  ses  gens,  et  pour  ce  qu'il  y 
avoit  un  très-mauvais  passage  à  repasser,  pour  convoitise 
d'estre  devant  pour  gagner  ledit  passage,  ils  se  mirent 
tous  en  desroi,  et  tant  que  plusieurs  de  leurs  chevaux  de- 
meurèrent enraschiés  '  dedans  ledit  passage,  et  les  laissè- 
rent derrière,  de  haste  qu'ils  avoient  d'eux  enfuir  et  comme 
gens  déconfits,  sans  attendre  l'un  l'autre,  sans  avoir  vu 
nul  homme  qui  les  chassast,  et  sans  voir,  ni  savoir  pour- 
quoi, sinon  que  les  couards  disoient  à  haute  voix  :  «  En 
«  voici  six  mille  qui  nous  viennent  couper  le  chemin,  » 
Et  par  icelles  paroles,  et  mesmement  que  les  chemins 
estoient  si  rompus  et  fossoyés,  et  aussi  si  embuschiés  d'ar- 
bres et  de  grosses  haies,  que  la  bataille  ne  pouvoit  voir 
l'avant-garde,  ni  l'avant-garde  les  coureurs,  ni  les  cou- 
reurs les  avant-coureurs,  pour  quoi  les  plusieurs  furent  si 
épouvantés  que  les  vaillans  ne  les  pouvoient  rassurer ,  et 
par  celle  pauvre  ordonnance,  et  parce  que  messire  Jehan, 
bastard  de  Renty,  ne  demeura  tout  de  pied  coi  à  ladite 

'  Enraschiés  ou  enraq_înés,  embourbés. 


-256  OlinONigUE 

croisée,  ce  gentil  chevalier  messire  Jacques  de  Lalaing  et 
ses  gens  furent  en  grand  péril  d'estre  tous  pris  ou  morts. 
Car  si  celui  messire  Jelianle  bastard  eust  envoyé  l'un  de  ses 
gens  devers  les  deux  chevaliers,  la  chose  ne  fust  pas  ainsi 
allée  ;  car  communément  on  dit  que  brebis  sans  pasteur, 
c'est  peu  de  chose.  Or  est  ainsi  que  dudit  effroi  messire 
Jacques  de  Lalaing,  le  bon  chevalier,  n'en  savoit  rien  ; 
mais  s'en  venoit  de  ladite  rivière  tout  le  pas,  avec  lui  sept 
hommes,  comme  dit  est,  et  les  autres  venoient  après,  cui- 
dans  trouver  à  la  croisée  icelui  messire  Jehan,  bastard  de 
Renty,  où  ils  l'avoient  laissé.  Lors  lui  fut  dit  par  un  pour- 
suivant d'armes,  nommé  Talent,  qu'il  fust  sur  sa  garde,  et 
que  ses  ennemis  lui  venoient  couper  le  chemin,  et  que 
déjà  estoient  tous  hors  de  l'église  auprès  du  chemin  croisé, 
et  que  messire  Jehan,  le  bastard  de  Eenty,  estoit  repassé 
outre  le  passage,  lui  et  ses  gens.  Quand  messire  Jacques 
de  Lalaing  ouït  telles  nouvelles,  et  que  il  se  vit  en  ce  dan- 
ger, il  descendit  à  pied,  et  par  grand  courage  et  harde- 
ment,. comme  celui  qui  ne  doutoit  péril  de  mort,  voyant  ses 
ennemis  auprès  de  lui,  admonesta  ses  gens  de  bien  faire.  Sy 
se  férit  lui  et  ses  gens  dedans  ses  ennemis,  et  fit  tant,  par 
force  d'armes  et  par  la  grant  prouesse  qui  estoit  en  lui, 
qu'il  fit  reculer  ses  ennemis,  et  les  occioit  et  abattoit  de- 
vant lui,  et  leur  coupoit  bras  et  jambes;  et  pareillement 
faisoient  ses  gens.  Certes  autour  d'eux  gisoient  des  morts 
et  des  navrés,  tant  que  à  grand'peine  seroit  croyable,  si 
gens  notables  ne  les  eussent  vus,  qui  la  vérité  en  racon- 
tèrent au  duc  de  Bourgongne.  Et  là  fit  messire  Jacques  de 
Lalaing  de  son  corps  tant  de  belles  apertises  d'armes, 
qu'il  fit  reculer  ses  ennemis  qui  s'estoient  mis  devant,  jus- 
ques  à  la  puissance  des  Gantois.  Et  par  ce  moyen  passa 
messire  Philippe  de  Lalaing,  son  frère,  et  autres  nobles 


DE  CHASTELLAIN.  257 

hommes  et  arcliers,  venans  de  ladite  rivière,  et  passèrent 
outre  la  croisée,  que  lesdits  Gantois  cuidoient  gagner  pour 
eux  couper  le  chemin;  mais  à  celle  heure  messire  Jac- 
ques, lui  quatrième,  soutint  le  fais  d'iceux  Gantois,  tant 
que  tous  ses  gens  et  autres  eurent  passé  cette  croisée. 
Et  ainsi  s'en  allèrent  au  passage,  sans  passer  outre,  et  là 
attendirent  ledit  messire  Jacques  ;  lequel ,  quand  il  sut 
qu'il  n'y  avoit  plus  d'hommes  derrière,  se  retrait  en  moult 
grand  danger  juscjues  au  passage,  où  il  trouva  messire 
Philippe  de  Lalaing  son  frère,  Ernoult  de  Hérines,  Jac- 
ques de  Gouy  et  aucuns  autres  ;  et  sy  trouva  outre  ledit 
passage,  le  seigneur  de  Humières,  messire  Pierre  Vasque, 
le  seigneur  de  Fretin,  et  cinq  ou  six  autres  qui  l'atten- 
doient  et  estoient  retournés  pour  savoir  ce  qui  estoit  dudit 
messire  Jacques  de  Lalaing;  car  ceux  qui  s'enfuyoient 
alloient  crians  à  pleine  voix,  que  lui  et  toutes  ses  gens 
estoient  morts. 

Quand  le  seigneur  de  Humières  vit  que  icelui  messire 
Jacques  n'estoit  encore  point  hors  du  grand  danger,  et  que 
Gantois  estoient  saillis  à  puissance  hors  de  l'église,  lesquels 
s'efforçoient  à  leur  pouvoir  de  grever  et  assaillir  messire 
Jacques  de  Lalaing  et  ses  gens,  il  alla  requerre  de  ses 
gens  pour  le  secourir  et  aider.  Sy  rencontra  en  son  che- 
min le  seigneur  de  Lannoy  et  le  seigneur  de  Fretin,  très- 
vaillants  chevaliers,  qui  en  toute  diligence  retournoient 
pour  aider  et  bailler  secours  audit  messire  Jacques  de 
Lalaing,  et  dit  le  seigneur  de  Lannoy  au  seigneur  do 
Humières  :  «  Il  ne  faut  pas  laisser  ce  vaillant  chevalier, 
«  messire  Jacques  de  Lalaing  ;  et  s'en  voise  qui  veut,  car 
«  quant  à  moi,  je  l'attendrai.  »  Et  ainsi  dirent  le  sei- 
gneur de  Humières  et  le  seigneur  de  Fretin,  et  assem- 
bloient  gens  pour  le  secourir  et  attendre,  mais  nuls  no 


258  CHRONIQUE 

vouloieiit  demeurer,  et  s'eu  alloient  la  plus  part  sans  or- 
donnance. Et  là  trouva  l'un  des  gens  messire  Jacques  de 
Lalaing,  qui  portoitson  étendard  et  qui  n'avoit  point  passé 
outre  ledit  passage ,  lequel  très-diligemment  retournoit  à 
son  bon  maistre,  et  depuis  ce  jour  ne  le  laissa  et  se  porta 
très-vaillamment  avec  lui.  Et  pour  revenir  à  parler  de 
messire  Jacques  de  Lalaing,  qui  par  la  vaillance  et  har- 
diesse de  son  corps  avoit  sauvé  ceux  qui  estoient  demeurés 
derrière,  comme  dessus  a  esté  dit,  quand  il  fut  venu  au 
mauvais  passage,  il  dit  à  messire  Philippe  de  Lalaing* son 
frère  :  «  Or  avant ,  mon  frère ,  il  faut  passer ,  voyez  ici 
«  Gantois  qui  nous  suivent  à  grant  puissance.  »  Sy  se 
mit  ledit  messire  Philippe  à  passer,  mais  il  fut  tellement 
enraschié  dedans  la  fange,  qu'on  ne  le  pouvoit  avoir;  et 
il  n'estoit  pas  seul,  car  nul  n'y  pouvoit  passer  qu'en  grand 
danger  de  mort,  pour  la  presse  des  chevaux  qui  là  estoient 
demeurés,  que  leurs  maistres  avoient  abandonnés,  et  s'en 
estoient  fuis.  Et  quand  Gantois  virent  ledit  messire  Jac- 
ques à  si  peu  de  gens,  ils  se  férirent  dedans  lui  et  ses  gens. 
Et  là  eut-il  plus  à  faire  que  devant;  mais  il  fit  tant,  par  la 
grant  prouesse  et  vaillance  qui  estoit  en  lui,  qu'il  sauva 
tout,  excepté  quatre  archers  qui  là  furent  morts  ;  et  sy  y 
demeura  bien  vingt  chevaux,  tant  morts  que  pris. 

A  icelui  passage  falloit  montrer  hardement  et  courage, 
ou  là  mourir  ;  car  toute  la  plus  part  des  gens  de  la  bataille 
et  autres  estoient  jà  bien  éloignés  d'icelui  mauvais  pas- 
sage, exceptés  les  dessus  nommés  sires  de  Humières  et  de 
Lannoy,  messire  Pierre  Vasque  et  le  seigneur  de  Fretin, 
lesquels  très-petit  nombre  de  gens  avoient  avec  eux.  Et 
quant  audit  passage,  il  estoit  si  très-mauvais,  que  peu  de 
gens  et  de  chevaux  y  passèrent  sans  cheoir,  dont  les  plu- 
sieurs estoient  tellement  brouillés,   comme  s'ils  eussent 


DE  CHASTELLAIN.  259 

esté  traînés  tout  au  long  du  pot  à  la  crème ,  et  c'est  l'un 
des  mauvais  passages  en  hiver  qui  soit  en  tout  le  pays  de 
Flandre.  Là  avoit  deux  vaillants  et  nobles  hommes  du  pays 
de  Portugal ,  lesquels  avoient  vu  toute  la  manière  de  la 
besogne,  et  pour  ce  dirent  ainsi  :  «  La  vaillance  et  har- 
«  dément  d'un  seul  chevalier ,  c'est  à  savoir  de  messire 
«  Jacques  de  Lalaing,  a  aujourd'hui  préservé  de  mort 
«  plus  de  trois  cents  hommes,  et  gardé  de  grant  honte 
«  toute  la  compagnie  ci-présente.  »  Et  avec  ce  disoient 
qu'ils  avoient  ouï  dire  qu'icelui  messire  Jacques  de  Lalaing 
avoit  fait  armes  dix-huit  fois  en  champ  clos,  et  à  toutes  les 
dix-huit  fois  s'en  estoit  parti  à  son  honneur,  mais  ce  jour- 
là  lui  estoit  aussi  honorable ,  et  avoit  acquis  à  leur  avis 
autant  d'honneur  qu'il  avoit  fait  en  toute  sa  vie,  et  toute 
fois  sy  estoit-ce  belle  chose  à  si  jeune  chevalier  d'avoir  fait 
dix-huit  fois  armes  en  champ  clos,  et  sy  n'avoit  d'eage  que 
trente  ans  ou  environ.  Après  ce  que  ledit  messire  Jacques 
de  Lalaing  et  ceux  de  sa  compagnie  eurent  passé  outre 
ledit  mauvais  passage,  et  les  choses  dessus  déclarées,  faites 
et  accomplies,  ils  prirent  leur  chemin  à  retourner  au  lieu 
de  Tenremonde;  et  fit  messire  Jacques  de  Lalaing  l'ar- 
rière-garde  à  petit  nombre  de  gens,  et  saillirent  Gantois 
sur  lui  ;  mais  messire  Jacques  les  rebouta  moult  vaillam- 
ment jusques  à  leurs  boulevards,  et  là  y  eut  deux  Gantois 
morts.  Sy  ne  saillirent  plus  iceux  Gantois  après  messire 
Jacques ,  excepté  un  tout  seul ,  duquel  on  ne  se  donnoit 
garde,  auquel  on  demanda  :  Qui  vive!  et  il  respondit  : 
Gand'  !  qui  fut,  comme  je  crois,  la  dernière  parole  qu'il 

»  En  vérité,  je  vous  diray  utig  grand  merveille,  et  à  peu  sembleroit- 
elle  croyable  :  c'est  que  les  Gantois  estoient  tant  ol)stinés  !X  faire 
guerre  qu'ils  respondirent  qu'ils  aimoient  mieux  morir  que  de  prier 
mercy  au  duc  et  qu'ils  mouroient  à  bonne  querelle  et  comme  martyrs. 
(Jacques  Duclercq,  11,20.) 


260  CHRONIQUE 

parla  oncques  puis.  Et  ainsi,  comme  vous  oyez ,  se  passa 
en  ce  point  la  besogne  du  village  de  Locre. 


CHAPITRE  VIII. 

Des  grands  vantises  que  firent  les  Gantois  quand  ils  furent  rentrés 
dedans  la  ville  de  Gand,  et  de  la  course  qui  fut  faite  dedans  Over- 
maire,  où  messire  Jacques  deLalaing  fit  moult  de  vaillances. 

Or  convient  parler  de  la  vantise  que  firent  le  lendemain 
lesdits  Gantois  en  la  ville  de  Gand',  car  ils  dirent  à  ceux 
de  la  ville  qu'ils  avoient  tué  au  village  de  Locre  environ 
deux  à  trois  cents  des  gens  du  duc  de  Bourgongne,  de  quoi 
nestoit  rien;  car  la  vérité  est  qu'il  n'en  mourut,  fors 
ce  que  dessus  est  dit.  Sy  ne  demeura  guères,  après  cette 
besogne  faite  et  accomplie,  que  le  duc  de  Bourgongne  tint 
conseil  en  sa  bonne  ville  de  Tenremonde ,  où  furent  à  ce 
jour  le  comte  de  Saint-Pol,  le  seigneur  de  Croy,  le  sei- 
gneur de  Créquy,  messire  Jeban  de  Croy,  le  seigneur  de 
Montagu,  le  seigneur  de  Lannoy,  le  seigneur  de  Humières, 
le  seigneur  de  Ternant  et  le  seigneur  de  Pissy".  Et  là  fut 
avisé  ,  après  plusieurs  choses  pourparlées  et  débattues , 
qu'on  iroit  assaillir  un  fort  boulevart  que  les  Gantois  te- 
noient,  environ  le  mi-cbemin  de  Tenremonde  et  de  Gand, 
assez  près  d'un  village  nommé  Overmaire.  Sy  fut  conclu 
et  ordonné  que  le  seigneur  de  Croy  iroit,  et  auroit  la  garde 
de  l'estendard  du  duc  de  Bourgongne  et  la  charge  des  gens 


'  La  ville  de  Gand  florissoit  en  abondance  de  biens,  de  richesses  et 
de  peuple,  et  l'on  ne  parloit  en  Flandres  que  du  pouvoir  de  messieurs 
de  Gand.  (Olivier  de  la  Marche.) 

~  Par  des  lettres  écrites  à  Termonde  le  16  mai,  le  duc  avait  ordonné 
de  convoquer  le  ban  et  l'arrière-ban  dans  les  châtellenies  de  Lille,  de 
Douay  et  d'Orchies  et  probablement  aussi  dans  d'autres  seigneuries. 


DE  ClIASTELLAIN.  ^:261 

de  sa  cour,  et  feroit  lavant-garde ,  et  messire  Jacques  de 
Lalaing  auroit  la  charge  des  coureurs,  accompagné  de 
messire  Antoine  de  Vaudré  et  de  messire  Guillaume  son 
frère,  du  seigneur  d'Aumont  et  de  messire  François  l'Ara- 
gonnois  ;  et  avoit  celui  messire  Jacques  environ  vingt-cinq 
lances  et  quatre-vingts  archers.  Un  gentilhomme  de  Bour- 
gongne,  nommé  Antoine  de  l'Aviron,  avoit  la  charge  des 
avant-coureurs  atout  sept  ou  huit  lances.  Sy  estoit  celui 
Antoine  'de  l'Aviron  devant  messire  Jacques  de  Lalaing*. 
Et  après  messire  Jacques  alloit  messire  Daviot  de  Poix, 
gouverneur  et  maistre  de  l'artillerie  du  duc  de  Bourgongne, 
et  menoit  les  i^anouvriers  et  gens  de  pied ,  lesquels  por- 
toient  coignées,  serpes,  scies  et  louches,  pour  couper  bar- 
rières, remplir  fossés  et  refaire  chemins  par  tout  là  où  il 
estoit  de  besoin.  Après  messire  Daviot  de  Poix,  alloient  le 
seigneur  de  Lannoy  et  le  seigneur  de  Bausignies,  lesquels 
menoient  et  conduisoient  environ  cent  combattans  pour 
soutenir  et  renforcer  ledit  messire  Jacques ,  si  affaire  en 
avoit.  Après  le  seigneur  de  Lannoy,  alloit  le  seigneur  de 
Créquy,  et  avec  lui  le  seigneur  de  Contay  et  Morelet  de 
Renty,  lesquels  conduisoient  les  archers  de  la  garde  du 
duc  ;  et  après  le  seigneur  de  Créquy  estoit  le  seigneur  de 
Croy  atout  l'estendard  du  duc  de  Bourgongne,  et  làestoient 
accompagnans  icelui  estendart,  Adolphe  monsieur  de 
Clèves,  monseigneur  le  bastard  de  Bourgogne,  monsei- 
gneur de  Montagu,  le  seigneur  d'Arcy,  le  seigneur  de 
Ternant,  le  seigneur  de  Bersy,  le  seigneur  de  Pernes, 
Philippe  de  Bergues  et  grand  nombre  d'autres  chevaliers 
et  écuyers.  Après  celui  seigneur  de  Croy  venoit  le  comte 
de  Saint-Pol,  le  seigneur  de  Fiennes  et  Jacques  de  Saint- 
Pol,  frère  dudit  comte  de  Saint-Pol,  et  autres  en  grand 
nombre  de  chevaliers  et  d'écuyers.  Et  avoit  ledit  comte  la 

Ttni.   II.  i^ 


262  CHRONIQUE 

charge  de  la  bataille.  Après  le  comte  de  Saint-Pol,  alloit 
messire  Jean  deCroy,  qui  moult  grandement  estoit  accom- 
pagné de  chevaliers  et  écuyers  et  de  gens  de  trait  ;  et  avoit 
la  charge  de  l'arrière-garde.  Et  est  vérité  que  le  mercredi 
qui  fut  le  vingt-quatrième  jour  de  mai,  se  partirent  de 
Tenremonde  toutes  les  compagnies  ci-dessus  nommées 
pour  aller  assaillir  le  boulevard  de  Overmaire  ;  et  même- 
ment  estoit  ordonné  de  retourner  audit  lieu  de  Overmaire 
par  le  village  de  Locre,  dont  ci-dessus  est  parlé. 

Or  advint  ainsi,  que  quand  le  seigneur  de  Croy  eut 
passé  le  pont  de  la  ville  de  Tenremonde  atout  environ 
quatre  ou  cinq  cents  archers  et  six-vingts  hommes  d'ar- 
mes, ledit  pont  de  Tenremonde  rompit.  Sy  ne  sembloit 
pas  que  il  se  pust  refaire  en  moins  de  quatre  à  cinq  heures. 
Pour  laquelle  cause  le  duc  de  Bourgongne  dit  au  seigneur 
de  Croy,  que  atout  ce  qu'il  avoit  de  gens  passés  outre 
ledit  pont,  qu'il  chevauchast  outre,  et  qu'il  allast  assaillir 
ledit  fort  boulevard.  De  laquelle  chose  faire  fut  content  le 
seigneur  de  Croy;  sy  se  mit  à  chemin.  Mais  par  la  grant 
diligence  que  fit  le  duc  lui-même  en  sa  personne,  et  par  la 
grand'peine  que  ceux  de  la  ville  de  Tenremonde  y  mirent, 
fut  ledit  pont  de  Tenremonde  refait  en  moins  d'une  heure. 
Par  quoi  le  comte  de  Saint-Pol,  messire  Jehan  de  Croy  et 
tous  les  autres  qui  y  dévoient  aller,  passèrent  outre  et  fu- 
rent bien  deux  mille  combattans.  Ainsi  comme  dessus  est 
écrit,  s'en  allèrent  en  ordonnance  lesdits  seigneurs  ci-des- 
sus nommés;  et  tant  s'exploitèrent  les  avant-coureurs 
qu'ils  virent  et  aperçurent  les  dessus  dits  Gantois  partir 
de  leur  fort  boulevard,  lesquels  venoient  marchant  à  pen- 
nons  déployés,  et  sembloit  qu'ils  marchassent  pour  com- 
battre ;  et  les  nombroit-on  de  huit  cents  à  mille  combat- 
tans. Iceux  Gantois  marchant  venoient  tant  seulement 


DE  CHASTELLAIN.  263 

pour  garder  un  grand  fossé,  lequel  estoit  environ  un  trait 
d'arc  devant  le  boulevard.  Lors,  quand  messire  Jacques  de 
Lalaing  et  les  nobles  chevaliers  et  écuyers  qui  avec  lui 
estoient,  les  perçurent  ainsi  marcher,  ils  descendirent  à 
pied  et  se  mirent  en  très-bonne  ordonnance.  En  après  sui- 
voient  et  venoient  les  autres  avec  messire  Daviot  de  Poix. 
Alors  Toison-d'Or,  roi  d'armes  de  la  Toison,  lequel  estoit  à 
cette  heure  devant  avec  messire  Jacques  de  Lalaing-, 
voyant  venir  les  Gantois  ainsi  marchant  en  ordonnance, 
et  trompettes  sonnans ,  montrant  manière  de  combattre, 
vint  à  ceux  qui  avoient  la  conduite  de  l'avant- garde,  de  la 
bataille  et  de  l'arrière-garde,  en  disant  de  tous  costés: 
«  S'il  est  nul  écuyer  ou  autre  qui  veuille  estre  chevalier, 
«  je  les  mènerai  bien  en  belle  place,  et  droit  devant  les 
«  ennemis.  »  Et  ce  dit-il  au  seigneur  de  Croy.  De  ces  nou- 
velles fut  celui  seigneur  de  Croy  moult  joyeux,  et  aussi 
furent  toute  la  plupart  des  grands  seigneurs  et  nobles 
hommes  qui  là  estoient ,  lesquels  désiroient  moult  à  estre 
chevaliers .  Et  dit  le  seigneur  de  Croy  :  «  Toison-d'Or, 
«  allez  devant  :  sy  nous  menez  en  la  place  que  vous  dites, 
rt  là  011  vous  avez  vu  les  Gantois  nos  ennemis.  »  Lors  tous 
les  seigneurs  ayant  ouï  nouvelles,  par  Toison-d'Or,  de 
leurs  ennemis,  de  grant  volonté  commencèrent  à  chevau- 
cher, et  tout  par  ordre  ;  et  ainsi  que  l'ordonnance  le  por- 
toit,  se  mirent  en  toute  diligence  pour  aller  courre  sus  à 
leurs  ennemis.  Mais  ils  ne  pouvoient  aller  en  bataille, 
pour  les  rues',  qui  estoient  si  très-estroites  qu'ils  ne  pou- 
voient aller  que  par  compagnies.  Quant  le  seigneur  de 
Croy  fut  en  la  place  où  Toison-d'Or  le  mena,  la  place  estoit 
plus  planie  et  plus  desblavée  que  les  autres,  et  lorsqu'il 

'  RîiCR.  On  dit  en  Flandre  :  rues  pour  chemins. 


204  CHRONIQUE 

fut  là  venu,  plusieurs  grands  seigneurs  vinrent  vers  lui, 
lesquels  lui  demandèrent  l'ordre  de  chevalerie.  Et  là  fu- 
rent faits  chevaliers  ceux  qui  s'ensuivent,  tant  par  la  main 
du  seigneur  de  Croy  comme  par  la  main  d'Adolphe  de 
Clèves,  depuis  qu'il  eust  reçu  l'ordre  de  chevalerie  par  la 
main  du  vaillant  chevalier  messire  Cornille  bastard  de 
Bourgongne.  Et  premièrement  furent  faits  chevaliers  :  mes- 
sire Adolphe  de  Clèves,  Cornille,  bastard  de  Bourgongne, 
le  comte  de  Bouquam,  messire  Philippe  de  Wavrin,  sei- 
gneur de  Saint-Venant  ;  messire  Charles  de  Châlons,  mes- 
sire Philippe  de  Croy,  messire  Charles  de  Ternant,  le 
seigneur  de  Pernes,  messire  Philippe  de  Bergues,  le  sei- 
gneur d'Arsy,  messire  Micquiel  de  Changy,  messire  Fré- 
déric de  Mengerut,  messire  Baudoin  d'Ognies,  gouverneur 
de  Lille  ,  messire  Claude  de  Rochebaron,  messire  Phili- 
bert de  Jaucourt,  messire  Chrétien  de  Digoine,  le  seigneur 
de  Humbercourt,  messire  Watier  de  Renolt,  messire  Col- 
lart  Baillet,  messire  Louis  de  la  Viefville,  messire  Yvain 
de  Mol,  messire  Henry  de  Oppem,  messire  Philippe  Hin- 
chart,  messire  Warnier  de  Lisimaux,  Jean  de  la  Tré- 
mouille,  seigneur  de  Dours, 

Après  les  chevaliers  dessus  nommés  ainsi  faits,  le  sei- 
gneur de  Croy  et  eux  tous  descendirent  à  pied  et  mar- 
chèrent contre  leurs  ennemis,  lesquels  avoient  un  grand 
fossé  devant  eux.  Et  à  les  voir  montroient  semblant  qu'ils 
eussent  un  grand  courage  et  volonté  d'eux  bien  défendre  ; 
et  là  furent  lesdits  Gantois  assaillis  très-vaillamment,  et 
commencèrent  archers  à  tirer  sur  eux ,  et  au  commencer 
l'assaut  firent  nos  gens  un  très-grand  cri.  Lors  le  comte 
de  Saint-Pol  qui  conduisoit  la  bataille,  en  toute  dili- 
gence se  joingny  avec  l'avant-garde ,  et  aussi  fit  pareil- 
lement messire  Jean  de  Croy,  qui  avoit  la  charge  de  l'ar- 


DE  CHASTELLAIN.  2G5 

rière-garde ,  lequel  avoit  ordonnance  de  tenir  ses  gens 
ensemble,  pour  doute  que  les  Gantois  n'eussent  gens  de 
costé  ou  d'arrière  :  car  le  pays  estoit  si  embuscliié,  que 
d'un  demi-trait  d'arc  on  ne  pouvoit  voir  l'un  l'autre,  pour 
quoi  lesdits  Gantois  estoient  plustost  rassemblés  et  ralliés, 
qu'on  n'eust  pu  estre  en  plain  pays.  Sy  ordonna  icelui  mes- 
sire  Jehan  de  Croy  un  gentil  chevalier  h  entretenir  et  con- 
duire ses  gens,  et  de  sa  personne  fut  à  cheval  avec  les 
autres,  ainsi  comme  par-dessus  est  dit.  L'assaut  commença 
très-fièrement  sur  les  Gantois ,  où  tout  des  premiers  estoit 
messire  Jacques  de  Lalaing.  Mais  tantost  Gantois  voyant 
eux  estre  si  vivement  assaillis,  se  mirent  en  déconfiture  et 
en  fuite,  et  les  seigneurs,  hommes  d'armes  et  archers,  en 
bon  arroy  et  ordonnance ,  les  chassèrent  et  furent  aj)rès 
eux,  tout  jusques  à  leur  boulevard,  qui  estoit  fort  et  bon  à 
tenir,  et  toutesfois  ils  l'abandonnèrent  sans  y  faire  aucune 
défense  :  et  sy  estoit  si  bien  fossoyé  qu'on  ne  le  savoit  com- 
ment passer,  par  quoy  iceux  Gantois  se  sauvèrent  et  s'en- 
fuirent par  les  bois,  marais  et  aulnaies.  Lors  les  seigneurs 
qui  cuidoient  qu'ils  se  fussent  retraits  à  l'église  de  Over- 
maire,  laquelle  estoit  bien  une  demie  lieue  françoise  loin 
dudit  boulevard ,  commencèrent  à  cheminer  de  pied  et  de 
cheval  tout  droit  à  celle  église ,  pensant  trouver  lesdits 
Gantois;  mais  n'y  trouvèrent  personne,  car  ils  estoient 
sauvés  es  bois  et  marais.  Sy  s'arrêtèrent  devant  l'église 
de  Overmaire,  messire  Jehan  de  Croy,  messire  Jacques  de 
Lalaing ,  messire  François  l'Aragonnois  et  plusieurs  au- 
tres. Sy  ordonna  messire  Jehan  de  Croy  au  bailli  des  bois 
de  la  conté  de  Hainaut,  qu'il  prist  gens  avec  lui  et  allast 
outre  celui  village  d'Overmaire  en  tirant  vers  la  ville  de 
Gant,  là  où  ondisoit  qu'il  y  avoit  deux  boulevards  garnis  de 
Gantois,  et  qu'il  allast  voir  que  c'estoit,  et  s'il  estoit  vrai.  Le 


266  CHRONIQUE 

bailli  des  bois  alla  cette  part  et  n'y  trouva  personne,  et  s'en 
retourna  devers  messire  Jehan  de  Croy  et  messire  Jacques 
de  Lalaing-,  qui  devant  l'église  d'Overmaire  l'attendoient. 

CHAPITEE  IX. 


Encore  de  cette  même  course,  où  grant  foison  de  Gantois  furent  morts 
et  mis  en  fuite. 


Quand  messire  Jehan  de  Croy  entendit  du  bailli  qu'il 
n'avoit  personne  trouvé ,  il  demanda  à  plusieurs  notables 
seigneurs  qui  là  estoient,  quelle  chose  à  leur  avis  il  estoit 
bon  de  faire.  Messire  Jacques  de  Lalaing,  regardant  qu'il 
n'y  avoit  nul  qui  respondit,  lui  dit  :  «  Monseigneur,  il  me 
«  semble  que  ce  seroit  le  meilleur  que  je  m'en  allasse  de- 
«  vers  le  comte  de  Saint-Pol  et  devers  le  seigneur  de  Croy 
«  pour  savoir  qu'il  est  de  faire.  »  Sy  fut  ainsi  fait;  et  alla 
messire  Jacques  de  Lalaing,  et  trouva  le  comte  de  Saint- 
Pol  et  le  seigneur  de  Croy,  lesquels  se  mirent  ensemble  et 
tinrent  conseil  pour  avoir  avis  sur  ce  qu'ils  avoient  à  faire; 
et  là  conclurent  d'aller  à  Locre ,  dont  ci-dessus  est  parlé, 
où  il  y  avoit  un  grand  boulevard  et  gens  qui  le  gardoient. 
Sy  dirent  à  messire  Jacques  de  Lalaing  qu'il  rassemblast 
ses  gens  et  qu'il  tirast  le  chemin  de  Locre,  laquelle  chose 
il  fit.  Alors  messire  Jacques  de  Lalaing  désirant  de  tout 
son  cœur  d'acquérir  los  et  bonne  renommée,  trèstout  le 
pas  et  bellement,  en  attendant  ses  gens,  se  tira  vers  Locre. 
Sy  avoit  messire  Jacques  près  toute  son  ordonnance,  ex- 
cepté messire  François  l'Aragonnois,  qui  encore  estoit  der- 
rière avec  messire  Jean  de  Croy,  auxquels  on  avoit  mandé 
ce  qui  estoit  conclu. 

Tout  ainsi  que  messire  Jacques  de  Lalaing  et  sa  com- 


DE  CHASTELLAIN.  267 

pagnie  commencèrent  à  marcher  vers  la  ville  de  Locre, 
qui  estoit  à  lieue  et  demie  ou  environ  de  là  où  ils  estoient, 
ils  perçurent  bien  mille  Gantois  venans  tout  droits  à  la 
bataille,  laquelle  lesdits  Gantois  ne  pouvoient  voir  :  mais 
le  bruit  pouvoient-ils  bien  ouïr,  et  aussi  oyoient-ils  les 
cloches  sonner  et  faire  l'effroi  du  pays.  Pourquoi  ils  s'es- 
toient  mis  ensemble,  cuidans  grever  et  mettre  à  déconfi- 
ture les  gens  du  duc  de  Bourgongne  leur  seigneur  naturel; 
lesquels  Gantois  marchoient  très-fièrement  à  enseig-ne  dé- 
ployée et  en  ordonnance.  Alors  quand  messire  Jacques  de 
Lalaing  les  vit  ainsi  marcher ,  dit  à  messire  Antoine  et  à 
messire  Guillaume  de  Vaudré,  au  seigneur  d'Aumont,  à 
messire  Pierre  Vasque  et  à  cinq  ou  à  six  autres  qu'ils 
demeurassent  pour  estre  à  cheval,  et  quant  à  lui,  il  descen- 
droit  à  pied,  et  ainsi  le  fist  sans  plus  arrester.  Alors  à  haute 
voix  encommença  de  crier  alarme,  et  trompettes  à  sonner, 
dont  la  noise  fut  moult  grande.  Et  pour  vérité  dire,  il  est 
assez  à  présupposer  qu'iceux  Gantois  ne  savoient  pas  la 
puissance  qui  là  estoit,  sinon  que  du  tout  ils  se  fioient  à  leur 
fort  pays  et  retraite,  cuidans  surprendre  en  désaroi  les 
gens  du  duc  de  Bourgongne.  Les  Gantois  avoient  un  très- 
large  pays  plein  de  bruyères  ;  mais  les  gens  du  duc  de 
Bourgongne  ne  pouvoient  passer  vers  eux  fors  à  très- 
grant  peine,  pour  les  fossés  qui  estoient  entre  deux.  Le 
comte  de  Saint-Pol  et  le  seigneur  de  Croy,  et  toute  la 
belle  chevalerie  et  grande  noblesse  fut  tantost  mise  en 
moult  belle  ordonnance  ;  mais  le  pis  estoit  qu'on  ne  savoit 
comment  passer  vers  eux,  et  quéroit  chacun  passage  à 
dextre  et  à  senestre.  Du  costé  dextre,  où  estoit  messire 
Jacques  de  Lalaing,  furent  Gantois  premièrement  rom- 
pus. Et  là  se  combattirent  moult  vaillamment  à  cheval  les 
deux  frères  de  Vaudré,  le  seigneur  d'Aumont,    messire 


268  CHRONIQUE 

Piètre  Vasque,  Clianvergy,  et  plusieurs  autres  gentils 
chevaliers  et  écuyers  qui  se  frappèrent  à  cheval  sur  les 
Gantois,  au  bout  du  costé  dextre,  Messire  Jacques  avec  ses 
gens  de  pied  et  autres,  à  cedit  bout,  se  portèrent  moult 
vaillamment  ;  et  quant  est  au  bout  senestre ,  il  n'y  put 
passer  nuls  chevaux;  mais  ceux  qui  passèrent  outre  à  pied, 
le  firent  très-bien.  Et  au  milieu  de  la  bataille,  n'en  pouvoit 
passer  nul,  tant  estoit  la  fosse  grande  et  mauvaise  à  pas- 
ser; mais  par  plusieurs  autres  lieux,  chacun  endroit  soi 
s'enforçoit  à  passer.  Et  à  la  vérité  dire,  si  passages  eussent 
esté  ouverts,  jamais  Gantois  n'en  fussent  échappés  sans 
estre  morts  ou  pris;  et  par  ainsi  l'orgueil  d'iceux  Gan- 
tois qui  là  estoient  venus,  fut  en  peu  d'heures  abattu  et 
mis  en  fuite  et  en  déconfiture.  Et  là  furent  morts  de  qua- 
tre à  cinq  cents  Gantois,  tant  en  ladite  place  comme  es 
fossés,  bois  et  aulnaies,  là  où  ils  se  boutoient,  et  à  la  ren- 
contre que  messire  Jehan  de  Croy  fit  contre  eux  en  reve- 
nant de  l'église  d'Overmaire,  où  il  les  rencontra  fuyans, 
et  aussi  à  l'assaut  du  boulevard.  Et  sy  furent  pris  environ 
trente  prisonniers,  lesquels  par  le  commandement  du  duc 
furent  tous  décapités  en  la  ville  de  Tenremonde.  Donc  par 
cette  dernière  besogne  fut  l'emprise  de  Locre  pour  ce  jour 
rompue.  Et  laissèrent  à  y  aller  pour  deux  raisons,  la  pre- 
mière, pour  ce  que  les  prisonniers  disoient  qu'on  n'y  trou- 
veroit  homme  nul  et  qu'ils  en  venoient  tout  droit,  l'autre 
raison  fut  pour  le  comte  de  Saint-Pol  et  messire  Jehan  de 
Croy,  qui  estoient  logés  à  Alost,  où  il  y  avoit  du  lieu  de 
la  déconfiture  desdits  Gantois,  bien  quatre  lieues.  Sy  fut 
conclu  de  retourner  à  Tenremonde  sans  aller  à  Locre,  et 
fut  ainsi  fait  ;  et  fit  messire  Jehan  de  Croy  l'avant-garde  au 
retourner,  après  lui  le  comte  de  Saint-Pol,  en  après  le  sei- 
gneur de  Croy,  et  atout  l'arrière-garde  venoit  messire 


DE  CHASTELLAIN.  269 

Jacques  de  Lalaing  et  sa  compagnie;  et  furent  ce  j oui- 
par  le  pays  maintes  maisons  arses. 

CHAPITRE  X. 

Comment  le  comte  d'Estampes  prit  par  force  d'armes  la  ville  de  Nivelle 
par  deux  fois  sur  les  Gantois,  lesquels  y  furent  morts  et  occis  et  mis 
en  fuite. 

Or  retournerons  à  parler  de  ce  noble  et  gentil  chevalier 
Jehan  de  Bourgongne,  comte  d'Estampes,  lequel,  le  vingt- 
quatrième  jour  de  mai,  se  partit  de  la  ville  d'Audenarde, 
et  en  sa  compagnie  plusieurs  grands  seigneurs,  gens  d'ar- 
mes et  de  trait,  pour  ce  qu'il  avoit  ouï  dire  que  Gantois 
estoient  issus  en  grand  nombre  hors  de  la  ville  de  Gand, 
pour  aller  vers  la  ville  de  Thielt  ;  et  disoient  les  aucuns 
qu'ils  vouloient  assiéger  la  ville  d'Englemoustier  '.  Ce  jour 
le  comte  d'Estampes  se  logea  à  un  village  nommé  Harle- 
becque,  pour  tirer  vers  les  Gantois;  sy  ordonna  ses  ba- 
tailles, et  bailla  la  charge  de  l'avant-garde  à  messire  An- 
toine, bastard  de  Bourgongne.  Le  seigneur  de  Saveuses, 
messire  Gauvain  Quieret,  le  seigneur  de  Dreuil  et  autres 
furent  des  coureurs.  Le  comte  d'Estampes  fut  conducteur 
de  la  bataille,  et  n'y  eut  point  d'arrière-garde.  Sy  fut  le 
comte  d'Estampes  averti  que  les  Gantois  estoient  logés  en 
une  ville  nommée  Nivelle",  laquelle  estoit  close  déportes 
et  de  fossés;  et  devant  la  porte,  du  costé  de  Courtray, avoit 
un  fort  boulevard  que  lesdits  Gantois  gardoient,  devant 
lequel  boulevard  estoient  les  chemins  fort  rompus  et  fos- 
soyés,  et  dedans  les  blés  avoiont  mis  penchons'  croisés  et 

'  Ingelmunster. 

'  Nevel. 

••  Penchons,  pieux. 


270  CHRONIQUE 

fichés  en  terre,  afin  que  les  chevaux  n'y  pussent  passer. 
Les  coureurs  et  l'avant-garde  se  mirent  à  pied  pour  assail- 
lir le  boulevard  ;  sy  passèrent  hommes  d'armes  et  archers 
à  travers  les  fossés  de  la  ville,  là  où  ils  avoient  eau  jus- 
ques  au  menton;  sy  commencèrent  archers  à  tirer  sur 
Gantois  aux  flancs  et  aux  costés,  et  tellement  que  lesdits 
Gantois  se  mirent  à  déconfiture  et  en  fuite.  Et  fut  la  ville 
de  Nivelle  par  force  et  vaillance  d'armes  conquise  sur  les 
Gantois,  lesquels,  comme  dit  est,  tantost  encommeucèrent 
à  prendre  la  fuite  et  à  abandonner  la  ville ,  quérant  leur 
sauvement,  car  rançon,  ni  miséricorde  n'y  avoient  lieu, 
que  tout  ce  qu'on  pouvoit  acconsievir  ne  fust  mis  à  l'es- 
pée.  Et  tirèrent  tous  iceux  fuyans  vers  la  ville  de  Gand', 


•  Le  même  jour  (24  mai  1452)  les  capitaines,  les  éclievins  et  les 
doyens  des  métiers  de  Gand  adressèrent  à  Charles  VII  une  longue 
lettre  pour  lui  faire  connaître  leurs  griefs  et  leurs  plaintes.  Ils  y  expo- 
saient que  le  duc  de  Bourgogne  avait  mandé  des  hommes  d'armes 
pour  les  combattre  et  qu'il  s'efforçait  de  les  livrer  à  la  famine,  protes- 
tant toutefois  que,  bien  que  la  guerre  fût  «  moult  dure,  griefve  et  dé- 
«  plaisante,  »  ils  étaient  résolus  à  maintenir  leurs  droits,  leurs  privi- 
lèges, franchises  ,  coutumes  et  usages ,  dont  le  roi ,  comme  leur 
souverain  seigneur,  était  «  le  gardien  et  conservateur.  »  Quelques 
passages  de  cette  lettre  méritent  d'être  reproduits  : 

«  Très-excellent  et  très-puissant  prince,  nostre  très-cher  sire  et  sou- 
«  verain  seigneur,  nous  nous  recommandons  à  votre  royale  majesté,... 
«  et  vous  signifions  comment  nous  et  les  autres  inhabitans  d'icelui 
«  pays  de  Flandres,  avons  longuement  esté  grevez  et  chargez  en  plu- 
«  sieurs  divers  manières,  à  sçavoir  par  venditions  de  baillages  et  au- 
«  très  offices,  lesquels  pour  ce  ont  esté  mis  es  mains  des  plus  ofTrans, 
«  sans  avoir  eu  regard  aux  personnes  y  commis,  ne  au  bien  de  justice, 
«  après  ce  par  augmentation  de  viels  tonlieux  et  institution  de  nou- 
«  veaux,  aussi  par  tailles  du  commencement  par  doulceur  obtenues 
«  et  depuis  par  subtilité,  fraude  et  malice,  et  enfin  violentement  et  par 
«  rigueur,  avec  ce  par  malvaix  gouverneurs  de  loy  en  cette  dite  ville, 
>i  usans  notoirement  et  publiquement  de  voulenté,  haine  et  avarice, 
«  vendans  les  petits  offices  en  cette  dite  ville  et  prenant  argent  beau- 
•I  coup  de  fois  des  deux  parties  qui  avoient  à  faire  devers  eulx  à  loy, 
«  rapinant  et  pillant,  par  l'auctorité  de  leur  gouvernement,  de  toutes 


DE  CHASTELLAIN.  271 

excepté  aucuns  qui  estoient  des  villages  d'entour,  qui  se 
boutoient  es  haies  et  buissons.  Et  lors  le  comte  d'Estampes 
voyant  la  ville  estre  prise,  ordonna  à  aucuns  de  ses  capi- 
taines de  pourchasser  lesdits  Gantois,  lesquels  s'enfuyoient. 
Sy  y  alla  messire  Antoine,  bastard  de  Bourgongne,  atout 
son  étendard,  et  aussi  firent  le  seigneur  de  Wavrin,  le 
seigneur  de  Rubempré,  messire  Gauvain  Quiéret  et  au- 
tres ;  et  ceux  qui  dedans  la  ville  estoient  demeurés,  encom- 
mencèrent  de  chercher  et  fourrager  et  prendre  tout  ce 
qu'ils  pouvoient  trouver. 

Or  advint  assez  tost  après,  que  par  les  fuyans,  et  aussi 
des  seigneurs  qui  les  chassoient,  moult  grand  bruit  s'éleva 
par  le  pays  d'entour  ;  sy  commencèrent  cloches  à  sonner 


<>  parts  ce  qu'ils  ont  peu,  tant  les  biens  de  cette  dite  ville,  comme  aul- 

«  trement,  sans  rien  espargnier  et  sans  honte,  ceulx  qui  estoient  po- 

"  vres  à  l'entrée  de  leur  gouvernement,  subitement  ainsi  enriehans, 

«  et  délaissant  les  droits,  privilèges,  franchises  et  libertez  ou  très- 

<c  grand  grief  et  lésion  de  justice  de  nous  tous...  et  il  a  pieu  à  nostre 

Il  dit  très-redoubté  seigneur  et  prince  nous  remontrer  son  indignation 

«  et  oster  ses  baillis  et  aultres  officiers,  nous  abandonnant  sans  justice 

"  sept  mois  ou  environ,  sans  nous  vouloir  recevoir  en  sa  grâce....  Que 

«  plus  est,  les  malvaix  gouverneurs  et  leurs  adhérens  ayant  grande 

"  crédence  devers  nostre  très-redoubté  seigneur  et  prince,  ont  depuis 

<>  tout  ce  envoyé  en  ceste  dite  ville  quatre  malvaix  garçons,  tellement 

«  qu'ils  avoient  en  propost  de  y  faire  de  nuit  ung  cry  par  eulx  advisé 

"  pour  tuer  leurs  adversaires,  et  se  advancèrent  de  jour  et  de  nuit  de 

"  émouvoir  ledit  peuple  et  destruire  ceste  dite  ville,  se  ils  eussent  peu, 

«  les  deux  des  quatre  furent  prins,  et  décapitez,  et  lesdits  baillis  et 

"  officiers  se  sont  depuis  continuellement  tenus  absens,  et  notre  très- 

<<  redoubté  seigneur  et  prince  nous  a  délaissiez  sans  justice  et  de  tout 

«  abandonnez,  auquel  état  sommes  encore,  jaçoit-ce-que  depuis  nous 

.'  avons  envoyé  notables  ambassades  des  trois  Estats  de  son  pays  de 

"  Flandres  et  aultres  devers  lui  pour  estre  remis  en  sa  grâce  et  en 

"  justice,  h  laquelle  cause  h  la  fin  de  éviter  les  derroys,  roberies,  pille- 

"  ries  et  aultres  malvaises  opérations  déshordonnées,  qui  sans  crainte 

"  eussent  peu  sourdre  et  multiplier  en  ceste  dite  ville,  veu  que  multi- 

«  tudc  de  peuple  ne  puet  ôtre  conduite,  ne  gouvernée  sans  justice 

«  aulcune  ou  au  moins  sans  craintn,  il  nous  a  convenu  par  grande 


272  CHRONIQUE 

par  villes  et  villages,  et  le  pays  si  fort  à  soi  effrayer,  qu'il 
ne  demeura  homme  qui  ne  courust  soy  armer.  Les  uns 
prenoient  leurs  piques,  les  autres  bastons  ou  espées.  Sy  se 
rassemblèrent  bien  environ  cinq  cents  hommes  paysans  ; 
et  n'en  surent  oncques  riens  ceux  qui  chassoient  les  Gan- 
tois; mais  les  alloient  toujours  chassant  si  rudement,  que 
plusieurs  ils  rateindirent,  lesquels  ils  occirent  et  mirent  à 
mort,  durant  lequel  temps  lesdits  paysans  qui  s'estoient  ras- 
semblés, furent  avertis  par  aucuns  des  fuyans  qui  estoient 

«  nécessité  pour  être  en  crainte  et  gouverne,  eslire  chiefetaines,  les- 
"  quels  prenans  les  tenues  de  justice  au  plus  droiturièrement  qu'ils 
(I  ont  peu,  et  selon  leurs  consciences,  ont  conduit  et  encore  conduisent 
«  ledit  peuple.  Et  il  a  enfin  pieu  à  notre  dit  très-redoubté  seigneur 
<>  et  prince,  pour  nous  totalement  détruire,  faire  publier  ses  mande- 
«  mens  de  guerre,  assembler  son  peuple  contre  nous,  mettre  garnison 
«  en  plusieurs  de  ses  villes  en  sondit  paj'S  de  Flandres  et  clore  les 
«  passages  par  eaue  par  lesquels  nous  sont  accoutumés  estre  menés 
(I  bleds  et  aultres  vivres,  et  ainsi  sommes  en  plaine  guerre  contre 
«  nostre  dit  très-redoubté  seigneur  et  prince,  et  nous  par  lesdits  mal- 
«  vaix  gouverneurs  et  leurs  adliérens  mis  en  tel  dangier  que  ne  sça- 
«  vons  nullement  procéder  de  son  très-noble  cuer,  mais  par  iceulx 
«  malvais  gouverneurs  et  leurs  adhérons  :  laquelle  guerre,  jaçoit-ce 
<<  qu'elle  nous  est  moult  dure,  griefve  et  desplaisante,  plus  quequel- 
<c  conque  aultre  que  pourriesmes  avoir  comme  raison  est  (car  tous 
»  vrais  naturels  sujets  doivent  sur  toutes  choses  bien  comprendre  et 
«  doloir  la  rigueur  et  indignation  de  leur  naturel  prince),  nous  avons 
"  entention,  par  l'aide  et  grâce  de  Dieu,  soutenir,  puisque  par  néces- 
<i  site  et  les  raisons  dessus  touchées,  le  nous  convient  faire  à  la 
«  conservation  de  notre  dit  droit  et  de  nos  privilèges,  franchises,  liber- 
"  tez,  coustumeset  usages,  desquelz  vous,  comme  notre  dit  souverain 
<'  seigneur,  estes  gardien  et  conservateur,  au  mieux  que  pourrons  et 
<>  nous  à  ce  appliquer,  de  corps,  chevance,  et  de  tout  notre  pouvoir, 
<(  en  vous  suppliant,  très-excellent  et  très-puissant  prince....  que... 
«  vous  plaise  en  ceste  matière  que  vous  signiffions  (ainsi  que  naturel- 
«  lement  tenus  et  obligez  y  sommes  et  laquelle  vous  eussions  despiecha 
"  signiffiée  se  n'eussions  épargné  de  faire  complainte  de  notre  dit 
«  très-redoubté  seigneur  et  prince,  et  espéré  qu'il  se  deust  avoir  ravisé 
"  de  nous  conduire  en  justice  et  recevoir  en  sa  grâce),  remédier,  gar- 
«  daut  votre  haulteur  et  souveraineté  ainsi  que  à  vous  et  votre  très- 
«  noble  conseil  semblera  expédient.  » 


DE  CHASTELLAIN.  275 

échappés  de  la  ville  de  Nivelle,  lesquels  leur  dirent  et 
affirmèrent  que  dedans  la  ville  estoient  demeurés  bien  peu 
de  gens,  et  que  de  léger,  si  aller  y  vouloient,  la  ville  de 
Nivelle  seroit  bonne  à  recouvrer.  Tceux  paysans,  moult 
joyeux  de  ces  nouvelles,  non  pensant  à  ce  que  depuis  leur 
en  advint,  à  une  très-grant  haste  cheminèrent  jusques 
assez  près  de  ladite  ville  de  Nivelle.  Or  advint  qu'avant 
ce  qu'ils  fussent  arrivés,  ceux  qui  dedans  la  ville  estoient, 
entre-ouïrent  le  bruit  et  la  frainte  *  qu'au  venir  faisoient 
lesdits  paysans.  Lors  s'émeurent,  tant  hommes  d'armes 
comme  archers,  environ  vingt,  dont  estoit  chef  messire 
Antoine  de  Hérines;  et  cheminèrent  vers  le  lieu  où  ils 
ouïrent  venir  les  Gantois.  Ils  ouvrirent  la  barrière  et  pas- 
sèrent le  pont,  et  tous  ensemble  marchèrent  à  l'encontre  de 
leurs  ennemis,  sans  savoir  leur  puissance.  Car  bonnement 
ne  les  pouvoient  voir  à  plein,  pour  ce  que  la  ruelle  par  où 
ils  venoient  estoit  assez  estroite,  et  jetèrent  un  cri  ;  sy  se 
férirent  sur  les  Gantois  et  les  firent  reculer.  Lors  les  Gan- 
tois voyans  que  les  gens  du  comte  d'Estampes  n'estoient 
guères  de  gens,  prirent  courage,  et  sans  plus  attendre,  se 
férirent  sur  eux  en  telle  manière  qu'ils  reboutèrent  messire 
Antoine  de  Hérines  et  ceux  qui  avec  lui  estoient,  jusques 
sur  le  pont  auprès  de  la  barrière,  et  là  les  Gantois  occirent 
messire  Antoine  de  Hérines,  ce  qui  fut  moult  grand  dom- 
mage ;  car  pour  lors  il  estoit  tenu  pour  un  vaillant  cheva- 
lier ;  et  avec  lui  moururent  un  gentilhomme  du  Dauphiné 
nommé  Cyboy  Pèlerin,  Charles  de  Moroges,  natif  du  pays 
de  Bourgongne,  Rollequin  le  Prévost,  Roncy  et  Oudart 
Haterel,  natif  de  Picardie,  et  deux  autres  gentilshommes 
desquels  je  ne  sais  les  noms  ;  de  la  mort  desquels  fut  moult 

>  Frainte,  bruit  sourd. 


274  CHROÎ^IQTJE 

déplaisant  le  comte  d'Estampes,  quand  il  en  fut  averti;  et 
si  celui  messire  Antoine  et  ceux  qui  avec  lui  estoient,  eus- 
sent tenu  leur  barrière  ferme,  sans  l'avoir  ouverte,  les 
Gantois  ne  s'y  fussent  point  boutés,  car  le  comte  d'Estam- 
pes estoit  à  l'autre  lez  de  la  ville,  qui  de  ce  ne  savoitrien, 
où  il  tenoit  sa  bataille  en  ordre,  attendant  que  les  coureurs 
fussent  revenus  de  la  chasse  ;  et  pour  ce  dit-on  en  un  pro- 
verbe, que  grant  haste  mène  répentance  après  soi;  car  si 
messire  Antoine  de  Hérines  et  ceux  qui  avec  lui  estoient, 
n'eussent  été  si  liastifs  de  saillir  sur  les  Gantois,  sans  les 
avoir  vus  et  su  quels  gens  ils  estoient,  il  ne  lui  en  fust  pas 
ainsi  advenu,  comme  vous  avez  ouï  dire. 


CHAPITRE  XL 

Comment  le  comte  d'Estampes  reconquit  la  ville  de  Nivelle  suf  les 
Gantois. 

Quant  le  comte  d'Estampes,  qui  estoit  au  dehors  de  la 
ville  de  Nivelle  entretenant  sa  bataille  en  attendant  ses 
coureurs,  sut  que  Gantois  avoient  reconquis  sur  ses  gens 
la  ville  de  Nivelle  et  qu'ils  estoient  tous  entrés  dedans  et 
mis  à  mort  ceux  qui  au  devant  d'eux  estoient  saillis,  il  fut 
moult  troublé,  et  non  sans  cause.  Sy  appela  messire  Simon 
de  Lalaing,  ce  gentil  chevalier ,  qui  lors  avoit  la  charge 
et  gouvernement  de  l'estendard  du  comte,  et  lui  demanda 
conseil  de  ce  qu'il  estoit  de  faire.  Lors  respondit  messire 
Simon  et  dit  :  «  Monseigneur,  il  convient,  sans  plus  arres- 
«  ter,  que  tantost  et  incontinent  cette  ville  soit  reconquise 
«  sur  ces  vilains  ;  car  si  guère  on  attend  à  les  assaillir,  je 
«  fais  doute  que  tantost  qu'il  sera  su  par  le  pays,  les  pay- 
«  sans  s'élèveront  de  tous  costés  et  viendront  secourir 


DE  CHASTELLAIN.  27o 

«  leurs  gens.  D'autre  part,  vous  savez  assez  que  vos  cou- 
ce  reurs,  qui  de  ce  ne  savent  rien,  ne  pourront  repasser 
«  vers  vous  que  ce  ne  soit  en  grant  danger  ;  c'est  la  fleur 
«  et  le  bruit  de  votre  compagnie.  »  Alors  le  comte  d'Es- 
tampes commanda  que  chacun  se  mist  à  pied,  et  ordonna 
que  son  estendard  fust  baillé  à  porter  à  un  gentilhomme 
de  Nivernois,  qu'on  nommoit  Philibert  Bourgoing,  lequel 
pour  lors  on  tenoit  pour  un  vaillant  homme,  preux  et 
hardi  aux  armes,  et  qui  bien  se  montra  ce  jour.  Le  comte 
d'Estampes  fit  sonner  ses  trompettes  pour  aller  assaillir. 
Alors  messire  Simon  de  Lalaing  et  tous  ses  gens  d'armes 
et  archers  encommencèrent  moult  vivement  à  assaillir,  et 
Gantois  à  eux  défendre. 

Or  advint,  ainsi  comme  à  cette  heure  que  l'assaut  estoit 
encommencé,  que  les  coureurs  s'en  retournoient,  c'est-à- 
savoir  messire  Antoine,  bastard  de  Bourgongne,  et  son  es- 
tendard, le  seigneur  de  Wavrin,  le  seigneur  de  Rubempré 
et  messire  Gauvain  Quiéret,  lesquels  arrivèrent  auprès  de 
la  ville  pour  y  cuider  entrer;  mais  ainsi  qu'ils  approchè- 
rent, ils  ouïrent  le  bruit  et  la  noise  de  l'assaut ,  par  quoi 
ils  connurent  que  la  ville  avoit  esté  reprise  par  les  Gantois. 
Sy  s'approchèrent  à  tous  costés ,  et  commencèrent  à  tous 
lez  d'assaillir  la  ville;  et  pareillement  faisoit  le  comte 
d'Estampes  et  ses  gens,  et  tant  que  finablement  la  ville 
fut  reprise  et  reconquise  sur  les  Gantois.  Le  bastard  de 
Bourgongne  et  les  autres  seigneurs  par  deux  costés  rentrè- 
rent en  la  ville,  et  aussi  firent  les  gens  du  comte  d'Estam- 
pes; et  là  furent  mis  à  mort  la  plupart  des  Gantois;  et  les 
autres  qui  se  cuidoient  sauver,  se  mirent  en  fuite  et  se 
boutèrent  en  une  motte  environnée  d'eau,  et  là  furent 
assaillis  et  tous  mis  à  mort,  que  oncques  un  seul  n'en 
échappa. 


276  CHRONIQUE 

Après  cette  besogne  achevée,  le  comte  d'Estampes  et  sa 
compagnie  s'en  partirent  pour  s'en  retourner  au  village  de 
Harlebecque ,  où  il  avoit  geu  la  nuit  devant'.  Sy  advint 
qu'en  soi  retournant,  en  certains  détroits,  trouva  arbres 
nouveaux  abattus,  et  depuis  qu'il  estoit  là  passé  au  matin. 
Et  es  détroits  s'estoient  mis  en  embuscbe  plusieurs  pay- 
sans, et  Guidèrent  bien  grever  le  comte  d'Estampes  à  son 
retour,  lui  et  ses  gens,  et  de  fait  les  assaillirent;  et  issoient 
lesdits  paysans  ou  Gantois  hors  des  bois,  des  aulnaies  et 
des  blés,  oiiils  s'estoient  embuschiés,  et  là  moururent  trois 
des  hommes  du  comte  d'Estampes,  dont  les  deux  estoient 
nobles  hommes,  l'un  nommé  Jean  d'Inde  et  l'autre  Charles 
de  Héronval.  Et  quant  est  desdits  Gantois  ou  paysans,  ils 
furent  rués  jus  et  morts  de  deus  à  trois  cents  \  Ledit  jour 
perdirent  Gantois,  tant  dedans  Nivelle  ,  à  la  chasse  et  sur 
la  motte,  comme  à  la  dernière  besogne,  bien  mille  hommes 
et  plus,  ainsi  comme  ceux  qui  y  furent,  acertifièrent.  Les 
choses  faites  et  achevées,  le  comte  d'Estampes  s'en  retourna 
à  Harlebecque,  et  le  lendemain  en  la  ville  d'Audenarde, 
là  où  il  se  tenoit  en  garnison. 


CHAPITRE  XII. 

Comment  le  comte  de  Charolois  ala  à  Brouxelles  voir  la  duchesse  de 
Bourgongne,  et  de  la  belle  introduction  que  elle  lui  bailla. 

Durant  le  temps  que  le  duc  de  Bourgongne  estoit  en  la 
ville  de  Tenremonde,  il  y  eut  aucuns  chevaliers  de  la 
court  du  duc,  qui  se  devisèrent  ensamble  de  la  mortelle 

*  Mortuos  suos  colligi  jussit  in  quoddam  horreum  quod  cum  toto 
pago  incendit.  [Chron.  TruncMn.,  p.  630.) 
2  D'autres  manuscrits  portent  ;  De  trois  a  quatre  cents. 


DE  CHASTELLAIN.  277 

guerre  qui  estoit  entre  le  duc ,  ses  gens  et  les  Gantois , 
qui  estoit  telle  que  nul  ne  reschappoit  de  mort,  ne  d'un 
costé,  ne  d'autre;  car  qui  n'estoit  mort  en  bataille  et  estoit 
rencontré  aux  champs ,  il  estoit  pris,  et  menés  es  bonnes 
villes,  tant  d'un  party  comme  d'autre,  on  les  faisoit  morir, 
tant  de  pendre,  de  noyer  ou  de  copper  les  testes.  Pour  les- 
quelles causes,  iceux  chevaliers ,  entre  lesquels  estoit  le 
seigneur  de  Ternant,  pour  les  grans  dangiers  qui  estoient 
en  ladite  guerre,  s'appensèrent  et  ouvrirent  une  voie  de 
tant  faire  que  le  comte  de  Charolois,  par  le  congié  du  duc 
son  père,  alast  voir  la  duchesse  sa  mère,  laquelle  pour  lors 
estoit  à  Brouxelles,  à  cinq  lieues  de  ladite  ville  de  Tenre- 
monde.  Et  les  causes  pour  quoi  la  chose  estoit  ainsi  dres- 
chiée,  c'estoit  pour  trouver  manière  que  le  comte  de  Charo- 
lois fust  eslongié  et  hors  d'icelle  mortelle  guerre,  pour 
doute  de  maie  fortune  et  [que]  doulereuse  aventure  n'ave- 
nist  au  père  et  au  fils  ensamble  ;  [ce]  qui  eut  esté  la  totale 
destruction  de  tous  les  pays  du  duc  de  Bourgongne  '. 

Or  est  ainsi  que  la  chose  fut  si  bien  conduite,  que  le 
comte  de  Charolois  eut  congié  du  duc  son  père  et  s'en  ala 
voir  la  duchesse  sa  mère,  en  sa  compagnie  le  seigneur  de 
Ternant  et  autres  ;  et  eux  venus  en  la  ville  de  Brouxelles, 
après  les  salutations  faites,  le  seigneur  de  Ternant  parla 
à  la  duchesse  de  Bourgongne  et  luy  remonstra  les  grans 
dangiers  et  la  mortelle  guerre  des  Gantois,  en  lui  disant 
les  grans  périls  qui  pouvoient  advenir  au  père  et  au  fils,  et 
que  les  Gantois  n'espargnoient  nulluy,  et  que  auss};^  bien 
estoit-il  en  dangier  de  mort  que  les  autres  qui  estoient  en 
la  dite  guerre ,  pour  laquelle  cause  avoient  aucun  d'eux 


'  Le  10  avril  1452,  le  duc  de  Bourgogne  donna  à  son  fils  les  sei- 
gneuries de  Béthunc  et  de  Baillenl. 

TOiW.   II.  18 


278  '       CHRONIQUE 

advisé  que,  pour  le  bon  moyen  et  advis  d'elle,  on  pourroit 
bien  mettre  mondit  seigneur  de  Cbarolois  hors  de  tels  dan- 
giers.  Desquelles  remonstrances  la  duchesse  de  Bourgon- 
gne  merchia  ledit  seigneur  de  Ternant  et  les  autres  qui  la 
chose  doutoient,  et  respondit  que  elle  auroit  advis  et  que 
le  lendemain  elle  avoit  intention  de  faire  un  très-beau 
bancquet,  pour  bien  festoyer  le  comte  de  Charolois  son 
fils.  Et  comme  la  duchesse  de  Bourgongne  avoit  dit,  fist  le 
lendemain  faire  un  très-beau  bancquet,  oii  elle  fîstpryeret 
assambler  chevaliers,  escuyers,  dames  et  damoiselles  en 
grant  nombre,  et  à  icelluy  bancquet  fît  la  duchesse  très- 
bonne  chière,  et  fist  faire  à  tous  ceux  qui  là  estoient,  et 
après  elle  prya  au  comte  de  Charolois  son  fîls,  en  la  pré- 
sence de  la  belle  compagnie  qui  là  estoit,  et  dist  : 

«  0  mon  fîls,  pour  l'amour  de  vous,  j'ai  assamblé  ceste 
«  belle  compagnie  pour  vous  festoyer,  resjouyr  et  faire 
«  bonne  chière,  et  vous  me  soyez  le  très-bien  venu,  car 
«  vous  estes  la  créature  du  monde,  après  monseigneur 
«  vostre  père,  que  je  ayme  le  mieux  et  que  je  doy  le  mieux 
«  aymer. 

«  Or  doncques,  mon  fîls,  puisque  monseigneur  vostre 
«  père  est  en  la  guerre  à  l'encontre  de  ses  rebelles  et  dé- 
«  sobéissans  subjets,  pour  son  honneur,  hauteur  et  sei- 
«  gneurie  garder,  pour  laquelle  cause,  mon  fîls,  je  vous 
«  prye  que  demain  au  matin  vous  retournez  devers  lui,  et 
«  gardez  bien  que  en  quelconque  lieu  qu'il  soit,  pour 
«  doute  de  mort,  ne  autre  chose  en  ce  monde  qui  vous 
«  pust  advenir,  vous  n'eslongiez  sa  personne,  et  que  en 
«  vostre  cœur  ne  ait  une  seule  estincelle  de  lâcheté,  telle 
«  que  nul  s'en  pust  appercevoir,  que  vous  ne  soyés  tou- 
'(  jours  au  plus  près  de  luy.  Mon  fîls,  je  vous  prie  aussy 
«  que  quant  vous  serez  logé,  soit  aux  champs,  devant 


DE  CHASTELLAIN.  279 

«  ville  fermée  ou  forteresse,  que  dedens  vos  tentes  et  pa- 
«  villons  vous  recueilliez  et  receviez  chevaliers  et  escuyers 
«  sages  et  vaillans,  et  que  à  vostre  table  et  au  mangier 
«  vous  en  soyés  accompagnié  et  non  mie  de  meschans 
«  gens,  et  faites  bonne  chière,  car  en  ce  faisant  je  vous 
«  ayderay  tellement  que  vous  serez  toujours  bien  furny, 
«  si  Dieu  plaist.  » 

Quant  le  seigneur  de  Ternant  et  les  autres  qui  là  es- 
toient,  oïrent  ainsy  parler  la  duchesse  de  Bourgougne,  ils 
furent  bien  esbahis,  et  leur  sambla  que  ce  n'estoit  point 
pitié  de  mère,  mais  grant  courage  de  femme,  qui  ainsy 
amonestoit  son  seul  fils,  et  là  oii  estoit  toute  son  espé- 
rance ,  d'aler  pour  honneur  vivre  et  mourir  avec  le  duc 
de  Bourgongne  son  père,  et  leur  sembloit  bien  auparavant 
que  cette  vertueuse  princesse  par  aucuns  moyens  retour- 
neroit  son  fils ,  mais  ils  virent  le  contraire  :  dont  les  plu- 
sieurs louèrent  la  noble  dame  de  Bourgongne,  en  disant  que 
c'estoit  noble  courage  et  grant  vertu  de  femme  d'envoyer 
ainsi  son  seul  fils  au  daugier  de  la  guerre  avec  son  père, 
comme  dit  est,  où  le  dangier  estoit  si  grand  que  nul  n'es- 
chappoit  de  mort,  car  ainsy  qu'il  est  dit  devant,  qui  n'es- 
toit  mort  aux  champs,  on  le  faisoit  morir  en  la  ville  ' , 


•  D'après  Jacques  Diiclercq ,  la  duchesse  do  Bourgogne  s'alarma 
plus  tard  des  dangers  que  courait  son  fils  et.voulut  le  retenir  à  Lille  ; 
mais  le  jeune  prince  se  souvint  des  conseils  qu'elle  lui  avait  donnés  et 
répondit  :  «  Puisque  mon  père  sera  à  la  bataille,  je  puis  bien  y  estre, 
«  car  il  se  combat  pour  moy  garder  mon  héritage,  et  sy,  ce  seroit 
«  laschcment  fait  à  moy,  si  je  y  failloie;  et  pour  tant,  je  promets  à 
«  Dieu  que  j'y  serai,  si  je  puis  » 


280  CHRONIQUE 


CHAPITRE   XIII. 

Comment  les  nations  estranges  estans  à  Bruges,  c'est  assavoir  les  mar- 
chans,  alèrent  à  Gand  pour  trouver  moyen  de  appaiser  le  discord 
d'entre  ceulx  de  Gand  et  le  duc  de  Bourgongne,  conte  de  Flandres, 
leur  prince,  et  comment  les  Gantois  furent  devant  Bruges  et  des 
lettres  qu'ils  rescripvirent. 

Le  xxvii*'  jour  du  mois  de  may,  se  partirent  les  nations  ' 
des  marclians  de  la  ville  de  Bruges,  pour  aler  en  la  ville 
de  Gand,  lesquels  y  aloient  du  sceu  et  voulenté  de  ceux 
de  Gand,  pour  trouver  paix  entre  le  duc  de  Bourgongne  et 
les  Gantois ,  et  estoient  icelles  nations  d'Espaigne ,  d'Ar- 
ragon,  de  Portugal,  d'Escoce,  Venissiens,  Florentins,  Mi- 
lannois,  Genevois  et  Lucois.  En  ycellui  jour  que  lesdits 
marclians  arrivèrent  en  la  ville  de  Gand,  les  Gantois  yssi- 
rent  à  puissance  de  gens  d'armes,  et  estoient  de  six  à  sept 
mille,  sy  portoient  et  menoient  artillerye  de  canons,  ribau- 
dequins,  tentes  et  pavillons  et  charroy,  ainsy  que  s'ils 
eussent  voulu  assiégier  villes  ou  tenir  les  champs,  et  s'en 
alèrent  droit  à  Bruges.  Et  un  peu  par  avant  avoient  en- 
voyé lettres  aux  doyens  des  mestiers  de  Bruges,  pour  les 
attraire  de  leur  party  et  affin  que  ceux  de  Bruges  se  mis- 
sent à  rencontre  de  leur  prince  et  lui  fissent  guerre.  Et 
ainsy  se  logèrent  les  Gantois  à  moins  d'une  lieue  de 
Bruges,  et  envoyèrent  de  leurs  gens  pour  entrer  dedens, 
mais  on  leur  ferma  les  portes  et  ne  voldrent  ceux  de  la 
ville  parler  à  eux.  Iceux  Gantois  renvoyèrent  une  trom- 
pette et  trois  hommes  devers  ceux  de  Bruges  et  les  requi- 

'  Les  nations  de  Bruges  sont  les  marchands  tenans  les  tables  de 
marchandises  par  tout  le  monde  chrestien.  (Jacques  Duclercq,  11,43.) 


DE  CHASTELLAIN.  28i 

rent  de  parler  à  eux.  Sy  furent  ordonnés  le  seigneur  de  la 
Gruthuse',  Pierre  de  Lescemacque'  et  l'escoutette  pour 
parler  à  ladite  trompette  et  à  ses  compaignons,  et  dirent 
les  paroles  qui  s'ensujvent  cy-après,  escriptes  es  lettres 
que  les  Gantois  avoient  envo3^é  aux  mestiers  de  Bruges, 
comme  dessus  est  touché,  et  desquelles  lettres  la  teneur 
s'ensieut. 

«  A  lionnourables,  sages  et  discrets  nos  très-cliiers  et 
«  bons  amis  les  doyens  et  jurés  du  mestier  des  tonneliers 
«  en  la  ville  de  Bruges  et  à  leurs  adjoints  : 

a  Les  capitaines  et  eschevins  des  deux  sièges,  les  deux 
«  doyens  et  tout  le  commun  de  la  ville  de  Gand,  salut  en 
«  toute  amistié. 

«  Honnourables ,  sages  et  discrets,  très-chiers  et  bons 
«  amis, 

«  Pour  ce  qu'il  vous  a  plu  par  vostre  bonté  nous  dé- 
«  monstrer  grande  faveur  et  léaulté ,  en  ce  que  à  nostre 
«  peuple  nagaires  estant  à  Thielt  et  illec  environ,  avez 
«  voulentairement  et  largement  pourvu  de  vivres,  comme 
«  cervoise,  pain  et  autres  choses,  dont  le  mesme  peuple  a 
«  fait  relation  en  remercyant  publiquement  aux  bonnes 
^<  gens  de  ceste  ville  assemblés  généralement  aujourdhuy 
«  au  marchié,  sy  est  ainsi  que  nous  avons  présentement 
«  envoyé  devers  ledit  lieu  de  Thielt  une  autre  compagnie 
«  bien  habillée'  comme  nous  espérons,  laquelle  Dieu 
«  veuille   conduire ,  pour  vous  et   chacun  endroit  soy 

'  Louis  de  la  Gruthuse,  fils  de  Jean  de  la  Gruthuse  et  de  Margue- 
rite de  Steenhuyse.  Il  épousa  en  1455  Marguerite  de  Borssele.  Il  était, 
en  1449,  échanson  du  duc  de  Bourgogne.  Si  les  lettres  et  les  arts  doi- 
vent beaucoup  à  Louis  de  la  Gruthuse,  la  place  qu'il  occupe  dans 
l'histoire  politique  du  xv«  siècle  n'est  pas  moins  mémorable. 

*  Pierre  Bladelin,  ou  mieux  Bladelinc,  surnommé  Leestmakere.  Nous 
reviendrons  avec  Chastellain  sur  cet  homme  remarquable. 

'  Bien  habillée,  bien. pourvue  de  ce  dont  elle  a  besoiU;  bien  armée. 


282  CHRONIQUE 

«  samblablement ,  de  ce  remercyer  ,  tant  cliièrement 
«  comme  nous  pouvons  et  comme  droit  le  enseigne,  et 
«  prjons  très  -  cMèrement  et  désiramment  qu'il  vous 
«  veuille  plaire  en  ensieuvant  et  entretenant  vostre  bonté 
«  envers  nous  en  ce  et  autrement,  avancbier  de  faire  à 
«  y  celle  compagnie  maintenant  yssue,  tout  le  secours  et 
«  ayde  que  vous  pourrez  de  vitailles  et  autres  choses  qui 
«  leur  seront  nécessaires,  pour  ycelles  bien  payer,  comme 
'■  nous  nous  confions  présentement  en  vous  ;  et  s'il  vous 
«  plaisoit  nous  faire  assistance  pour  aider  à  entretenir 
«  nos  droits  et  franchises,  desquels  nous  en  nulle  manière, 
«  quoy  que  en  doyons  souffrir ,  combien  que  aj^ons  esté 
«  enssonniés  et  traveilliés,  en  débatant  le  sel  et  la  deffense 
«  de  ce  commun  pays'  et  tous  autres  voisins  %  ne  pensons 
«  délaisser,  ne  souffrir  estre  amendris,  à  l'aide  de  Dieu  et 
«  de  nos  bons  amis. 

«  Sy  vous  disons  et  promettons,  par  cestes  nos  lettres, 
«  que  nous  vous  ferons  samblable  assistance  à  l'entretene- 
«  ment  de  vos  droits  et  franchises  et  aiderons  à  affoiblir 
K  tous  ceux  qui  ont  fait  et  voudroient  faire  le  contraire 

»  Des  bonnes  villes  plusieurs  avoient  déjà  scellé  avec  ceux  de  Gand, 
qui  leur  avoient  promis  assistance  de  vivre  et  mourir  avec  eux.  (M.  de 
Cpucy,  50.) 

*  Les  Gantois  avaient  réclamé  le  secours  des  Liégeois  et  entrete- 
naient avec  eux  des  relations  suivies.  «  Lecta  fuit  littera  confœdera- 
«  tionis  missa  Gandensibus  ab  illis  de  Leodio,  sed  parum  profecit.  » 
(But,  Chron.  manusc.).'.'.  Ceulx  de  Gand,  dès  l'encommencement  de  leur 
<■  guerre,  envoyèrent  devers  les  Liégeois,  eulx  requérant  ayde  et  se- 
«  cours,  ofiTrant  faire  le  pareil  se  mestier  en  avoient.  »  [Ch.  an.  ap. 
Corp.  Chr.  Fland.,  III,  p.  488.)  La  ville  de  Tournay  favorisait  aussi  les 
Gantois,  et  pendant  toute  la  guerre  les  biens  qui  appartenaient  à  ses 
habitants  furent  respectés  des  Gantois.  A  Mons,  on  avait  doublé  la 
garde  des  portes.  Les  éelievins  de  Gand  écrivaient  à  ceux  de  Dordrecht 
comme  à  des  amis  dont  Vappui  leur  était  assuré,  et  Simon  Uutenhove 
fut  arrêté  près  de  Biervliet,  porteur  d'un  message  de  la  cité  de  Gand 
«  pour  séduire  et  à  eux  attraire  ceulx  de  Hollande.  » 


DE  CHASTELLAIN.  283 

«  OU  qui  les  voudroient  aucunement  amendrir,  et  que 
«  nous,  pour  plus  grant  seureté  de  ces  choses,  jamais  ne 
«  ferons  paix,  ne  soufferons  estre  faite  sans  vous,  et  de  ce 
«  vous  donrons,  au  cas  que  soyez  de  cet  advis,  telle  assu- 
«  rance  et  scellés  qu'il  appertendra.  Car  vous  et  nous,  ne 
«  pourrions  mieux  entretenir  iceux  nos  droits  et  franchi- 
«  ses,  sinon  par  bonne  union,  laquelle  on  a  longuement 
«  par  grant  soubtilesse  et  cautelle  empescbié ,  au  grant 
«  désavancement  du  commun  pays,  comme  cbascun  peut 
«  sentir.  Et  pour  ce,  lionnourables,  sages  et  discrets  et 
«  très-chiers  et  bons  amis,  il  vous  plaise  nous  rescripre 
«  sur  ce,  si  hastivement  comme  vous  pourrez,  vostre  bon 
«  plaisir,  pour  nous  selon  ce  disposer.  Dieu  soit  avec  vous  ! 
«  Escript  et  donné  soubs  le  scel  aux  causes  de  la  ville 
«  de  Gand,  icy  placquié,  le  xxvi*^  jour  de  may  l'an 
«  mil  iiij'=  cinquante-deux.  » 

CHAPITRE  XIV. 

Cj' -après  s'ensuit   la  copie   des    lettres     que   ceux   de   Bruges 
rescripvirent  au  duc  do  Bourgongns  leur  seigneur. 

«  Nostre  très-redoubté  prince  et  seigneur , 
«  Nous  nous  recommandons  à  vostre  haulte  noblesse 
a  tant  et  sy  humblement  comme  plus  pouvons,  et  vous 
«  plaise  savoir,  nostre  trè.s-redoubté  seigneur  et  prince, 
«  que  ceux  de  Gand  vinrent  samedy,  vegille  de  Pente- 
«  couste  darrain  passé,  en  grant  nombre  jusques  à  six 
«  mille  personnes  et  environ  comme  l'on  dit,  et  vinrent 
«  jusques  à  une  lieue  près  celle  vostre  ville  de  Bruges,  et 
«  prirent  leur  host  et  logis  emprès  et  dechà  le  pont  que 
«  l'on  nomme  le  Moubrughe,  en  la  paroisse  de  Corscamp, 


284  CHRONIQUE 

«  auquel  lieu  ils  ont  esté  jusques  hier  six  heures  sur  le 
«  soir  qu'ils  deslogèrent,  prenant  leur  chemin  devers  Ee- 
«  dehem  et  Quesselaire'  sur  le  droit  chemin  qui  va  de 
«  ceste  vostre  ville  de  Bruges  à  vostre  ville  de  Gand;  et 
«  comme  aujourd'hui  avons  sceu,  ils  s'en  vont  vers  vostre 
«  ville  de  Gand  bien  hastivement,  sans  attendre  l'un  l'au- 
c(  tre  ;  et  pour  vous ,  nostre  très-redoubté  seigneur  et 
.<  prince,  advertir  des  manières  tenues  tant  par  nous 
'(  que  par  eux,  durant  ce  qu'ils  ont  esté  par  dechà,  plaise 
«  vous  savoir  que  incontinent  qu'ils  furent  arrivés,  ils 
«  envoyèrent  aux  portes  de  ceste  ville  un  homme  d'arme 
«  à  cheval  avec  une  trompette,  requérans  avoir  vitailles^ 
«  pour  leur  host,  à  quoy  ne  leur  fut  faite  aucune  res- 
«  ponse.  Mais  aperce  vans  qu'ils  ne  quéroient  que  avoir 
«  collation  et  communication  avec  le  j^euple  de  ceste 
«  vostre  ville,  pour  le  attraire  à  leur  part}^,  prismes  cou- 
«  clusion  de  fermer  toutes  les  portes  de  vostre  dite  ville 
«  et  n'en  lessier  yssir  hors  envers  eux,  ne  de  eux  à  nous, 
«  personnes  quelconques ,  tant  qu'ils  seroient  où  ils  es- 
«  toient  logiés  :  ce  que  par  effectemens  fut  fait.  Et  au 
«  jour  d'hier  vinrent  semblablement,  par  diverses  fois, 
«  certaines  personnes  de  l'host  d'iceux  Gantois ,  requé- 
«  rans  parler  au  peuple  de  ceste  vostre  ville,  ou  que 
«  l'on  reçust  d'eux  certaines  lettres  faites  par  manière  de 
a  placquars,  adréchans  audit  peuple  que  ils  portoient  pu- 
«  bliquement  en  un  baston  fendu,  et  attendoient  d'icelles 
«  la  response;  lesquelles  lettres,  ceux  de  Bruges  vostre 
«  dite  ville,  qui  gardoient  la  porte  de  Sainte-Catherine 


'  La  transcription  du  ms.  16881,  faite  g-énéralement  avec  peu  de 
soin,  offre  ici  une  suite  de  fautes.  Lisez  :  Moerbrug-ge,  Oostcamp. 
Oedslem  et  Knesselaere. 

-   Vif  ailles,  aliments,  vivres. 


DE  CHASTELLAIN.  283 

OÙ  ils  vinrent,  ne  voulrent  oncques  recepvoir.  Et  en 
spécial  hier,  environ  quatre  heures  après  midy,  vin- 
rent à  ladite  porte,  trois  personnes  dudit  host  et  une 
trompette  avecques  eux ,  auxquels  nous  Loys,  Pierre, 
escoutette,  et  aucuns  de  la  loy  ensamble  qui  gardoient 
la  porte,  parlasmes,  et  pour  ce  faire,  yssimes  par  le 
huiquet  d'icelle  porte.  Lesquels  ceux  de  Gand  nous 
firent  semblablement  la  requeste  :  sur  quoy  nous  dessus 
nommés  les  interrog-eâmes,  premièrement  s'ils  savoient 
que  les  nations  des  marchans,  résidens  en  ceste  vostre 
ville,  a  voient  envoyé  leurs  députés  à  vostre  dite  ville 
de  Gand,  pour  labourer  avecques  eux  sur  la  matière  de 
la  paix,  et  aussy  s'ils  savoient  que  ceux  de  Gand  eussent 
envoyé  plusieurs  lettres  de  placquars  à  divers  doyens 
de  mestiers  de  ceste  ville,  desquels  vous  envoyons  copie 
cy-dedens  encloses,  sans  en  avoir  envoyé  aucunes  à 
nous  commis,  officiers  et  loy,  ne  aussy  aux  hoefmans 
des  bourgeois  de  ceste  vostre  ville ,  et  eux  respondans 
qu'ils  n'en  savoient  riens,  leur  fut  lors  dit  qu'ils  es- 
toient  tenus  de  le  savoir,  et  s'ils  ne  le  savoient,  qu'ils  re- 
tournassent à  Gand  pour  le  savoir,  avant  qu'ils  parlas- 
sent audit  peuple.  Lors  ils  requirent  que  voulsissions 
recevoir  lesdites  lettres  adréchans  au  peuple  d'icelle 
ville.  A  quoy  leur  demandasmes  si  ils  savoient  bien  la 
disposition  de  ceste  ville.  Et  pour  ce  que  sentismes, 
nous  leur  notificasmes  icelle  estre  telle  que  les  commis 
de  par  vous  nostre  très-redoubté  seigneur  prince,  vos 
baillis,  escoutettes  de  la  loy  et  tout  ce  commun  peuple 
de  ceste  ville,  estoient  une  mesme  chose,  unys  tous 
ensamble  et  tous  conclus  comme  vos  bons  léaux  sub- 
jets en  bonne  union  garder  ceste  vostre  ville  en  vostre 
bonne  obéissance,  comme  ce  autrefois  sur  samblables 


286  CHRONIQUE 

«  lettres  envoyées  de  ceux  de  Gand,  leur  avoitpar  manière 
«  de  response  esté  escript,  et  pour  ce  que  lesdites  lettres 
«  qu'ils  exhibèrent,  adréchoient  seulement  au  peuple,  non 
«  à  nous  commis,  officiers  et  loy,  qu'elles  n'estoient  pas 
«  recepvables,  mesmement  qu'elles  venoient  dudit  host  et 
«  non  de  la  ville  de  Gand  ,  mais  eux  retournés  audit 
«  Gand,  si  yceux  de  Gand  vouloient  quelque  chose  re- 
«  querre  à  ceux  de  ceste  ville  de  Bruges  touchant  ma- 
«  tière  de  paix,  ceux  de  ceste  ville  f croient  leur  devoir 
«  pour  labourer  à  leur  pouvoir,  pour  parvenir  à  ycelle, 
«  que  jusques  à  ores  ils  ont  fait,  sans  y  riens  espargnier 
«  labeur,  ne  despenses.  Et  ce  fait,  ladite  trompette  requist 
«  que  de  par  ceste  ville  fust  envoyé  audit  host  vitailles 
«  pour  la  substentation  d'icelluy,  auquel  par  nous  dessus- 
«  dits  fut  respondu  que  n'avions  point  de  charge  de  siu- 
«  ce  leur  respondre,  mais  nous  sambloit  qu'ils  pouvoient 
«  bien  savoir  que  pour  le  temps  présent  ceste  ville  estoit 
«  pleine  de  peuple,  tant  de  la  ville  et  du  plat  pays  qui  y 
«  estoit  retrait,  que  des  marchans  estrangiers,  auquel  es- 
«  toit  besoing  grant  foison  vitailles  et  leur  estoient  leurs 
«  vitailles  très-nécessaires;  néantmoins,  s'ils  nous  vou- 
«  loient  laissier  savoir  le  temps  de  leur  département,  nous 
«  rapporterions  leur  requeste  voulentiers,  et  depuis,  si 
«  leur  seroit  faite  response,  avec  ceste  response  s'en  re- 
«  tourneroient  audit  host.  Et  tantost  qu'ils  sceurent  nostre 
«  response,  nous  vinrent  nouvelles  qu'ils  se  deslogèrent, 
«  prenans  leur  chemin  par  le  champ  vers  Odelem  et  Nes- 
«  selaire.  Toutes  lesquelles  choses,  nostre  très-redoubté 
«  seigneur  et  prince,  nous  vous  signifions  en  toute  humi- 
«  lité,  suppliant  que  nous  et  ceste  vostre  dite  ville,  il  vous 
«  plaise  de  vostre  très-bénigne  grâce  avoir  en  vostre  très- 
«  spéciale  recommandation,  en  priant  nostre  benoît  Créa- 


DE  CHASTELLAIN.  287 

«  teur  qu'il  vous  ait  eu  sa  très-sainte  garde  et  doinst  pros- 
«  périté  en  tous  vos  notables  affaires. 
«  Escript  le  xxîx."  jour  du  mois  de  may. 

«    LOYS    DE    LA    GrUTHUSE  , 

«  Bladelin, 
'<  baillif,  escoutette,  bourguemaistre,  es- 
«  clievins  et  conseillers  de  vostre  ville  de 
«  Bruges.  » 

CHAPITRE  XV. 

Comment  ceux  de  Gand  envoyèrent  une  ambassade  devers  le  duc  de 
Bourgongne  en  la  ville  de  Tenremonde  pourimpétrer  unes  trêves  de 
demy  an  durant,  laquelle  leur  fut  accordée. 

Après  y  celles  responses  faites,  les  Gantois  s'en  retour- 
nèrent en  la  ville  de  Gand,  sans  autre  chose  faire;  mais  bien 
cuidoieut  les  Gantois  avoir  ceux  de  Brug'es  avec  eux,  au- 
quel ils  faillirent. 

Les  marchans  des  nations  furent  longuement  en  la  ville 
de  Gand,  pluiseurs  fois  parlèrent  aux  Gantois,  c'est  assa- 
voir aux  boefmans  et  puis  au  peuple.  Et  fut  appointé  entre 
eux  que  l'abbé  de  ïronchiennes ,  les  prieurs  de  Saint- 
Bavon  et  des  chartreux  de  Gand,  et  damp  Bauduin  de 
Fosseux,  aussi  religieux  de  l'abbaye  de  Saint-Bavon  de 
Gand,  seroient,  avec  lesdits  marchans,  envoyés  par  devers 
le  duc  de  Bourgongne  pour  requérir  trêves  durant  l'espace 
de  demy  an,  par  la  forme  et  manière  cy-après  desclarées. 
Et  envoyèrent  lesdits  marchans  pour  iceux  abbé  et  reli- 
gieux quérir  saufconduit  au  duc,  lequel  leur  fut  accordé. 
Sy  leur  fut  envoyé,  et  vinrent  ycellui  abbé  religieux  et 
marchans  à  Tenremonde  devers  le  duc  de  Bourgongne, 


288  CHRONIQUE 

Le  quatrisuie  et  septime  jours  de  juin  au  dit  an,  furent 
oys  l'abbé,  religieux  et  marchans  en  la  présence  du  duc, 
en  son  grant  conseil  bien  préparé  et  g'arny  de  grande  sei- 
gneurie. Et  parla  le  prj^eur  des  Cliartreux  en  la  manière 
qui  s'ensieut  : 

«  Très-haut,  très-excellent  et  très-puissant  prince  et 
«  mon  très-redoubté  seigneur,  révérend  père  en  Dieu 
«  monseigneur  l'abbé  de  Troncbiennes, le  pryeur  de  Saint- 
«  Bavon,  damp  Bauduin  deFosseux,  ces  notables  marchans 
«  chi  présents  et  moy,  sommes  venus  devant  vostre  haute 
«  seignourie,  comme  ceux  qui  de  nostre  pouvoir  nous 
«  voudrions  employer  que  ceux  de  vostre  bonne  ville  de 
«  Gand  fussent  appaisiés  envers  vous.  Et  pour  ce  que  la 
«  matière  est  grande,  et  aussi  que  ne  sommes  pas  acous- 
«  tumés  de  telles  si  hautes  et  si  pesans  [affaires]  démener 
«  à  nous,  par  manière  de  mémoire  avons  mis  en  escript  la 
«  charge  que  ceux  de  vostre  ville  de  Gand  nous  ont  chargé 
«  de  vous  dire,  vous  suppliant,  très-haut,  très-excellent  et 
«  très-puissant  prince,  qu'il  vous  plaise  que  par  l'un  desdits 
«  marchans  ladite  cédule  puist  estre  lue  devant  vous.  » 

Laquelle  chose,  monseigneur  le  duc  leur  accorda,  et 
contenoit  icelle  cédulle  ce  qui  s'ensieut  : 

«  Très-haut ,  très-puissant  et  très-excellent  prince  et 
«  nostre  redoubté  seigneur. 

«  Les  marchans  des  nations  estranges,  résidans  en  vos- 
«  tre  ville  de  Bruges,  vos  très-humbles  et  petits  serviteurs 
«  et  qui  se  recommandent  très-humblement  à  vostre  bonne 
«  grâce,  considérans  les  grans  maux  et  inconvéniens,  qui 
«  viennent  en  ce  vostre  pays  de  Flandres  de  ceste  présente 
«  guerre  mue  entre  vous,  nostre  très-redoubté  seigneur, 
«  et  ceux  de  vostre  ville  de  Gand,  dont  ils  portent  très- 
«  grant  desplaisance,  tant  pour  la  pitié  qu'ils  ont  du  pays 


DE  CHASTELLAIN.  289 

«  et  du  povre  peuple,  comme  aussy  pour  leurs  affaires 
«  particuliers,  car  comme  l'on  peut  savoir,  la  marchan- 
«  dise  n'a  point  de  cours  en  vostre  pays,  comme  elle  sou- 
«  loit  avoir,  à  la  semonce  et  exhortement  des  députés 
«  des  trois  membres  de  Flandres,  estans  pour  lors  en  vos- 
«  tre  ville  de  Bruges,  nous  ont  ordonnés  et  députés,  pour 
«  de  par  eux  tous  aler  en  vostre  ville  de  Gand  et  aux  gou- 
«  verneurs  d'icelle  remonstrer  les  grans  griefs  et  domma- 
«  ges  qui  viennent  pour  ceste  guerre,  les  pryer  et  requérir 
«  que,  pour  l'honneur  de  Dieu,  se  veullent  mettre  à  raison 
«  et  en  devoir  pour  venir  à  paix  et  en  la  bonne  grâce  de 
«  vous, nostretrès-redoubtéseigneurleurprinceetseigneur 
«  naturel,  en  outre  leur  offrir,  si  par  nous  se  peut  faire 
«  aucun  bien  en  ceste  matière,  qu'ils  nous  trouveront  prêts 
«  et  apparilliés  pour  nous  y  employer  de  bon  cœur,  sans 
«  en  riens  nous  espargner  et  en  après  leur  donner  à  co- 
«  gnoistre.  Au  cas  que  ces  choses  ne  ^^rendroient  briefve 
«  fin,  nous  serions  par  force  constraints  de  laisser  le  pays, 
«  car,  comme  chascun  peut  savoir ,  les  marchans  et  les 
«  marchandises  requièrent  paix  et  pays  de  paix,  car  nul- 
«  lement  ne  peuvent  soustenir  la  guerre.  Pour  quoy  nous, 
«  députés  des  dessusdites  nations ,  avecques  les  dessus- 
«  dites  charges,  partismes  de  vostre  ville  de  Bruges  le 
«  samedy  veille  de  la  Penthecouste,  et  ce  mesme  jour  ar- 
ec rivasmes  en  vostre  ville  de  Gand,  et  eusmes  entrée  en 
«  la  chambre  des  esche  vins,  devant  ceux  qui  gouvernent 
«  ycelle  ville  de  Gand,  auquel  lieu  fut  de  par  nous  pro- 
«  posée  la  charge  que  nous  avions  de  nos  compagnons , 
«  ainsi  que  dessus  est  dit.  Sur  quoy,  de  par  lesdits  gou- 
«  verneurs  nous  fut  respondu,  que  de  ycelle  guerre  et  du 
«  destourbier  qui  estoient  au  pays,  estoient  bien  dolans  et 
a  courouchiés,  que  sur  toutes  choses  désiroient  la  paix  et 


290  CHRONIQUE 

«  l'amour  de  vous,  nostre  très-redoubté  seigneur  et  prince 
«  naturel,  et  que  à  ceste  fin  ils  désiroient  et  aymoient 
«  mieux,  par  le  moyen  de  traité  que  autrement  [tendre] 
«  comme  le  plus  amiable.  A  quoy  de  par  nous  fut  répliqué 
«  que  pour  entrer  audit  chemin  de  traité,  il  estoit  nécessaire 
«  de  eslire  et  trouver  traiteurs  agréables  à  vous ,  nostre 
«  très-redoubté  leur  prince,  et  qu'ils  leur  donnassent  telle 
«  charge  qui  vous  dust  pareillement  estre  agréable.  Sur 
a  quoy  de  par  eux  nous  fut  respondu  que  ne  savoient , 
«  ne  ne  veoient  aucunes  personnes  plus  ydoines  à  estre 
«  moyen  en  ceste  matière,  que  les  nations  estranges  dont 
«  nous  estions  députés,  nous  instamment  pryans  et  requé- 
«  rans  que  nous  voulsissons  entreprendre  y  celle  charge. 

«  A  laquelle  requeste  fut  respondu  de  par  nous  que, 
«  comme  nous  avons  dit,  nous  estions  prêts  et  apparilliés 
«  de  y  labourer  et  faire  tout  le  bien  que  nous  seroit  possi- 
«  ble  ;  mais  considéré  que  nous  sommes  marchans  et  d'es- 
«  tranges  pays,  qui  ne  sommes  point  stillés  de  telles 
«  choses  et  qui  ne  savons  les  manières  et  conditions  du 
«  pays ,  attendu  aussi  comme  la  matière  est  grande  et 
«  pesante  et  que  n'en  savons  point  les  difficultés,  il  nous 
«  estoit  advys  estre  mal  possible  que  par  nostre  moyen 
«  seulement  la  chose  se  pust  mener  à  bonne  fin,  et  si  leur 
«  plaisir  estoit  que  nous  nous  entremetissions  en  ycelle 
«  motion,  il  nous  sambloit  nécessaire  d'avoir  avecques 
«  nous  gens  du  pays  notables  et  qu'ils  fussent  agréables 
«  à  vous,  nostre  très-redoubté  seigneur  leur  prince. 

«  A  quoy  ils  s'accordèrent  et  eslurent  pour  estre  ad- 
«  joints  avec  nous,  révérend  père  en  Dieu  monseigneur 
«  l'abbé  de  Trouchiennes  et  vénérables  pères  messei- 
«  gneurs  les  pryeurs  de  Saint-Bavon  et  des  chartreux , 
«  et  damp  Bauduin  de  Fosseux,  religieux  audit  monas- 


DE  CHASTELLAIN.  291 

«  tère  de  Saint-Bavon,  icy  présens.  Et  pour  entrer  plus 
«  avant  en  ladite  matière,  nous  remonstrèrent  que  diffici- 
«  lement  pourroit-on  venir  audit  traité  et  à  la  fin  de  paix, 
«  comme  ils  désiroient,  si  ne  fust  par  moyen  d'aucunes 
«  trêves  ou  abstinences  de  guerre,  pendant  lesquelles  on 
«  pust  traiter  et  conclure  la  paix ,  nous  très-affectueuse- 
«  ment  pryans  et  requérans  que  nous  voulsissièmes  venir 
«■  devers  vous,  nostre  très-redoubté  seigneur  leur  prince 
«  et  seigneur  naturel,  pour  vous  supplier  très-bumble- 
«  ment  de  l'impétration  d'icelles  trêves.  A  quoy  leur  fut 
«  respondu  de  par  nous  que  la  peine  et  despens  ferions- 
«  nous  très-volentiers,  mais  attendu  que,  comme  ils  sa- 
«  voient,  et  chacun  le  peut  bien  savoir,  vous  nostre  très- 
«  redoubté  seigneur  leur  prince  naturel,  aviez  conclu  en 
«  vous-mesme  par  bonne  délibération ,  par  vostre  grant 
«  conseil,  de  ne  jamais  vouloir  oyr  aucune  chose  sur  ceste 
«  matière,  si  premièrement  ceux  qui  se  disent  hoefmans  ou 
«  capitaines  en  vostre  ville  de  G  and,  ne  fussent  desmis, 
«  et  aussy  qu'il  ne  nous  sambloit  pour  le  présent  estre  né- 
^<  cessaire  faire  aucune  mention  de  leurs  privilèges,  cous- 
«  tûmes,  franchises  et  usages,  comme  ils  requéroient, 
«  il  nous  estoit  advis  de  labourer  en  vain,  au  cas  que  sur 
«  ce  ne  fissent  autre  délibération.  Auxquelles  choses  nous 
«  fut  dit  de  par  eux,  que  sur  ce  n'oseroient  aler  plus  avant, 
«  ne  donner  autre  response,  sans  le  sceu  du  peuple  et  son 
«  consentement,  et  que  ils  [le]  feroient  assambler  et  l'on 
«  luy  donroit  à  congnoistre  comme  ils  firent.  Et  après  nous 
«  baillèrent  response  que  le  peuple  estoit  bien  content, 
«  et  supplioit  auxdits  prélats  et  députés  pour  impétrer  et 
«  obtenir  ycelles  trêves  ou  abstinence  de  guerre  pour  le 
«  terme  de  demy  an  ou  plus,  si  faire  se  pouvoit,  mais  que 
"  en  obtenant  lesdites  trêves  ou  abstinence  de  guerre, 


292  CHRONIQUE 

«  mention  fust  faite  de  leurs  privilèges  ,  francliises, 
«  coustumes  et  usages,  et  en  outre  qu'ils  estoient  bien 
«  contens  que  l'on  change  les  noms  des  hoefmans  et  que 
«  l'on  leur  donne  autre  nom ,  assavoir  gouverneurs,  rec- 
«  teurs,  deffendeurs  ou  autre  nom  tel  que  on  voudra,  car 
«  de  desmettre  leur  auctorité  de  tous  poins,  comme  ils  di- 
«  soient,  seroit  pour  le  présent  comme  impossible,  pour 
«  ce  que  la  ville  est  grande,  et  y  pourroit-on  faire  des 
«  maux  sans  nombre,  comme  homicides,  roberies,  effor- 
ce cemens  de  femmes  et  autres  maux  assez,  s'il  n'y  eust 
«  traité  et  auctorité ,  mesmement  au  présent  que  sont 
«  sous  les  armes.  Et  sont  bien  contens  que  le  nom  qui 
«  sera  attribué  à  ceux  qui  auront  ceste  auctorité,  soit 
«  nommé  et  escript  au  derrière  des  eschevins  et  doyens, 
«  nous  remonstrans  que  présentement,  pour  obtenir  les- 
«  dites  trêves,  n'estoit  point  mestier  de  faire  autres  offi- 
«  ciers,  mais  que  au  traité  de  la  paix  finale,  ils  s'en  ac- 
«  quitteroient  tellement  que  vous,  nostre  très-redoubté  et 
«  seigneur  leur  jDrince  et  seigneur  naturel,  auriez  cause 
«  d'en  estre  content.  Sur  ce,  très-excellent  prince  et  nos- 
«  tre  dit  très-redoubté  seigneur,  les  dessusdits  abbés  de 
«  Tronchiennes,  prieurs  de  Saint-Bavon  et  des  chartreux, 
«  damp  Bauduin  de  Fosseux  et  nous,  députés  dessusdits 
«  des  nations  estrangières  résidens  en  vostre  ville  de 
«  Bruges,  vos  très-humbles  serviteurs,  sommes  venus 
«  devers  vostre  seignourie  avec  la  dessusdite  charge,  à 
«  nous  bailliée  par  ceux  de  vostre  ville  de  Gand ,  vous 
«  suppliant  en  toute  humilité,  très-noble  prince,  qui  par 
«  droite  nature  de  sang  et  par  renommée,  entre  plusieurs 
«  autres  très- excellentes  conditions  de  vostre  très-noble 
«  personne,  avez  toujours  esté  et  estes  très-grandement 
«  recommandé  de  estre  béning,  piteux  et  miséricors,  qu'il 


DE  CHASTELLAIN.  293 

vous  plaise  par  vostre  bénigne  grâce  regarder  en  pitié 
vostre  bon  pays  de  Flandres,  qui  depuis  un  peu  de 
temps  est  tellement  empiré  et  taillié  d'estre  totalement 
désolé  et  destruit ,  si  vostre  miséricorde  ne  luy  est  im- 
partie. Et  n'est  jà  besoing  de  regarder  l'eiïusion  de 
sang,  les  brûleries  des  villes,  villages  et  maisons,  et 
plusieurs  autres  grans  maux  qui  en  sont  venus  jusques 
à  présent ,  car  tout  est  bien  en  vostre  bonne  mémoire. 
Et  encores  n'est-ce  riens  au  regard  de  ce  qui  sera  au 
temps  advenir,  si  par  vous ,  nostre  très-redoubté  sei- 
gneur, et  par  vostre  pitié  et  miséricorde,  sans  du  tout 
avoir  regard  aux  deffaultes,  n'est  remédié. 
«  Très-excellent  prince,  nous  vous  supplions  très- 
humblement  ,  pour  l'honneur  et  pour  la  révérence  de 
Nostre-Seigneur  et  Sauveur  Jésus-Christ,  et  en  outre 
aussy  nostredit  très-redoubté  seigneur,  vous  supplions 
en  toute  humilité  que  pour  Dieu,  vostre  seigneurie  ne 
prende  à  nul  mal  ce  que  nous  avons  fait  en  ceste  ma- 
tière, menée  de  bon  cœur  et  de  bonne  voulenté,  pour  la 
pitié  que  nous  en  avons,  comme  dit  est.  Et  si  en  ce  fait 
nous  nous  sommes  simplement  gouvernés,  comme  nous 
doubtons  en  plusieurs  choses,  qu'il  vous  plaise ,  nostre 
très-redoubté  seigneur,  nous  en  tenir  pour  excusés  et  le 
imputer  à  nostre  ignorance  et  non  point  à  malice.  Très- 
haut,  très-puissant  et  très-excellent  prince  et  nostre 
très-redoubté  seigneur, si  en  ceste  matière  ou  autre  vous 
plaist  nous  commander  aucune  chose  à  nous  possible, 
vous  nous  trouverez  prêts  à  obéir  de  très-bon  cœur, 
à  l'ayde  de  Nostre-Seigneur,  lequel  pryons  que  vous, 
très-noble  prince  et  nostre  très-redoubté  seigneur,  ait  en 
sa  sainte  garde  et  vous  doinst  accomplissemens  de  vos 
très-nobles  désirs.  » 

TCH.    II.  19 


294  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XVI. 

Cy-après  s'ensieut  la  copie  de  la  response  faite  sur  la  cédule  que 
baillèrent  les  nations  des  marchans  estans  à  Bruges  au  duc  de 
Bourg-ongne. 

Après  ycelle  cédule  lue  de  mot  en  mot,  maistre  Nicolas 
Eolin,  chancellier  de  Bourgongne,  demanda  la  cédule, 
affin  que  le  duc  eust  sur  ce  son  advis  avec  son  grant  conseil. 
Et  pour  leur  faire  response,  le  duc  de  Bourgongne  se  tira 
en  sa  chambre  et  fist  appeler  son  grant  conseil,  et  par  dé- 
libération fut  leur  response  conclue  et  pronuncliiée  par  la 
bouce  du  chancellier  en  la  présence  du  duc  et  de  son  grant 
conseil.  Et  auparavant  ycelle  response  faite ,  fut  par  le 
chancellier  remonstré  auxdits  religieux  et  marchans  les 
grans  meiïais,  rebellions,  cautelles,  abusions  et  maléfices 
des  Gantois,  en  reprenant  comme  le  jour  du  bon  vendredy, 
en  demandant  paix,  prinrent  le  chastel  de  Gavres,  et  au- 
paravant avoient  cuidié  prendre  Biervliet,  comment  ils 
avoient  cuidié  prendre  la  ville,  aussy  comment  ils  assié- 
gèrent la  ville  d'Audenarde,  et  comment  ils  entendoient  à 
conquester toute  Flandres,  donner  les  terres  des  nobles  du 
pays  à  qui  qu'il  leur  plairoit  et  prendre  toute  la  seigneu- 
rie dudit  pays  de  Flandres  pour  eux  et  en  estre,  de  tous 
points,  seigneurs,  comment  ils  avoient  séditieusement  et 
par  grant  cautelle  envoyé  lettres  au  pays  de  Hollande  et 
de  Zellande  et  comment  ils  avoient  esté  devant  Bruges  à 
puissance,  cuidans  attraire  ceux  de  Bruges  avecques  eux, 
faisans  courre  bourdes  et  menchonnes  ' ,  disans  que  c'estoit 
à  l'occasion  da  sel  que  monseigneur  le  duc  leur  avoit  fait 

*  Menchonnes,  mensonges. 


DE  CHASTELLAIN.  295 

requerre.  En  outre  leur  fut  remonstré  comment  ce  n'es- 
toit  point  à  l'occasion  du  sel  la  guerre  que  monseigneur  le 
duc  leur  faisoit,  et  que  touchant  le  sel,  la  paix  et  le  traitié 
en  avoit  esté  de  tous  points  fait  en  la  ville  de  Tenremonde, 
mais  estoit  pour  garder  sa  hauteur,  terre  et  seignourie, 
que  les  Gantois  luy  vouloient  du  tout  oster  en  alant  contre 
leurs  privilèges  qu'ils  avoient  juré;  et  que  on  les  pou  voit 
deux  fois  prouver  parjures,  c'est  assavoir  à  cause  du  ser- 
ment qu'ils  avoient  fait  à  leur  prince  et  le  serment  de  leurs 
privilèges,  lesquels  deux  sermens  ils  avoient  faulsé  et 
parjuré,  en  les  prouvant  pires  que  juifs;  car  si  les  juifs 
eussent  véritablement  sceu  que  nostre  benoît  sauveur  Jé- 
sus-Christ eust  esté  Dieu,  ils  ne  l'eussent  point  mis  à 
mort,  mais  les  Gantois  ne  pou  voient,  ne  peuvent  Ignorer 
que  monseigneur  le  duc  ne  fust  et  soit  leur  seigneur  na- 
turel et  lequel  leur  avoit  tant  de  biens  fait,  et  que  c'estoit 
la  ville  de  tous  ses  pays  à  laquelle  il  avoit  fait  plus  de 
biens  ;  et  le  guerredon  qu'ils  lui  en  rendoient,  c'estoit  de 
luy  vouloir  oster  sa  seignourie,  en  lui  faisant  guerre  mor- 
telle de  feu  et  de  sang  et  toutes  violences;  et  quant  aux 
requestes  qu'ils  faisoient  à  monseigneur  le  duc,  touchant 
de  avoir  trêves  demy  an  du  moins,  et  qu'ils  estoient  con- 
tens  de  changer  les  noms  de  leurs  hoefmans  en  tel  autre 
nom  que  l'on  voudroit ,  fust  de  les  appeller  gouverneurs 
ou  autrement,  icelle  requeste  n'estoit  raisonnable  de  faire 
à  mondit  seigneur,  ne  à  homme  de  raison,  mais  estoit  de 
tous  points  contre  l'honneur,  hauteur  et  seignourie  de 
mondit  seigneur  le  duc.  Mais  toutefois  monseigneur  le  duc 
n'en  savoit  point  de  mal  gré  auxdits  religieux  et  marchans, 
et  savoit  bien  que  ce  que  ils  faisoient,  ce  estoit  en  bonne 
intention,  mais  la  malice  et  mauvaistié  des  Gantois  se 
monstroit  et  continuoit  toujours  de  mal  en  pis. 


29G  CHRONIQUE 

Après  la  response  faite  par  ledit  chancellier,  le  pryeiir 
des  chartreux  de  Gand  s'agenouilla  devant  le  duc  de  Bour- 
gongne,  en  disant  :  «  Mon  très-redoubté  seigneur,  nous  ne 
«  sommes  pas  sages,  ne  prudens  pour  savoir  conduire 
«  telles,  ne  si  hautes  matières  que  sont  cestes,  et  aurions 
«  mestier  que  nous  fussions  instruits  comment  nous  nous 
«  deverions  conduire  et  gouverner  an  cas  qu'il  vous  plai- 
«  roit  que  ces  marchans  et  nous,  nous  en  meslerions.  Sy 
«  vous  supplie,  mon  très-redoubté  seigneur,  qu'il  vous 
«  plaise  estre  content  que  ces  notables  marchans  cy~pré- 
«  sens  s'en  puissent  mesler  et  retourner  devers  ceux  de 
«  Gand  pour  le  bien  de  la  paix,  où  ils  se  veuUent,  s'il 
«  vous  plaist,  employer  de  corps  et  de  chevance.  » 

Alors  le  duc  parla  et  dist  qu'il  est  oit  tout  tel  qu'il  souloit, 
jà-soit-ce  qu'il  avoit  bien  cause  et  matière  de  soy  courrou- 
chier  plus  que  les  autres  fois,  car  y  ceux  Gantois  de  plus 
en  plus  s'efforçoient  de  lui  faire  guerre,  en  boutant  les 
feux  journellement  sur  lui  et  sur  ses  subjets,  et  ce  non 
obstant,  comme  dit  est,  sy  estoit-il  tel,  comme  ilsambloit, 
c'est  assavoir  que  par  plusieurs  et  maintesfois  il  avoit  dit, 
que,  quant  ceux  de  la  ville  de  Gand  auroient  osté  leurs 
hoefmans  et  se  metteroient  en  estât  de  demander  grâce, 
on  le  trouveroit  prince  de  grâce,  plein  de  justice,  et  que 
on  n' avoit  point  trouvé  en  luy  deffaut  de  injustice,  ne 
jà,  s'il  plaisoit  à  Dieu,  ne  trouveroit  nuls,  et  quant  à  luy, 
si  les  gens  d'église  et  marchans  se  vouloient  mesler  de  la 
paix,  il  n'en  seroit  point  malcontent. 

Iceux  religieux  et  marchans  furent  bien  contens  de  la 
response  à  eux  faite  par  le  duc  et  l'en  remercyèrent,  et  sy 
prirent  congié  de  luy.  Et  le  lendemain,  que  fut  le  viii'  jour 
dudit  mois  de  juin,  l'abbé  de  Tronchiennes,  les  pryeurs, 
religieux  et  marchans,  retournèrent  en  la  ville  de  Gand, 


DE  CHASTELLALV.  297 

pour  laquelle  chose  ils  s'assamblèrent  plusieurs  fois  en- 
samble,  et  conclurent  d'envoyer  devers  messeigneurs  les 
contes  de  Charolois  et  d'Estampes  deux  lettres  closes,  con- 
tenans  que  les  Gantois  requéroient  à  messeigneurs  les 
contes  qu'il  leur  plust  supplier  au  duc  de  leur  donner  huit 
jours  trêves,  pendant  lequel  temps  ils  députeroient  les 
dessusdits  religieux,  marchans  et  quinze  de  leurs  bour- 
geois pour  venir  devers  le  duc  lui  requérir  jiaix. 

Messeigneurs  les  contes  de  Charolois  et  d'Estampes  firent 
la  requeste  au  duc,  et  après  qu'ils  l'eurent  faite,  par  le 
commandement  du  duc,  firent  response  aux  députés  de 
Gand  là  présens,  qui  fut  telle  :  «  Que  en  tant  qu'il  touclioit 
«  les  huit  jours  de  trêves  qu'ils  demandoient  que  le  duc 
«  leur  accordast,  ne  se  pouvoit  faire,  pour  la  grant  assam- 
«  blée  de  grans  seigneurs,  chevaliers  et  escuyers  et  peu- 
«  pie,  que  le  duc  avoit  assamblé  pour  entrer  au  pays  de 
«  Was.  Ce  mesme  jour,  qui  estoit  le  xiii*  jour  de  juin,  et 
«  dès  le  jour  de  devant,  en  estoit  passé  la  rivière  de  l'Es- 
«  caut  à  Rupplemonde,  bien  mille  combatans,  pour  la- 
ce quelle  chose  le  duc  ne  pouvoit  donner  lesdites  trêves, 
«  mais  au  cas  que  ceux  de  Gand  voudroient  mettre  jus 
«  leurs  hoefmans  et  remettre  leur  ville  en  loy  et  envoyer 
«  les  dessusdits  religieux,  marchans  et  quinze  de  leurs 
«  bourgeois ,  comme  dessus  est  dit,  faire  à  mondit  sei- 
«  gneur  le  duc  olfres.raisonnables,  monseigneur  le  duc  y 
«  entendroit,  et  sy  leur  monstreroit  par  effet  que  les  huit 
«  jours  qu'ils  demandoient,  leur  seroient  très-raisonnables, 
«  et  bien  le  perceveroient  si  à  eux  ne  tenoit.  »  Et  ce  mesme 
jour,  qui  fut  le  xiii''  dudit  mois  se  partit  le  duc,  atout  son 
armée  lors  estant  devers  lui ,  de  la  ville  de  Tenremonde 
pour  aller  passer  la  rivière  de  l'Escaut,  à  Rupplemonde , 
et  ])artans  avec  lui  le  comte  de  Charolois,  seul  fils  et  héri- 


298  CHRONIQUE 

lier  du  duc,  le  duc  de  Clèves,  Adoli:)lie  son  frère,  messire 
Cornille  bastard  de  Bourgongne,  le  seigneur  de  Croy ,  comte 
de  Porcien,  le  comte  de  Hornes,  le  seigneur  de  Créquy,  le 
seigneur  de  Montagu,  le  seigneur  de  Lalaing,  le  seigneur 
de  Ternant,  le  seigneur  de  Humières,  messire  Jacques  de 
Lalaing,  le  seigneur  de  Wavrin,  le  seigneur  de  Bausi- 
gnies,  le  seigneur  d'Arcy,  messire  Charles  de  CMlon, 
messire  Loys  de  la  Viefville  et  plusieurs  autres  grands 
seigneurs.  Audit  lieu  de  Rupplemonde  avoit  un  gros 
village  que  les  Gantois  avoient  ars,  mais  pour  ce  qu'il  y 
avoit  fossés  autour,  oîi  souloit  estre  icelui  village,  fut 
avisé  d'aller  loger  huit  cents  ou  mille  combattans  dedans, 
afin  que  les  Gantois  ne  s'y  logeassent  premiers  :  car  si  les 
Gantois  y  eussent  été  logés,  ils  eussent  pu  destourber  le 
passage  du  duc  de  Bourgongne  et  de  ses  gens  audit  lieu  de 
Rupplemonde.  Sy  furent  envoj'^és  deux  notables  cheva- 
liers, l'un  fut  messire  François  l'Aragonois ,  et  l'autre  le 
seigneur  de  Contay,  lesquels  allèrent  garder  ledit  logis, 
un  jour  devant  le  partement  du  duc.  Icelui  messire  Fran- 
çois alloitpar  eau,  et  menoitet  conduisoit  plusieurs  grands 
bateaux,  bacs  et  passagers,  et  passa  devant  plusieurs  des 
ennemis,  qui  lui  firent  de  grandes  invasions  et  plusieurs 
fois  lui  livrèrent  assaut;  mais  en  dépit  d'eux  il  mena  et 
conduisit  son  navire  jusques  audit  lieu  de  Rupplemonde, 
et  le  seigneur  de  Contay  alla  à  ciieval.  Sy  gardèrent 
le  dit  logis  de  Rupplemonde  jusques  à  la  venue  du  duc.  Ce 
dit  jour,  après  ce  que  le  comte  de  Saint-Pol  et  messire 
Jehan  de  Croy  eurent  passé  la  rivière  audit  lieu  de  Rup- 
plemonde, ils  furent  logés  aux  champs,  car  tout  y  estoit 
ars  par  les  Gantois. 

Le  duc  de  Bourgongne  passa  la  rivière  de  l'Escaut,  ac- 
compagné de  ceux  de  son  sang  et  de  la  bataille,  tant 


DE  CHASTELLAIN.  299 

hommes  d'armes  comme  archers,  et  se  logea  audit  lieu  de 
Rupplemonde.  Et  pour  ce  que  le  nombre  de  sa  compagnie 
estoit  grand,  fut  ordonné  qu'il  y  auroit  deux  hommes  nota- 
bles ordonnés  pour  les  faire  passer  par  ordre',  Sy  se  passè- 
rent tous  ceux  de  l'estendard  du  duc,  et  puis  passa  messire 
Jacques  de  Lalaing  et  ceux  de  sa  compagnie,  le  seigneur 
de  Perveis,  le  seigneur  de  Berghes;  après,  messire  Wau- 
tier  Boles,  messire  Frédéric  de  Witem  et  tous  ceux  de 
Brabant  et  ceux  de  leurs  compagnies;  après,  le  seigneur 
de  Humières  et  sa  compagnie  ;  après,  messire  Loys  de  la 
Viefville  et  sa  compagnie;  après,  le  seigneur  de  Bausignies 
et  ses  gens,  et  avec  luy  ceux  du  seigneur  de  Lannoy,  si 
aucuns  en  y  avoit  demourés  ;  après,  messire  Jehan  le  bas- 
tard  de  Renty  et  sa  compagnie  ;  après,  les  gens  du  duc  de 
Clèves;  après,  l'estandart  du  comte  d'Estampes;  après,  les 
chariots  de  l'artillerie  que  conduisoit  messire  Daviot  de 
Poix,  maistre  d'icelle  artillerie,  laquelle  il  mettoit  en 
ordre  ;  après,  les  chariots  de  l'avant-garde  ;  après,  les  cha- 
riots du  duc  et  de  ceux  de  son  sang  et  de  son  hostel ,  et 
leur  fîst-on  tenir  ordre;  après,  les  chariots  des  marchans 
et  autres,  que  le  prévost  des  mareschaux  conduisoit  et 
mettoit  par  ordre;  après,  l'arrière-garde,  telle  que  le  duc 
avoit  ordonné,  ainsi  que  dessus  est  escript\  Sy  furent  tous 
logés  aux  chamjDS ,  et  tantost  après  vinrent  nouvelles  au 
duc  de  Bourgongne  que  ses  ennemis  les  Gantois  estoient 
entrés  en  un  village  nommé  Barselle^  à  un  quart  de 
lieue  près  du  logis  de  Rupplemonde. 

'  Fière  chose  fust,  à  voir  telle  assemblée  et  telle  noblesse,  dont  seu- 
lement la  fierté  de  l'ordre,  la  resplendisseur  des  pompes  et  des  ar- 
mures, la  contenance  des  étendards,  et  des  enseignes  estoient  suflSsans 
pour  ébahir  et  troubler  le  hardement  ot  la  folle  emprise  du  plus  hardi 
peuple  du  monde.  (Olivier  do  la  Marche.) 

-  Voyez  plus  haut,  p.  262.  ^  Basclc. 


300  CHRONIQUE 

Sy  moutèrent  à  clieval  le  comte  de  Saint-Pol  et  messire 
Jehan  de  Croy,  et  trouvèrent  les  Gantois  en  ordonnance 
atout  artillerie  et  pavais  devant  eux  ;  mais  tantost  furent 
déconfits.  Et  s'enfuirent  les  aucuns  d'eux  eu  l'église  dudit 
lieu  de  Barselle,  es  haies  et  buissons,  et  en  une  forteresse 
auprès  d'icelui  village  de  Barselle.  L'église  ne  tint  point 
et  fut  prise  par  force,  et  la  forteresse  fut  assaillie  ;  et  se 
rendirent  au  comte  de  Saint-Pol,  pour  et  au  nom  du  duc 
deBourgongne.  Et  pendant  le  temps  que  les  gens  du  comte 
de  Saint-Pol  et  de  messire  Jehan  de  Croy  assailloient  la 
forteresse,  les  Gantois  se  rassemblèrent  et  coururent  sus 
à  ceux  qui  gardoient  les  chevaux  des  assaillans. 

Le  seigneur  de  Fiennes,  frère  du  comte  de  Saint-Pol, 
et  messire  Jehan  de  Croy  est  oient  achevai,  et  avec  eux  en- 
viron quarante  lances,  et  soutinrent  le  faix  tant  que  leurs 
gens  furent  rassemblés.  Alors  de  toutes  parts  on  cxia 
alarme  et  tant  que  le  duc  de  Bourgongne  l'ouït,  lequel  tout 
droit  ne  faisoit  qu'arriver  audit  lieu  de  Rupplemonde;  sy 
n'avoit  ce  jour  ni  bu,  ni  mangé,  et  toutesfois  il  estoitbien 
quatre  heures  après  midi,  mais  sa  coutume  sy  estoit  de 
jeusner  quatre  jours  en  la  semaine,  c'est-à-savoir  le  lundi, 
le  mercredi,  le  vendredi  et  le  samedi,  en  pain  et  en  eau. 
Quand  le  duc  ouït  crier  alarme,  il  se  mit  à  chemin  pour 
aller  au  lieu  où  ce  estoit.  En  sa  compagnie  estoient  le  sei- 
gneur de  Croy  et  plusieurs  autres  pour  secourir  et  aider  le 
comte  de  Saint-Pol  et  messire  Jehan  de  Croy  ;  mais  ançois 
qu'ils  y  fussent  arrivés,  ledit  de  Fiennes  et  messire  Jehan 
de  Croy  avoient  desconfit  les  Gantois,  et  moult  s'y  portè- 
rent vaillamment  iceux  seigneurs.  Et  là  y  fut  navré  mes- 
sire Jehan  de  Croy  d'un  vireton  dedans  son  pied  dextre  ;  et 
en  ce  jour  furent  lesdits  Gantois  par  deux  fois  desconfits  et 
mis  en  fuite,  et  y  perdirent  environ  deux  cents  hommes , 


DE  CIIASTELLAIN.  301 

et  plus  grand  nombre  en  eussent  perdu,  si  se  n'eust  esté  que 
le  pays  estoit  fort  de  grand  fossés  et  de  haies,  tellement 
qu'on  ne  pouvoit  acconsuivir  si  hastivement,  ni  inconti- 
nent qu'ils  se  mettoient  en  fuite,  et  ainsi  par  ce  moyen  se 
sauvoient. 

CHAPITRE  XVII. 


De  la  bataille  qui  fut  auprès  de  Rupplemoude,  qu'on  nomma  la  bataille 
de  Barselle,  où  il  y  eut  grant  occision  _de  Gantois,  et  du  danger  où 
fut  raessire  Jacques  de  Saint-Pol. 


Quand  ce  vint  le  vendredi  ensuivant,  il  fut  ordonné  de 
par  le  duc,  qu'on  feroit  enterrer  les  morts,  et  pour  ce  faire 
furent  commis  Louis  de  Masmines  et  le  roi  d'armes  de 
Flandre  atout  quarante  ou  cinquante  manouvriers.  Et 
tout  ainsi  qu'on  enterroit  les  morts,  parce  mesme  lieu  vin- 
rent les  Gantois,  qui  estoieut  nombres  de  treize  à  quatorze 
mille  combattans,  et  avoient  bannières,  charrois,  pavais, 
couleuvrines  et  artillerie;  et  environ  un  quart  de  lieue 
de  Rupplemonde  se  mirent  en  bataille  en  un  fort  lieu , 
et  s'encloïrent  de  leur  charroy  et  pavais,  et  là  furent 
plus  d'une  heure.  Par  tout  l'ost  du  duc,  on  fit  crier  alarme  ; 
le  comte  de  Saint-Pol  et  messire  Jehan  de  Croy ,  lesquels 
faisoient  l'avant-garde,  se  mirent  au  dehors  de  leurs  logis 
en  bataille  et  en  très-belle  ordonnance;  et  puis  un  peu 
derrière  et  sur  le  costé  de  l'avant-garde,  estoit  le  duc  de 
Bourgongne  et  sa  bataille,  et  pour  garder  une  avenue  par 
oïl  les  Gantois  pouvoient  venir  sur  le  logis  de  Rupple- 
monde, fut  ordonné  le  duc  de  Clèves,  lequel  estoit  tout 
droit  venu  de  son  pays  de  Clèves  en  très-grant  diligence 
])our  accompagner  et  servir  le  duc  son  oncle  au  pays  de 


502  CHRONIQUE 

Was,  où  il  espéroit  avoir  la  bataille,  comme  elle  fut.  Le 
duc  de  Clèves,  comme  il  est  dit,  fut  ordonné  à  garder  la- 
dite avenue,  et  en  sa  compagnie,  monseigneur  Adolplie 
de  Clèves  son  frère,  le  comte  de  Hornes,  le  seigneur  de 
Lalaing,  le  seigneur  de  Ternant  et  messire  Simon  de  La- 
laing,  lequel  avoit  la  charge  de  l'estendard  du  comte  d'Es- 
tampes, et  plusieurs  autres.  Ainsi  que  les  ordonnances 
des  batailles  du  duc  de  Bourgongne  se  faisoient,  plusieurs 
nobles  hommes  alloient  chevaucher  et  aviser  les  Gantois, 
lesquels  estoient  en  grant  ordonnance  et  si  serrés  qu'à 
grant  peine  les  pouvoit-on  nombrer  ;  et  toutesfois  y  avoit- 
il  gens  à  les  aviser,  qui  bien  se  connoissoient  au  mestier 
de  la  guerre.  Et  estoient  iceux,  le  seigneur  de  Saveuses, 
messire  Guillaume  de  Vaudré,  Simon  du  Chastelier  et 
Jean  de  Chanvergy.  Iceux  Gantois  furent  bien  une  heure 
et  plus,  en  telle  ordonnance,  sans  eux  bouger;  et  quand 
les  gens  de  mondit  seigneur  virent  qu'ils  ne  se  bougeoient 
de  leur  fort,  ils  firent  semblant  d'eux  enfuir,  et  lors  Gan- 
tois issirent  après  eux  en  grand  nombre  et  à  la  file,  ne 
faisant  grands  cris,  comme  s'ils  eussent  esté  tous  descon- 
fits; et  quand  lesdits  Gantois  se  trouvèrent  sur  un  beau 
champ,  là  où  il  y  avoit  un  moulin  à  vent,  ils  boutèrent  le 
feu  audit  moulin,  et  puis  marchèrent  droit  là  où  estoit 
l'avant-garde  de  mondit  seigneur  le  duc.  Mais  ils  ne  les 
pouvoient  voir,  pour  les  grands  arbres  qui  estoient  entre 
deux.  Lors  le  comte  de  Saint-Pol  manda  au  duc  que  ce 
seroit  bien  fait  d'ordonner  cent  hommes  d'armes  à  cheval. 
Sy  furent  ordonnés  le  bastard  de  Saint-Pol,  le  seigneur 
de  Wavrin,  messire  Jacques  de  Lalaing,  et  quinze  ou 
seize  lances  des  gens  du  seigneur  de  Croy ,  et  soudaine- 
ment se  trouvèrent  cinquante  lances.  Et  tout  ainsi  que  le 
seigneur  de  Wavrin,  le  bastard  de  Saint-Pol  et  messire 


DE  CHASTELLAIN.  303 

Jacques  de  Lalaingtiroient  vers  eux  leurs  ennemis,  auprès 
d'un  estroit  passage  ils  rencontrèrent  les  Gantois,  lesquels 
marchoient  en  grant  diligence,  et  déjà  avoient  vu  de  bien 
près  ladite  avant-garde  et  de  si  près  que  à  moins  d'un  trait 
d'arc.  Lors  le  cry  se  prist  des  gens  de  ladite  avant-garde; 
sy  commencèrent  à  marcher  hommes  d'armes  et  archers, 
à  pied  et  à  cheval,  contre  lesdits  Gantois.  Et  quand  Gan- 
tois se  virent  approcher  de  tel  courage  et  volonté  que  les 
gens  de  mondit  seigneur  le  duc  se  montroient,  ils  se  mi- 
rent en  déconfiture  et  en  fuite,  et  par  espécial  ceux  qui 
alloient  devant,  et  se  cuidèrent  rallier  en  un  assez  fort 
lieu  oii  ils  rencontrèrent  leurs  gens  qui  venoient  de  leur 
bataille,  et  là  se  mirent  à  combattre  et  à  eux  défendre 
moult  vivement;  mais  les  vaillans  chevaliers  et  escuyers, 
qui  estoient  à  cheval,  se  frappèrent  dedans  si  vaillamment 
que  iceux  Gantois  ne  durèrent  point  en  cette  place,  et  fu- 
rent bien  morts  de  six  à  sept  cents.  Et  tantost  après  de  re- 
chef les  Gantois  se  remirent  à  fuir,  et  saillirent  grands 
fossés  atout  leurs  longues  piques,  et  les  vaillans  hommes 
de  les  suivre  et  de  passer  fossés  après  eux,  si  grands  qu'il 
n'est  pas  à  croire,  qui  ne  les  auroit  vu.  Puis  quand  les  Gan- 
tois avoient  passé  les  fossés,  ils  se  mirent  de  rechef  à  com- 
battre ;  mais  hommes  d'armes  et  archers  les  combattoient 
si  vaillamment  qu'ils  ne  duroient  point,  mais  estoient  tan- 
tost desconfits  et  morts.  Là  estoient  messire  Jacques  de  La- 
laing  et  messire  Jacques  de  Foucquesolles,  qui  tous  deux 
y  firent  de  si  belles  apertises  d'armes,  qu'il  ne  seroit  point 
à  croire,  qui  ne  les  auroit  vu,  et  les  vaillans  chevaliers 
et  escuyers,  qui  estoient  ordonnés  à  chasser  les  Gantois 
et  autres,  qui  les  chassèrent  sans  ordonnance  bien  une 
lieue  françoise ,  en  les  toujours  tuant  et  mettant  à  mort, 
lia  se  trouva  le  comte  d'Estampes,  lequel  y  fut  sans  or- 


304  CHRONIQUE 

donnance  et  comme  homme  descongnu,  en  sa  compagnie 
tant  seulement  cinq  ou  six  personnes,  desquels,  comme  j'ai 
ouï  dire,  en  furent  le  seigneur  de  Roye  et  Jean  de  Chan- 
vergy  ;  et  quant  à  ses  gens,  ils  estoiént  avec  le  duc  de 
Clèves,  Jacques  monsieur  de  Saint-Pol,  frère  audit  comte, 
eut  son  clieval  tué  dessous  lui  d'une  culeuvrine  à  main, 
et  estoit  à  celle  heure  en  grand  danger  de  mort,  quand 
vinrent  le  vaillant  chevalier  messire  Jacques  de  Lalaing, 
qui  à  ce  jour  fit  maintes  grandes  vaillances  et  belles 
apertises  d'armes,  et  le  seigneur  de  Wavrin,  et  avec  eux 
messire  Jacques  de  FoucquesoUes ,  qui  à  ce  jour  portoit 
l'estandart  du  seigneur  de  Fiennes,  frère  à  icelui  messire 
Jacques,  lesquels  tous  trois  secoururent  messire  Jacques 
de  Saint-Pol,  lequel  fut  en  plusieurs  lieux  navré  dessus  son 
corps,  et  fort  playé,  et  y  eust  esté  mort  sans  recouvrer,  si 
ce  n'eustesté  le  bon  chevalier,  messire  Jacques  de  Lalaing*; 
car  Gantois  qui  veoient  celui  messire  Jacques  de  Saint- 
Pol  tout  à  pied',  ne  chassoient  que  de  le  mettre  à  mort, 
nonobstant  que  moult  asprement  et  hardiment  se  défen- 
doit;  mais  par  la  grant  prouesse  et  vaillance  des  trois 
chevaliers  de  Lalaing,  de  Wavrin  et  de  FoucquesoUes, 
lui  fut  la  vie  sauvée,  et  l'ostèrent  hors  du  grand  danger 
où  il  estoit,  et  fut  ledit  de  Lalaing  navré  à  ceste  rescouse 
dudit  messire  Jacques  de  Saint-Pol.  Maints  autres  vail- 
lans  chevaliers  et  escuyers  firent  sur  les  Gantois  de  grans 
vaillances  ce  jour,  comme  le  seigneur  de  Wavrin,  le  bas- 
tard  de  Saint-Pol,  le  seigneur  de  Saveuses,  le  seigneur 
de  Roye,  messire  Jehan  de  Croy,  nonobstant  qu'il  eust 
le  pied  percé.  Le  mercredi  dessusdit  ^  messire  Antoine 

'  On  lit  dans  le  MS.  16881  :  Pour  ce  qu'ils  le  veoient  coucliié  dessous 
son  cheval. 

^  On  lit:  Mardi)  par  avant,  dans  plusieurs  irlanuscrits. 


DE  CHASTELLAIN.  303 

et  messire  Guillaume  de  Vaudré,  Simon  du  Chastelier, 
Jehan  de  Chanvergy,  Jehan  du  Plois-Vauron,  le  Bon  de 
Saveuses,  le  bastard  son  fils  et  autres  plusieurs  vaillans 
chevaliers  et  escuyers,  avec  grand  nombre  de  vaillans 
archers,  y  firent  tant  d'occisions  et  y  mirent  tant  de  Gan- 
tois à  mort,  que  horreur  estoit  à  le  voir. 

Les  batailles  tinrent  leur  ordonnance  sans  eux  bouger, 
sinon  d'un  peu  approcher  ceux  qui  chassoient  Gantois, 
pour  cause  de  ce  qu'on  ne  savoit  de  vérité  quelle  puissance 
ils  avoient,  car  le  pays  estoit  contraire  à  mondit  seigneur 
le  duc  ;  et  s'estoient  tellement  bouleverquiés ,  fossoyés  et 
embuschiés,  qu'on  ne  pouvoit  chevaucher,  fors  qu'à  puis- 
sance, pour  quoi,  comme  dessus  est  touché,  on  ne  pouvoit 
savoir  la  convine'  des  Gantois.  Sy  couroit  voix  qu'ils  es- 
toient  très-grant  puissance  de  .gens,  tant  de  la  ville  de 
Gand  comme  de  gens  du  pays,  et  qu'ils  mettroient  trois 
puissances  en  une  fois  à  l'encontre  du  duc  de  Bourgongne 
leur  seigneur,  et  par  trois  divers  lieux.  Pour  quoi  le 
comte  de  Saint-Pol  se  tint  toujours  en  belle  ordonnance, 
bannières  déployées  ;  c'est-à-savoir  la  bannière  dudit  comte 
de  Saint-Pol,  celles  du  seigneur  de  Fiennes,  son  frère,  et 
du  seigneur  du  Fresne;  et  quant  à  la  bataille,  le  duc  ne 
déploya  point  sa  bannière,  ni  pennon  ;  et  toutesfois  estoit 
tout  ordonné,  et  aussi  estoient  ceux  qui  dévoient  garder 
son  corps  et  sa  bannière.  Et  premiers  pour  garder  le  corps 
du  duc  estoient  ordonnés,  le  seigneur  de  Montagu,  le  sei- 
gneur de  Créquy,  le  seigneur  d'Arcy,  messire  Charles  de 
Châlon,  le  seigneur  de  Humières ,  l'amman  de  Brouxelles, 
messire  François  l'Aragonnois,  messire  Philibert  de  Jau- 
cnurt ,  le   comte  de   Saint-Martin ,  en  Piémont ,   Jehan 

'  Convine,  intention. 


306  CHRONIQUE 

de  Chanvergy ,  Jelian  Hincart ,  Maillart  de  Flésin  , 
Hervé  de  Mériadec.  Le  seigneur  de  Ternant  avoit  la  garde 
de  la  bannière  de  monseigneur  le  duc  et  la  devoit  porter, 
et  pour  l'accompagner  pour  la  garde  de  la  bannière  estoient 
ordonnés  messire  Jacques  de  Mastain,  messire  Antoine  et 
messire  Guillaume  de  Vaudré,  le  seigneur  de  Bersy,  mes- 
sire Micliault  de  Thoisy ,  messire  Pierre  Vasque ,  messire 
Chrétien  de  Digoine,  messire  Guillaume  Rolin,  messire 
Geffroy  de  Thoisy,  Miles  de  Bourbon,  Guillaume  de  Cat- 
tendic  et  Josse  de  Brune.  Pour  celluy  jour  desploièrent 
leurs  bannières  le  comte  de  Hornes  et  messire  Philippe  de 
Hornes.  Messire  Louis  de  la  Viefville  fut  ce  jour  fait  ban- 
neret  et  luy  coupa  monseigneur  le  duc  la  queue  de  son 
pennon  armoyé  de  ses  armes. 

Monseigneur  le  duc  avoit  en  sa  bataille  son  seul  fils  le 
comte  de  Charolois,  le  seigneur  de  Croy,  comte  de  Por- 
cien,  Jehan,  monsieur  de  Portugal,  fils  du  duc  de  Coïm- 
bre  ;  le  seigneur  d'Auxy ,  le  seigneur  de  Lalaing,  le  sei- 
gneur de  Bausignies  et  le  seigneur  de  Rochefort  et  tous 
les  nobles  chevaliers  et  escuyers  de  sa  garde  et  de  sa  ban- 
nière, excepté  le  seigneur  de  Ternant,  qui  estoit  avec  le 
duc  de  Clèves. 

Icelle  bataille  fut  nommée  la  bataille  deBarselle,  auprès 
de  Rupplemonde,  laquelle  bataille  fut  au  très-grand  hon- 
neur du  duc  de  Bourgongne,  et  àpeu  de  perte  de  gens;  car 
il  ne  perdit  ce  jour  qu'un  seul  homme,  et  fut  messire  Cor- 
nille  son  aisné  fils  bastard ,  dont  ce  fut  grand  dommage, 
car  il  avoit  un  beau  commencement  de  vaillance  autant 
qu'il  y  en  pou  voit  avoir  en  un  jeune  homme.  Bien  condi- 
tionné estoit  et  d'un  chascun  fort  aimé  et  bien  orné  de 
toutes  bonnes  vertus  ;  pour  quoi  il  fut  fort  plaint,  et  mes- 
mement  de  ceux  de  la  Aàlle  de  Gand  qui  ses  ennemis  es- 


DE  CHASTELLAIN.  307 

toient,  quand  ils  le  surent.  Icelui  messire  Cornille  le 
bastard  estoit  gouverneur  de  la  duclié  et  pays  du  Luxem- 
bourg, et  avoit  bel  et  grand  estât  ;  et  en  fut  le  duc  sonpère 
moult  fort  déplaisant,  et  non  sans  cause,  car  il  estoit  taillé 
de  bien  servir  le  duc  son  père  et  aussi  son  fils  le  comte  de 
Charolois,  et  lui  fit  le  duc  son  père  moult  grand  honneur 
à  son  corps  ;  car  il  le  fit  porter  en  la  ville  de  Brouxelles, 
et  mettre  en  l'église  de  Sainte-Goule,  près  du  charnier  là 
où  il  faisoit  mettre  ses  enfants  légitimes  quand  ils  alloient 
de  vie  à  trépas.  Autre  perte  ne  fit  ce  jour  le  duc  de  Bour- 
gongne,  mais  elle  fut  grande ,  et  les  Gantois  j  perdirent 
bien  six.  mille  '  hommes,  et  sy  perdirent  toute  leur  artille- 
rie, charroy  et  autres  bagues,  et  encore  eussent-ils  plus 
perdu,  si  ce  n'eust  esté  le  fort  pays  où  ils  estoient  :  car 
s'ils  eussent  esté  aux  pleins  champs,  jamais  homme  ne 
s'en  fust  sauvé. 


CHAPITRE  XVIII. 

Comment  le  duc  se  party  de  Rupplemonde  et  ala  logier  à  Wasmunstre, 
où  les  ambassadeurs  du  roy  luy  requirent  d'aler  à  Gand  pour  trouver 
manière  de  faire  la  paix. 

Or  advint  que  cedit  jour  de  samedi  et  le  dimanche,  le 
duc  de  Bourgongne  fut  en  la  ville  de  Rupplemonde,  et  le 
lundi  ensuivant  s'en  partit,  et  alla  au  giste  en  un  gros 
village  audit  pays  de  Was,  nommé  Wasmunstre  \  Et  passa 
le  duc  par  un  fort  village  nommé  Chemesick%  là  où  il  y 
avoit  forteresse  appartenant  à  un  gentilhomme  nommé 


On  lit  :  mille  ho7nmes  dans  le  MS.  16881, 

Waesmunster. 

Kemseke. 


308  CHRONIQUE 

Martiu  Villain,  lequel  villag-e  et  forteresse  furent  ars;  et 
la  cause  fut,  quant  à  la  forteresse,  pour  ce  que  icelui 
Martin  Villain  laissa  perdre  sa  forteresse,  que  les  Gantois 
avoient  assiégée  :  car  le  duc  lui  avoit  offert  gens  de  sa 
nation  de  Flandre  pour  la  garder,  mais  ledit  Martin  le 
refusa,  la  cuidant  bien  garder. 

Or,  abandonnèrent  Gantois  ville  et  forteresse  quand  ils 
surent  la  venue  de  monseigneur  le  duc  et  de  sa  puis- 
sance ;  sy  furent  tous  ars  comme  dessus  est  dit.  Et  quand 
le  duc  fut  arrivé  audit  lieu  de  Wasmunstre,  il  y  séjourna 
bien  par  l'espace  de  huit  jours.  Et  la  cause  fut  pour  les 
ambassadeurs  du  roi,  qui  là  arrivèrent,  estans  chargés  de 
par  le  roi  de  requérir  au  duc  qu'il  lui  plust  faire  et  prendre 
paix  aux  Gantois,  et  à  rapaiser  son  ire  et  les  remettre  en 
sa  bonne  grâce  '  ;  et  quant  à  ce  faire  se  vouloient  employer, 

'  Les  envoyés  de  Charles  VII  étaient  chargés  de  remontrer  au  duc 
de  Bourgogne  «  que  le  roy,  qui  est  souverain  seigneur  et  qui  est  tenu 
«  de  mouvoir  paix  et  amour  envers  ses  sujets,  considérant  que  par 
»  telles  invasions  et  guerres  particulières  qui  ont  esté  es  temps  passés 
«  audit  pays  de  Flandres,  plusieurs  inconvénients  sont  advenus  en  ce 
«  royaume,  et  doubtant  ces  dangiers  et  inconvénients  et  désirant  y 
«  obvier  et  pourvoir ,  mesmement  pour  la  conservation  des  droits , 
<.  prééminences  et  prérogatives  de  sa  souveraineté,  a  chargé  ses  am- 
«  bassadeurs  de  remonstrer  ces  choses  à  mondit  sieur  de  Bourgongne, 
«  affin  que  son  plaisir  soit  d'advertir  lesdits  ambassadeurs  de  la  ma- 
<■  tière  et  de  la  cause  du  débat  de  luy  et  des  Flamands,  et  diront  que 
«  le  roi  a  baillé  et  donné  charge  et  puissance  auxdits  ambassadeurs 
«  de  besoigner  en  l'apaisement  desdites  questions.  » 

Pour  atteindre  ce  but,  les  ambassadeurs  français  tenaient  au  duc  et 
aux  Gantois  un  langage  tout  différent.  Ils  disaient  au  duc  «  que  les- 
«  dits  débats  et  questions  et  la  conséquence  qui  s'en  peut  ensuir, 
»  touchent  fort  l'autorité  et  souveraineté  du  roy  et  de  tout  le 
n  royaulme,  et  comment  es  temps  passés,  quand  telles  différences 
"  sont  advenues  audit  pays  et  mesmement  entre  les  contes  et  les 
"  communautés,  les  roys  en  ont  tousjours  entreprins  la  congnoissance 
<.  et  mis  les  débats  et  questions  entre  leurs  mains,  et  aucunes  fois  les 
«  ont  apaisées  amiablement,  aucunes  fois  décidées  par  jugement,  et 
«  autres  fois  par  voyes  de  fait  et  par  desconfitures  et  contraintes,  et 


DE  CIIASÏELLAIN.  309 

et  à  riioimeur  du  duc,  comme  ils  voudroient  faire  pour  le. 
roi,  et  de  ce  avoient  exprès  commandement  et  charge  de 
par  le  roi.  Et  quand  les  ambassadeurs  eurent  exposé  leur 
charge  au  duc  en  la  présence  de  plusieurs  de  son  conseil, 
le  duc  respondit  aux  ambassadeurs,  qu'il  mercioit  le  roi  de 
ce  qu'il  lui  avoit  plu  envoyer  devers  lui  pour  ledit  apaise- 
ment :  mais  il  prioit  au  roi  que  de  sa  grâce  il  ne  s'en 
voulust  point  mesler,  et  que  au  plaisir  de  Dieu  il  feroit 
tant  qu'il  viendroit  bien  à  chef  desdits  Gantois  ;  et  que 
si  le  roi  estoit  bien  informé  à  la  vérité  desdits  Gantois  et 
de  leur  mauvaise  rébellion  et  désobéissance,  qu'il  ne  s'en 
voudroit  point  mesler,  en  priant  de  rechef  aux  ambassa- 
deurs qu'ils  voulussent  estre  contents  et  eux  déporter  de 
tous  points  d'en  plus  parler,  en  leur  disant  que  s'ils  sa- 
voient  la  grant,  offense  que  lesdits  Gantois  lui  avoient 
faite,  qu'ils  ne  lui  en  requerroient  point,  ni  le  roi  ne  le 
voudroit  point  faire. 


«  à  ce  propos  allégueront  et  déclareront  particulièrement  aucunes 
«  histoires  du  temps  passé  qui  mieulx  serviront.  » 

Ils  exposaient  au  contraire  aux  Gantois  :  «  Que  le  roy,  qui  est 
«  prince  et  seigneur  souverain  dudit  pays  de  Flandre,  tenu  en  fief 
'<  de  la  couronne  de  France,  et  auquel  appartient  l'auctorité  de  la 
•<  paix  ou  de  la  guerre  par  tout  son  royaulme,  et  qui  par  le  deu  de  sa 
"  dignité  royale  est  tenu  d'apaiser  telles  questions ,  et  toutefois 
«  vouldroit  faire  et  administrer  à  tous  ses  subjects  toute  raison  en 
«'  justice  et  les  préserver  et  garder  des  oppressions  nouvelles  et  incon- 
«  vénients,  ainsi  que  ses  prédécesseurs  ont  tousjours  fait  es  temps 
.<  passés  aux  communautés  dudit  pays  de  Gand  et  autres  dudit  pays 
u  de  Flandre,  a  envoyé  ses  dits  ambassadeurs  par  devers  mondit  sieur 
<<  de  Bourgogne  et  eulx,  pour  eulx  emploier  à  la  pacification  d'iceulx, 
<(  en  leur  remonstrant  que  le  roy  qui  congnoist  le  bon  et  le  grand  vou- 
«  loir  qu'ils  ont  à  lui  et  au  bien  de  la  couronne  de  France,  les  voul- 
■<  droit  traicter  comme  ses  bons,  vrais  et  loyaux  sujets.  » 

J'ai  reproduit,  dans  le  t.  IV  do  mon  Histoire  de  Flandre,  de  nombreux 
documents  sur  l'intervention  do  Charles  VII  dans  les  troubles  do 
Flandre. 

TOM.    II.  20 


310  CHRONIQUE 

Les  ambassadeurs  répliquèrent  de  rechief  en  disant  au 
duc,  que  une  fois  en  falloit  voir  la  fin  et  qu'il  ne  faisoit  mal 
que  à  luy-mesmes  en  destansant  ses  propres  subjets,  les- 
quels estoient  simples  peuples  et  mal  conseilliés,  en  priant 
au  duc  que  pour  la  révérence  de  Dieu  il  voulsist  ainsy  faire 
et  que  de  par  le  roy  ils  se  pussent  mesler  d'iceluy  apai- 
sement, et  que  le  duc  fust  content  qu'ils  pussent  aller  en  la 
ville  de  Gand  et  qu'ils  avoient  lettres  de  créance  du  roy 
adréchant  à  ceux  de  Gand,  et  qu'ils  se  vouloient  employer 
à  iceluy  apaisement  à  l'honneur  et  au  prouffit  du  duc, 
comme  ils  voudroient  faire  pour  le  roy.  Pour  quoy  le  duc, 
après  plusieurs  paroles  et  remonstrances  faites  par  iceux 
ambassadeurs  envoyés  de  par  le  roy,  fut  content  pour 
l'honneur  du  roy  et  de  sa  révérence,  que  iceux  ambassa- 
deurs alassent  en  la  ville  de  Gand  et  se  meslassent  d'ice- 
luy apaisement  dont  iceux  ambassadeurs  remercièrent  le 
duc,  mais  pour  tout  dire,  iceux  ambassadeurs  ne  obtinrent 
pas  du  premier  jour  le  consentement  du  duc,  ains  s'en  re- 
tournèrent le  premier  jour  à  Tenremonde,  et  le  lendemain 
revinrent  devers  le  duc,  et  avec  eux  le  chancellier  de 
Bourgong-ne  et  l'évesque  de  Tournay,  et  sy  renouvelèrent 
toutes  les  paroles  qui  le  jour  de  devant  avoient  esté  dites. 
Et  puis  fut  la  conclusion  dessusdite  exécutée,  et  allèrent 
les  ambassadeurs  en  la  ville  de  Gand,  où  ils  furent  gran- 
dement reçus,  et  là  furent  par  l'espace  de  quatre  jours, 
durant  lequel  temps  par  plusieurs  fois  remonstrèrent  le 
péril  et  le  dangier  en  quoy  un  chacun  jour  ilssemettoient, 
et  pour  ceste  cause  le  roy  de  France  les  avoit  là  envoyés 
et  comment  à  grant  paine  ils  avoient  fine  au  duc  de  Bour- 
gongne  leur  seigneur  de  là  estre  venus,  pour  laquelle 
cause  et  affin  que  le  roy  apperchust  d'eux  que  aucunement 
ils  eussent  obtempéré  à  leur  requeste,  leur  prièrent  très- 


DE  CHASTELLAIN.  311 

instamment  de  rechief,  que  pour  le  bien  d'eux  tous  se 
voulsissent  humilier  et  adviser  tous  ensamble,  par  bon 
advis,  de  à  eux  faire  telle  response  que  Dieu  premièrement 
et  le  duc  de  Bourg-ongne,  conte  de  Flandres,  leur  sei- 
gneur, ayent  leur  response  pour  agréable. 

Alors  lioefmans,  escbevins  de  hault  banc  et  doyens  des 
mestiers,  remercièrent  les  ambassadeurs,  disans  qu'ils 
fussent  les  bien  venus,  et  que  pour  l'honneur  et  révérence 
du  roy  auroient  si  bonne  et  briefve  response  que  chacun 
seroit  content.  Ainsy  se  passèrent  trois  jours,  et  au  qua- 
trisme  jour  iceux  ambassadeurs  vinrent  en  la  maison  de 
la  ville  où  ils  trouvèrent hoefmans,  eschevins  et  doyens, 
et  là  par  un  avantparlier',  leur  fut  dit  de  par  iceux  hoef- 
mans, eschevins,  doyens  et  communauté  de  la  ville  de 
Gand,  qu'ils  fissent  tant  devers  leur  très-redoubté  seigneur 
le  duc  de  Bourgongne  que  de  sa  grâce  il  leur  voulsist 
octroier  une  trêve  de  un  mois,  durant  lequel  temps  ils  ad- 
viseroient  de  tellement  et  si  bien  besongner,  que  par  rai- 
son le  roi  et  leur  seigneur  le  duc  de  Bourgongne,  conte  de 
Flandres ,  et  ceux  qui  s'en  estoien't  meslés ,  seroient  con- 
tens;  et  à  tant  les  remercièrent  les  ambassadeurs,  qui 
prirent  congié  d'eux  et  se  partirent  de  la  ville  de  Gand. 

Nous  lairons  ceste  matière  pour  ceste  fois,  et  parlerons 
des  ordonnances,  que  fist  le  duc  de  Bourgongne  pour  en- 
trer au  pays  de  Was'. 

'  Avantparlier,  avocat. 

2  Ces  deux  pages  se  trouvent  ainsi  résumées  dans  plusieurs  ma- 
nuscrits :  «  Toutesfois  répliquèrent  tant  et  parlèrent  lesdits  ambassa- 
deurs, que  le  duc  fut  content  qu'ils  allassent  jusques  à  Gand,  laquelle 
chose  ils  firent;  et  peu  y  profitèrent,  car  durant  le  temps  qu'ils  y 
furent  et  qu'ils  parlementèrent  ù  eux,  alors  faisoient  iceux  Gantois 
plur  forte  guerre  qu'auparavant  n'avoient  fait,  non  raie  une  fois,  mais 
par  plusieurs  fois  quant  paix  et  moyens  se  y  euidoient  trouver,  adonc 
fai soient-ils  du  pis  qu'ils  pouvoient.  » 


312  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XIX. 


Comment  le  comte  de  Charolois  se  partit  de  Tenremonde  à  puissance, 
pour  aller  courre  devant  le  village  de  Mourbecque. 


Ens  au  pays  de  Was,  avoit  plusieurs  gros  villages  for- 
tifiés de  grands  boulevards  et  de  plusieurs  fossés,  et  tous 
les  chemins  Boulevarqués  et  fossoyés;  et  entre  les  autres 
villages  en  y  avoit  un  nommé  Mourbecque',  et  dans  celui 
village  avoit,  tant  comme  de  ceux  de  Gand  comme  de 
ceux  du  pays,  comme  on  disoit,  six  mille  combattans.  Et 
pour  ce  fut  advisé  que  le  comte  d'Estampes  iroit  courre  en 
pays  atout  sa  compagnie,  qui  pouvoient  estre  deux  mille 
combattans.  Et  se  partirent  le  xxiii"  jour  de  juin,  et  allè- 
rent en  pays,  où  ils  trouvèrent  tant  de  boulevards  que 
merveilles,  et  clievauclièrent  en  tournant  ledit  pays  jus- 
ques  à  une  lieue  de  Mourbecque  :  mais  pour  la  grant  cha- 
leur qu'il  fit  ce  jour,  le  comte  d'Estampes  retourna  à 
Wasmunstre;  et  à  la  vérité  dire,  il  fit  ce  jour  une  si 
grande  et  si  aspre  chaleur,  qu'il  mourut  un  gentilhomme 
de  chaud ,  et  en  furent  cinq  ou  six  grands  seigneurs  en 
danger  de  mort,  à  cause  d'icelle  chaleur;  et  disoient  les 
aucuns,  que  oncques  en  leur  vie  n'avoient  vu  faire  si  très- 
grant  chaleur  pour  un  jour  au  pays  de  Flandre.  Puis 
quand  ce  vint  le  lendemain,  qui  fut  la  nuit  de  Saint- Jean, 
il  fut  ordonné  que  le  comte  de  Charolois  iroit  à  puissance 
courre  devant  ledit  village  de  Mourbecque  ;  et  en  sa  com- 
pagnie avoit  plusieurs  grands  seigneurs,  et  estoient  en 
tout  environ  deux  mille  combattans.  Ils  firent  leurs  ordon- 

'  Moerbeke. 


DE  CHASTELLAIN.  313 

nances,  c'est-à-savoir  avant-garde,  bataille  et  arrière- 
garde,  à  demie-lieue  près  dudit  Mourbecque,  en  une  ab- 
baye nommée  Boudelo  ',  et  un  gros  village  nommé  Stecque'. 
Et  furent  envoyés  les  coureurs,  lesquels  allèrent  jusques 
entre  ladite  abbaye  et  celui  village  de  Mourbecque,  qui 
estoit  comme  à  un  quart  de  lieue  près,  et  là  trouvèrent  deux 
forts  boulevards  que  les  Gantois  gardoient  ;  ils  retournè- 
rent incontinent  et  firent  leur  rapport  au  comte  de  Cha- 
rolois  et  aux  seigneurs  qui  avec  lui  estoient,  et  que  si  on 
les  vouloit  assaillir,  il  convenoit  que  l'avant-garde  s'ap- 
prochast,  Toutesfois  pour  celle  heure,  on  n'y  alla  point  ; 
car  on  doutoit  la  personne  du  comte  de  Charolois,  qui  fai- 
soit  fort  à  peser,  et  s'en  retournèrent  sans  rien  faire  ;  de 
quoi  le  comte  de  Charolois  fut  très- desplaisant  et  cour- 
roucé à  merveilles;  et  aussi  fut  le  seigneur  de  Créquy,  car 
il  conseilloit  toujours ,  et  estoit  son  opinion  telle,  qu'on 
devoit  aller  et  approcher  ledit  village  de  Mourbecque  de 
plus  près,  et  selon  ce  qu'on  trouveroit,  on  auroit  advisé  à 
aller  avant  ou  de  s'en  retourner  au  logis  de  Wasmunstre, 
laquelle  chose  on  fit  ;  et  ainsi  s'en  retournèrent  audit  lo- 
gis, sans  aller  plus  avant  pour  celle  fois. 

CHAPITRE  XX. 


De  la  rompture  qui  fut  faite  afin  que  le  duc  n'allast  à  l'emprise  qu'il 
avoit  faite,  c'est-à-savoir  sur  le  village  de  Mourbecque,  dont  il  fut 
moult  courroucé. 


Auprès  du  pays  de  Was  avoit  un  très-beau  pays  qu'on 
nommoit  les  Qiiatre-Mestiers,  auquel  pays  avoit  un  très- 

'  Baudeloo. 
^  Stekene. 


314  CHRONIQUE 

beau  village  et  grand,  nommé  Hiilst,  lequel  se  tenoit  pour 
le  duc  de  Bourgongne.  Ils  estoient  peu  de  gens  ;  sy  leur  fut 
envoyé  messire  Louis  de  Masmines  atout  environ  soixante 
combattans,  lesquels  confortèrent  ceux  de  Hulst,  et  là 
demeurèrent  tant  que  le  duc  eust  envoyé  plus  grand  nom- 
bre de  gens.  Durant  lequel  temps,  le  duc  sachant  que  par 
son  fils  le  comte  de  Cliarolois  n'avoit  esté  faite,  ni  achevée 
l'emprise  qui  lui  estoit  ordonnée,  assembla  son  conseil 
pour  savoir  ce  que  il  avoit  à  faire  touchant  le  village  de 
Mourbecque,  lequel  sur  toutes  choses  sur  l'heure  déairoit 
prendre  par  force  ;  pour  quoi  furent  députés  et  ordonnés 
certains  chevaliers  a  mettre  par  écrit  la  manière  et  la  con- 
duite de  l'assaut  d'icelui  Mourbecque.  Et  en  furent  le  sei- 
gneur de  Créquy,  le  seigneur  de  Montagu,  le  seigneur  de 
Ternant,  le  seigneur  de  Humières,  messire  Daviot  de  Poix 
et  messire  François  d'Aragonnois  ;  et  mirent  par  écrit 
toute  manière  et  la  conduite  de  l'avant-garde  et  l'artille- 
rie, qui  y  appartenoit,  le  lieu  là  oh.  ils  s'assembleroient 
ceux  qui  dévoient  assaillir,  ceux  qui  dévoient  estre  à  pied 
et  ceux  qui  dévoient  estre  à  cheval,  où  toute  l'artillerie  de 
ribaudequins,  couleuvrines  et  veuglaires  devoit  estre  ;  et 
là  où  les  crennequiniers  se  dévoient  tenir,  et  où  vivres  et 
charrois  seroient  ;  et  en  général  toutes  les  ordonnances 
furent  si  bien  ordonnées,  qu'on  ne  pourroit  mieux.  Et  icelles 
apportées  au  duc,  présent  son  grand  conseil,  le  jour  et 
l'heure  de  partir  fut  dénommée  et  conclue.  Mais  en  celui 
jour  que  le  duc  se  cuidoit  partir,  et  mesmement  tous  vi- 
vres, chariots,  artillerie  et  toutes  autres  choses  apperte- 
nans  à  assaillir  icelui  village,  aucuns  sages  et  subtils 
chevaliers,  doutans  le  grand  péril  et  danger  qui  pourroit 
estre  à  assaillir  celui  village  de  Mourbecque  ainsi  fortifié 
et  gardé  de  six  mille  hommes,  comme  on  disoit,  trouvèrent 


DE  CHASTELLAIN.  313 

manière  de  rompre  celle  emprise  par  subtile  voie,  et  telle- 
ment qu'à  peine  s'en  put-on  apercevoir.  Toutesfois  il  fut 
rompu,  dont  le  duc  de  Bourgongne  fut  moult  troublé,  et 
tellement  qu'il  montra  devant  tous  ceux  de  son  conseil  par 
paroles,  que  courroucé  en  estoit,  et  fit  son  estendard,  qui 
aux  fenestres  de  son  logis  estoit,  reployer  et  bouter  de- 
dans, en  soi  complaignant  que  sadite  emprise  estoit  rom- 
pue; mais  il  ne  savoit  par  qui,  Toutesfois  tout  demeura 
ainsi  pour  l'heure.  Puis  le  lendemain,  qui  futle  xxvi^  jour 
du  mois  de  juing,  les  ambassadeurs  du  roi,  toujours  re- 
quérans  au  duc  de  Bourgongne,  pour  amour  et  faveur  du 
roi,  qu'il  voulsist  apaiser  sa  fureur  envers  les  Gantois,  et 
qu'il  lui  plust  entendre  h  la  paix,  en  requérant  trêves  à 
monseigneur  le  duc,  et  que  bonnement  on  ne  pouvoit 
parvenir  à  ladite  paix,  sans  surséance  de  guerre,  prièrent 
tant  au  duc,  qu'il  leur  accorda  qu'il  ne  feroit  point  de 
guerre  auxdits  Gantois,  ni  ne  feroit  faire  trois  jours  en- 
tiers, c'est-à-savoir  le  mardi,  le  mercredi  et  le  jeudi,  qui 
furent  les  xxvii%  xxviii'  et  xxix"  jours  de  juing.  Mais  le 
dimanche  devant,  qui  fut  le  xxv*  jour  d'icelui  mois  de 
juing,  le  duc  avoit  ordonné  que  ceux  du  pays  d'Hollande 
iroient  par  eau  de  la  ville  de  Tenremonde  en  la  ville  de 
Hulst,  ainsi  comme  ils  firent,  et  s'en  allèrent  en  belle  or- 
donnance au  long  de  la  rivière  de  l'Escaut  et  passèrent 
devant  la  ville  d'Anvers,  et  puis  entrèrent  en  mer,  et  tant 
firent  qu'ils  entrèrent  dedans  la  ville  de  Hulst.  Et  le 
mardi,  qui  fut  le  xxvir  jour  de  juing,  le  duc  envoya 
messire  Antoine  bastard  de  Bourgongne,  messire  Simon, 
messire  Jacques  et  messire  Sanche  de  Lalaing  audit  lien 
de  Hulst,  atout  trois  cens  combattans  ou  environ  à  che- 
val, et  la  nuit  ensuivant  de  ce  mesme  jour  qu'ils  furent 
arrivés  audit  lieu  de  Htil.st,  ils  surent  que  bien  six  mill<; 


316  CTIRONiniJE 

Gantois,  estans  et  gardans  pour  l'heure  un  grand  et  fort 
village  nommé  Axelle,  estoient  issus  hors,  et  ne  savoient 
ce  qu'ils  vouloient  faire.  Pour  quoy  messire  Jacques  et 
mèssire  Simon  de  Lalaing  issirent  hors  de  la  ville  de 
Hnlst  le  mercredi  bien  matin,  atout  soixante  comhattans, 
et  chevauchèrent  tout  droit  vers  ledit  gros  village  de 
Axelle ,  pour  savoir  nouvelles  de  leurs  ennemis.  Sy  ne 
chevauchèrent  guère  de  chemin,  qu'ils  trouvèrent  un  fort 
boulevard  gardé  par  les  Gantois,  bien  garnis  d'artil- 
lerie à  poudre',  et  en  tirèrent  sur  lesdits  de  Lalaing,  et 
toutesfois  ils  entendoient  qu'il  fust  trêves  lesdits  trois 
jours  durants,  comme  il  estoit  dit.  Et  quand  messire 
Jacques  et  messire  Simon  perçurent  que  lesdits  Gantois 
ne  tenoient  point  les  trêves,  ils  s'approchèrent  d'eux,  et 
de  rechef  lesdits  Gantois  commencèrent  à  tirer.  Ce 
voyans ,  messire  Simon  et  messire  Jacques  firent  descen- 
dre leurs  archers  et  marchèrent  tout  droit  à  l'encontre 
desdits  Gantois.  Et  quand  iceux  Gantois  les  virent  ap- 
procher si  près  d'eux,  sy  commencèrent  à  fuir;  et  mes- 
sire Jacques  de  Lalaing,  par  grand  courage  et  diligem- 
ment, les  prit  à  suivir  atout  cinquante  combattans  ou 
environ,  et  messire  Simon  demeura  pour  recueillir  et 
secourir  messire  Jacques  son  neveu,  si  besoin  estoit;  mais 
celui  jour  messire  Jacques  de  Lalaing,  le  bon  chevalier, 
fit  tant  par  son  grand  hardement  et  prouesse,  qu'il  con- 
questa  et  gagua  sur  les  Gantois  sept  ou  huit  forts  bou- 
levards, et  passa  parmi  deux  villages,  dont  l'un  estoit 
bel  et  fort,  et  [y  a]  une  très-belle  et  forte  église,  et  les 
desconfit  et  mit  en  fuite  atout  son  petit  nombre  de  gens 
jusques  au  lieu  d' Axelle.  Et  si  à  cette  heure  celui  mes- 

'  On  lit  clans  le  MP.  1G881  ;  Bien  garnis  de  canons  vt  de  culcuvrincs. 


DE  CHASTELLAIN.  317 

■  sire  Jacques  de  Lalaing  eust  eu  suite  de  gens,  il  fust 
entré  dedans  le  village  d'Axelle. 

Ainsi  comme  vous  oyez,  messire  Jacques  de  Lalaing,  le 
vaillant  chevalier,  eut  en  ces  jours  moult  de  grands  af- 
faires, et  donna  maints  coups  et  reçut,  tellement  que  par 
sa  vaillance  et  par  ses  belles  apertises  d'armes,  sa  renom- 
mée fut  si  grande,  qu'en  place  où  il  se  trouvast,  fortune  lui 
estoit-  amie,  non  pas  seulement  en  ce  jour,  mais  tant 
comme  il  véquit.  Et  en  celui  jour  n'y  eut  desdits  Gantois 
que  dix  à  douze  morts,  et  de  prisonniers  environ  vingt  : 
car  tantost  comme  Gantois  le  veoient  aborder  sur  eux,  le- 
quel ils  connoissoient  assez ,  nuls  d'eux,  pour  peur  de  la 
mort,  ne  l'osoient  attendre.  Après  ces  choses  faites  et 
achevées,  messire  Jacques  et  messire  Simon  de  Lalaing 
s'en  retournèrent  en  la  ville  de  Hulst.  Et  quant  est  aux 
Gantois ,  lesquels  estoient  issus  en  nombre  de  six  mille 
combattans ,  comme  on  disoit ,  ils  sçurent  bien  qu'ils  es- 
toient  allés  bouter  les  feux  en  deux  maisons  devers  la  mer, 
lesquelles  estoient  à  deux  nobles  hommes  tenant  le  parti 
du  duc  de  Bourgongne. 

CHAPITRE  XXL 

Comment  les  Gantois  qui  estoient  dedans  Axelle,  isslrent  dehors  pour 
aller  mettre  le  siég-e  devant  Hulst;  et  des  grants  vaillances  et 
grant  conduite  de  messire  Jacques  de  Lalaing. 

Quand  ce  vint  le  lendemain,  qui  fut  le  jour  de  Saint- 
Pierre  en  juin,  les  Gantois  estant  au  lieu  d'Axelle,  en 
nombre  de  sept  mille  hommes  ou  plus,  comme  on  disoit, 
issirent  et  allèrent  tout  droit  devant  la  ville  de  Hulst,  me- 
nant grand  nombre  de  charroi  et  artillerie,   tant  de  ca- 


518  CHRONIQUE 

lions ,  couleuvrines  et  pavais  que  d'autres  choses  apparte- 
uans  à  ladite  artillerie,  contendans  d'assiéger  la  ville  de 
Hulst  ou  la  prendre  d'assaut.  Pour  quoi,  quand  on  vit  venir 
les  Gantois  en  tel  arroi ,  fut  ordonné  que  les  Hollandois 
garderoient  l'une  des  portes,  messire  Sanclie  de  Lalaing 
une  autre ,  et  messire  Antoine  bastard  de  Bourgong-ne 
seroit  dedans  le  marclié  atout  ses  gens,  pour  secourir  et 
aider  ceux  qui  en  auroient  affaire,  et  messire  Jacques  de 
Lalaing  isseroit  dehors  atout  un  nombre  de  gens  d'armes, 
et  messire  George  de  Rosimbos  mèneroit  les  archers.  Et 
quant  à  messire  Simon  de  Lalaing,  il  estoit  allé  devers  le 
duc  de  Bourgongne,  qui  à  ce  jour  estoit  au  village  de 
Wasemunstre ,  dont  devant  est  parlé. 

Quand  les  ordonnances  furent  faites,  une  partie  d'iceux 
Hollandois  issirent  hors  de  l'une  des  portes,  du  costé  dont 
les  Gantois  approchoient  cette  ville  de  Hulst  :  messire 
Jacques  de  Lalaing  et  George  de  Rosimbos  estoient  pa- 
reillement issus  hors  de  la  ville  de  Hulst.  Et  quand  mes- 
sire Jacques  de  Lalaing  vit  et  perçut  que  les  Gantois  ap- 
prochoient la  porte  dont  ils  estoient  issus ,  il  envoya  par 
devers  messire  Antoine  le  bastard ,  afin  qu'il  lui  envoyast 
encore  cinquante  ou  soixante  archers,  laquelle  chose  il  fit. 
Puis  quand  messire  Jacques  se  vit  renforcé  desdits  ar- 
chers et  qu'iceux  Gantois  n'approchoient  plus  la  ville  de 
Hulst ,  il  ordonna  un  petit  nombre  d'archers ,  et  les  fit 
aller  à  son  costé  senestre  et  si  avant  que  lesdits  archers 
pouvoient  bien  tirer  aux  flancs  et  aux  costés  d'iceux  Gan- 
tois. Et  alors  messire  Jacques  de  Lalaing  commença  à 
marcher  tout  bellement  envers  ses  ennemis.  Puis  quand 
iceux  Gantois  virent  messire  Jacques  de  Lalaing  appro- 
cher d'eux,  et  qu'ils  sentirent  le  trait  des  archers,  lesquels 
tiroient  sur  eux,  comme  dessus  est  dit,  se  mirent  en  fuite 


DE  CHASTELLAIN.  319 

et  en  desconfiture,  et  sy  ne  veoient  guère  de  nos  gens; 
mais  la  vaillance  et  hardiesse  du  bon  chevalier  messire 
Jacques  de  Lalaing  les. fît  mettre  à  desconfiture.  Le  cri  fut 
grand  sur  eux  ;  hommes  d'armes  et  archers  commencèrent 
à  chasser  et  à  tuer  Gantois.  Et  est  à  croire  pour  vérité  que 
Hollandois  n'y  faillirent  mie,  autant  comme  ils  pouvoient 
aller  de  pied.  En  cette  ville  de  Hulst  estoient  plusieurs 
chevaliers  et  grands  seigneurs,  tant  du  pays  de  Hollande, 
Picardie,  Hainaut  que  d'autre  part. 

Là  estoient  le  seigneur  de  Lannoy,  le  seigneur  de  Bre- 
derode,  le  seigneur  de  Bausignies,  le  frère  du  seigneur  de 
Brederode,  messire  Sanche  de  Lalaing,  tous  vaillants  che- 
vahers,  dont  les  uns  estoient  issus  de  la  ville  et  les  autres 
estoient  en  leur  garde.  Car  le  grand  nombre  que  les  Gan- 
tois estoient,  avec  le  nombre  du  charroi  et  artillerie  qu'ils 
avoient ,  faisoit  à  douter  qu'ils  ne  voulsissent  assaillir  la 
ville  de  Hulst  ;  et  aussi  alloient-ils  pour  ce  faire  :  mais  ils 
trouvèrent  dedans  la  ville  autres  gens  qu'ils  ne  cuidoient 
trouver.  Et  pour  revenir  à  icelle  desconfiture  des  Gantois, 
vrai  est  que  messire  Jacques  de  Lalaing  chassa  un  peu 
iceux  Gantois  tout  à  pied.  Et  en  ce  faisant  trouva  un  pour- 
suivant nommé  ïavent,  auquel  il  prit  son  cheval,  et 
monta  dessus,  et  ce  pendant  on  alla  querre  chevaux  en  la 
ville  de  Hulst,  tant  pour  lui  comme  pour  les  siens,  et  aussi 
plusieurs  nobles  hommes  se  mirent  en  peine  d'avoir  des 
chevaux.  Et  quand  chevaux  furent  recouvrés,  laquelle  re- 
couvrance  fut  petite,  car  je  crois  qu'ils  ne  se  trouvèrent 
point  jusques  à  cinquante  chevaux  en  tout,  alors  ils  en- 
commencèrent  à  faire  leur  devoir,  c'est  à  savoir  de  tuer 
et  chasser  Gantois ,  et  tant  qu'hommes  et  chevaux  furent 
recrans.  Et  fut  messire  Jacques  de  Lalaing  tout  le  dernier 
chassant,  et  eut  son  cheval  tué,  et  lui  convint  rechanger 


320  CHRONIQUE 

cheval,  et  en  eut  trois  ce  jour  ;  et  sy  avoit  avec  lui  cinq 
ou  six  de  ses  gens ,  et  sy  y  estoient  messire  Josse  de  Halle- 
win,  le  bastard  de  Saveuses  et  Plateau,  car  ils  ne  se  trou- 
vèrent que  dix  ou  douze  chevaux  au  darrain,  que  tous  ne 
fussent  lassés.  A  icelle  chasse  ne  failloit  que  gens  de 
cheval  pour  chasser  et  tuer  :  car  les  Gantois  ne  faisoient 
autre  défense  que  de  fuir,  en  jetant  piques  et  harnas  à 
terre.  En  icelle  chasse  y  eut  j)lusieurs  Gantois  lesquels 
s'allèrent  rendre  aux  officiers  d'armes  en  requérant  qu'on 
leur  sauvast  la  vie.  Celui  jour  y  eut  quatre  cents  hommes 
morts,  et  bien  cent  prisonniers  d'iceux  Gantois,  et  sy  per- 
dirent toute  leur  artillerie,  charroi,  pavais,  vivres  et  autres 
bagues  ;  et ,  comme  on  disoit ,  ils  avoient  bien  quarante , 
que  chars,  que  charrettes. 

Or  est  vérité  que  le  duc  de  Bourgongne  entendoit  qu'il 
y  eust  trêve  à  la  requeste  des  ambassadeurs  du  roi  :*  car 
vous  avez  ouï  comme  le  duc  leur  avoit  accordé  surséance 
de  guerre,  c'est  à  savoir  le  mardi,  le  mercredi  et  le  jeudi, 
lequel  fut  le  jour  Saint-Pierre ,  comme  dit  est ,  que  la  be- 
sogne fut.  Et  cuidoient  les  Gantois  prendre  et  surprendre 
les  gens  du  duc  de  Bourgongne  en  la  ville  de  Hulst,  pen- 
sans  qu'on  ne  se  donnast  garde  d'eux,  à  l'occasion  desdites 
trêves  et  surséance  de  guerre  ;  et  ainsi  avoient-ils  accou- 
tumé de  faire ,  car  à  toutes  les  fois  qu'on  parlementoit  de 
paix  ou  de  trêves,  ou  qu'il  estoit  surséance  de  guerre,  ils 
faisoient  leur  emprises  cauteleusement,  dont  mal  leur  en 
vint,  comme  ci-dessus  avez  ouï. 

Or  vrai  est  que  audit  jour  Saint-Pierre,  le  duc  avoit 
ordonné  qu'environ  sept  heures  en  la  nuit ,  lui  et  sa  ba- 
taille partiroient ,  à  neuf  heures  après  son  arrière-garde, 
et  estoit  pour  aller  au  village  de  Axelle,  où  on  disoit  que 
les  Gantois  estoient  bien  six  ou  sept  mille.  Et  tout  ainsi 


DE  ClIASTELLAIN.  32! 

que  le  maréchal  de  l'ost  du  duc  faisoit  dire  les  ordon- 
uances  qui  lui  estoient  chargées  de  par  le  duc,  au  prévost 
des  maréchaux  pour  le  fait  des  vivres,  et  au  maistre  de 
l'artillerie,  ensemble  tout  ce  qu'il  falloit  pour  l'ost,  vint 
un  poursuivant  nommé  Pavillon,  lequel  apporta  certaines 
nouvelles  de  la  besogne  et  de  la  détrousse  faite  sur  les 
Gantois  devant  la  ville  de  Hulst,  ainsi  comme  ci-dessus 
avez  ouï.  Et  pour  revenir  au  partement  du  duc,  qu'il  de- 
voit  faire  de  son  logis  de  Wasemunstre,  là  où  il  avoit  été 
longuement  logé,  comme  dessus  est  dit,  là  estoient  aucuns 
ambassadeurs  du  roi ,  lesquels  requéroient  au  duc ,  qu'il 
lui  plust  encore  dilayer  son  voyage  et  emprise,  qu'il  avoit 
sur  les  Gantois  estans  lors  au  lieu  de  Axelle,  en  disant 
qu'encore  estoit  l'un  des  ambassadeurs  en  la  ville  de  Gand, 
lequel  pourroit  bien  apporter  telles  nouvelles  qu'il  ne  se- 
roit  jà  besoin  d'en  plus  faire.  Lors  le  duc  de  Bourgongne 
respondit  aux  ambassadeurs  qu'il  veoit  bien  et  savoit  la 
maie  volonté  des  Gantois,  et  bien  le  monstroient  et  avoient 
monstre  ce  mesme  jour  que  toutes  les  parties  avoient 
accordé  surséance  de  guerre.  Et  pour  tant,  le  duc  voulut 
entretenir  son  voyage  :  et  quand  ce  vint  à  sept  heures  de 
la  nuit,  l'avant-garde  se  délogea,  et  puis  la  bataille  et 
l'arrière-garde  ;  et  après  toutes  les  batailles,  estoit  ordonné 
le  charroi ,  tant  de  vivres  comme  autrement ,  et  un  petit 
nombre  de  lances  pour  le  garder.  Et  la  cause  pour  quoi  le 
dit  charroi  fut  ainsi  ordonné  tout  derrière,  ce  fut  pour  les 
chemins ,  qui  moult  estoient  étroits ,  et  tout  le  pays  fos- 
soyé  :  car  si  un  chariot  se  fust  rompu ,  le  chemin  eust  esté 
estouppé  et  clos ,  tellement  que  les  gens  de  guerre  n'eus- 
sent pu  aider,  ni  secourir  l'un  l'autre.  En  celle  ordonnance 
chevaucha  le  duc  de  Bourgongne  et  son  ost  toute  la  nuit, 
en  allant  tout  droit  au  gros  village  de  Axelle  au  pays  des 


522  CHRONIQUE 

Quatre-Mestiers,  là  où  il  cuidoit  trouver  de  six  à  sept  mille 
Gantois.  Or  convenoit-il  que  le  duc  et  son  ost  passassent 
par  le  chemin  qu'il  prit  tout  droit  devant  la  ville  de  Hulst, 
où  la  besogne  a  voit  esté.  Sy  y  avoit  du  logis  dont  le  duc 
s'estoit  parti,  nommé  Wasemunstre,  jusques  audit  lieu  de 
Hulst,  quatre  grosses  lieues  de  Flandre,  et  fut  jour  quand 
il  arriva  à  Hulst;  et  dudit  Hulst  jusques  à  Axelle  avoit 
une  grosse  lieue  ;  et  ainsi  estoit  cinq  lieues  qu'il  y  avoit  de 
Wasemunstre  jusques  au  lieu  de  Axelle.  Puis  quand  le  duc 
fut  passé  environ  une  demie  lieue  de  la  ville  de  Hulst,  on 
se  mit  en  bataille  en  attendant  Hollandois  ,  Picards,  Fla- 
mands et  Haynuyers,  lesquels  estoient  dedans  la  ville  de 
Hulst.  Les  chariots  que  les  Gantois  avoient  perdus  le  jour 
devant ,  vinrent  bien  à  point  aux  Hollandois  :  car  ils  es- 
toient venus  de  Hollande  par  eau,  sy  n'avoient  nuls  che- 
vaux. 

Le  duc  de  Bourgongne  fut  longuement  en  bataille  en 
attendant  les  Hollandois,  dont  le  seigneur  de  Lanuoy  es- 
toit  capitaine  et  gouverneur;  et  estoient  les  Hollandois 
presque  tous  en  chariots  et  charrettes,  et  les  aucuns  à 
pied  :  et  quand  ils  furent  venus,  le  duc  ordonna  tout  son 
arroy  pour  assaillir  la  grande  et  forte  ville  de  Axelle,  qui 
estoit  de  tous  costés  très-fort  boulevarquée.  Sy  furent  or- 
donnés à  aller  devant  ladite  ville  messire  Jacques  et  mes- 
sire  Simon  de  Lalaing  atout  leurs  gens,  pour  voir  les 
avenues  de  ladite  ville  de  Axelle ,  la  manière  des  Gantois 
et  toutes  leurs  ordonnances.  Et  dévoient  suivre  par  ordre, 
ainsi  qu'il  estoit  ordonné  pour  ledit  assaut  :  mais  ce  fut 
pour  néant  ;  car  lesdits  Gantois  s'en  estoient  fuis  en  cette 
mesme  nuit  tous  hommes ,  femmes  et  enfants  ,  et  avoient 
vuidé  la  plupart  de  leurs  biens  ,  et  s'estoient  tous  retraits 
en  la  ville  de  Gand ,  là  où  il  y  avoit  quatre  grosses  lieues 


DE  CHASTELLAIN.  323 

de  ladite  ville  de  Axelle.  La  nouvelle  vint  au  duc  de  Bour- 
gongne  comment  Gantois  s'en  estoient  fuis  la  nuit,  et  qu'en 
la  ville  de  Axelle  n'y  avoit  homme  demeuré ,  ni  femmes, 
ni  enfants,  excepté  cinq  ou  six  vieilles,  dont  le  bon  duc  fut 
moult  desplaisant  ;  car  il  avoit  clievauclié  toute  nuit.  Gui- 
dant trouver  lesdits  Gantois  :  mais  ils  avoient  esté  si  ef- 
frayés le  jour  devant  de  la  besogne  et  desconfiture  qu'ils 
avoient  eue  devant  la  ville  de  Hulst,  que  sans  arrester  ils 
s'enfuirent  en  la  ville  de  Gand. 

Après  ces  nouvelles  sues,  le  duc  ordonna  au  marescbal 
de  l'ost,  qu'il  prist  les  fourriers  et  allast  au  lieu  de  Axelle 
faire  les  logis.  Sy  fut  ainsi  fait  et  ordonné,  et  là  se  logea 
le  duc  et  tout  son  ost.  Et  après  plusieurs  compagnons  de 
guerre  passèrent  outre  celle  ville  de  Axelle,  et  trouvèrent 
tant  de  vacbes  et  de  bétail  qu'on  donnoit  une  belle  vache 
pour  cinq  sols  '.  Ce  dit  jour,  qui  estoit  le  derrain  jour  de 
juin,  après  ce  que  hommes  et  chevaux  furent  repus,  le 
duc  envoya  courre  le  pays  des  Quatre-Mestiers  du  costé  de 
la  mer,  tout  jusques  à  Bouchant  ;  et  y  furent,  ce  vaillant 
chevalier  messire  Jacques  et  messire  Simon  de  Lalaing 
son  oncle  et  plusieurs  autres  chevaliers  et  escuyers.  Sy  ne 
trouvèrent  personne  en  tout  le  pays ,  ni  hommes ,  ni 
femmes,  ni  enfants,  que  tous  ne  fussent  retraits  en  la  ville 
de  Gand.  Les  deux  seigneurs,  messire  Jacques  et  messire 
Simon  de  Lalaing ,  par  l'ordonnance  et  commandement 
du  duc,  firent  bouter  les  feux  en  ceste  ville  de  Bouchant  et 
par  tout  le  pays  où  ils  furent,  et  ardirent  bien  trois  lieues 
de  pays ,  que  ceux  de  la  ville  de  Gand  veoient  à  plein. 


'  D'après  les  chroniques  flamandes,  la  défaite  des  Gantois  devant 
Hulst  eut  lieu  le  26  juin  1452.  Ce  fut  le  3  juillet  que  les  Picards  en- 
trèrent dans  le  pays  des  Quatre-Métiers,  où  ils  mirent  tout  à  feu  et  à 
sang. 


524  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XXII. 


Comment  le  ducdeBourgongne  fit  bouter  les  feux  dedans  Mourbecque 
et  autres  plusieurs  villages. 


Le  premier  jour  de  juillet  ensuivant,  le  duc  de  Bour- 
gongne  envoya  messire  Louis  de  la  Viefville  et  messire 
Louis  de  Masmines  en  la  ville  de  l'Escluse  quérir  des  vi- 
vres :  car  le  pain  estoit  failli,  et  estoit  très-clier  en  l'ostdu 
duc  ;  et  leur  fut  commandé  qu'ils  amenassent  leurs  vivres 
à  un  village  nommé  Wacquebecque  ' ,  qui  est  un  beau  vil- 
lage séant  à  deux  lieues  de  Gand.  Le  duc  de  Bourgongue 
fut  logé  audit  lieu  de  Axelle  trois  jours  entiers,  et  le  qua- 
trième jour,  qui  fut  troisième  jour  de  juillet,  se  délogea 
et  s'en  alla  loger  au  village  de  Wacquebecque.  Mais  avant 
son  partement,  il  envoya  courre  à  puissance  dedans  Mour- 
becque, un  fort  village  et  de  fortes  avenues,  là  oii  on  cui- 
doit  moult  grand  nombre  de  gens.  Et  firent  la  course  les 
gens  de  messire  Jelian  de  Croy,  et  y  furent  le  seigneur  de 
Mengoval,  messire  Jelian  de  Rubempré,  neveu  du  seigneur 
de  Croy,  et  plusieurs  autres  clievaliers  et  escuyers.  Audit 
village  de  Mourbecque  n'avoit  nulluy,  car  tous  s'en  es- 
toient  fuis  dedans  la  ville  de  Gand  ou  dedans  les  marais 
dudit  Mourbecque ,  lesquels  sont  marais  où  on  prend 
tourbes ,  lesquels  sont  tant  périlleux,  que  nuls  estrangers 
n'y  peuvent,  ni  ne  savent  comment  entrer  que  ce  ne  soit 
en  péril  et  danger  de  perdre  la  vie;  et  tels  y  entrèrent 
pour  cuider  gagner,  qui  oncques  puis  n'en  revinrent  : 
mais  comme  j'entends,  ils  n'y  furent  que  deux  ou  trois. 

'  Wachtebeke. 


DE  CHASTELLAIN.  325 

Quand  les  deux  de  Rubempré  et  de  Meng'oval  virent 
que  autre  chose  ne  se  pouvoit  faire  es  dits  marais,  les- 
quels on  appelle  moures,  ils  firent  bouter  le  feu  audit 
village  de  Mourbecque  :  car  on  leur  avoit  commandé'.  Sy 
fut  ladite  course  faite  le  premier  jour  de  juillet.  Et  pour 
revenir  à  notre  matière  du  délog-ement  du  bon  duc,  vérité- 
est  qu'il  se  délogea  le  troisième  jour  de  juillet  de  ce  bel 
et  gros  village  d'Axelle,  que  ceux  du  pays  ne  tenoient  pas 
pour  village,  mais  pour  bonne  ville ,  aj^ant  armes,  loi  et 
maison  de  ville,  et  avec  ce  y  avoit  bien  de  deux  à  trois 
mille  maisons,  lesquelles  au  déloger  furent  presque  toutes 
arses;  et  peu  y  en  demeura,  fors  qu'une  très-belle  église 
et  la  maison  de  messire  Guy  de  Guistelle,  laquelle  estoit 
enclose  d'eau  et  de  fossés,  et  fut  garantie  du  feu  pour  ce 
que  le  chevalier  tenoit  le  parti  du  duc  son  seigneur.  Ainsi 
comme  vous  oyez,  se  délogea  le  duc  et  tout  son  ost;  sy 
chevaucha  en  la  plus  belle  ordonnance  qui  pour  lors  faire 
se  pouvoit  :  car  on  ne  pouvoit  chevaucher  que  par  les 
chemins,  tant  estoit  le  pays  fossoyé.  Et  encore  estoient 
tous  les  chemins  boulevarqués ,  mais  iceux  boulevards  es- 
toient rompus  et  les  chemins  refaits ,  et  alla  celui  jour 
loger  le  duc  à  Wacquebecque,  dont  dessus  est  faite  men- 
tion, et  là  fut  deux  jours;  et  illec  lui  vinrent  vivres  de 
l'Escluse  en  grand  abondance  que  messire  Louis  de  la 
Viefville  et  messire  Louis  de  Masmines  conduisirent,  ainsi 
que  chargé  leur  avoit  esté ,  et  bien  le  firent.  En  ces  deux 
jours  que  le  duc  et  son  ost  furent  logés  en  celui  village 
de  Wacquebecque ,  coururent  plusieurs  gens  de  guerre 

•  Le  duc,  qui  ne  pooit  oublier  la  mort  de  son  bastard,  commanda 
que  tous  les  villaiges  du  pays  de  Wast  qui  estoient  rebellés  ùluy,  fus- 
sent ards.  (Jacques  Duclercq,  II,  16.) —  Par  ainsi  en  ce  voyage  furent 
ars  mieulx  de  iiii  mil  manoirs.  [Chron.  anon.  Corp.  Chron.  Flandr., 
t.  III,  p.  496.) 

TO.V.     H.  21 


520  CHRONIQUE 

les  pays  d'entour  le  logis.  Sy  furent  les  aucuns  devant 
une  petite  place  qui  se  tenoit,  laquelle  fut  prise  de  force  et 
tous  ceux  de  dedans  mis  à  la  mort.  Là  entour  dudit  Wac- 
quebecque  fut  trouvé  tant  de  testes  à  cornes  qu'on  n'en 
savoit  que  faire,  et  g-agnèrent  si  largement  que  celui  qui 
avoit  quatre  escus,  avoit  cent  bestes  à  cornes,  qui  acheter 
les  vouloit. 

Entour  ledit  village  de  Wacquebecque,  avoit  grands 
marécages,  et  sy  y  passoit  la  rivière  de  Drome,  et  estoient 
lesdits  marais  de  très-mauvais  fond.  Et  pourtant  iceux 
marais  furent  avisés  par  messire  Daviot  de  Poix  et  par  le 
seigneur  de  Contay,  et  fît-on  refaire  aucuns  passages,  es- 
pérant que  tout  l'ost  du  duc  y  passeroit  ;  et  de  fait  fut  l'en- 
treprise faite  pour  y  passer,  et  y  passèrent  plusieurs,  tant 
à  pied  comme  à  cheval  :  mais  lesdits  marais  s'effondrè- 
rent tellement,  qu'il  fallut  cesser  le  passage;  et  qui 'pis 
fut,  il  convint  de  repasser  ceux  qui  estoient  allés  outre 
lesdits  marais,  car  si  les  Gantois  fussent  venus  sur  eux, 
on  ne  les  eust  pu  aider,  ni  secourir.  Sy  furent  ceux  qui 
estoient  passés,  au  repasser  tellement  mouiUés  et  brouillés, 
que  c'estoit  grand  pitié  à  les  voir  ;  et  pour  celle  cause 
fallut  demeurer  tout  le  jour  à  Wacquebecque,  et  convint 
aller  refaire  les  passages  et  ponts  de  Mourbecque.  Puis  se 
délogea  le  duc  le  sixième  jour  du  mois  de  juillet  lui  et 
tout  son  ost,  et  au  déloger  on  bouta  les  feux  partout;  et  sy 
«voient  esté  boutés  le  jour  de  devant  en  plusieurs  vil- 
lages, tant  à  Artevelle  '  comme  ailleurs.  Ce  sixième  jour  de 
juillet,  le  duc  de  Bourgongne  passa  la  rivière  de  Drome, 
à  un  passage  à  gué  nommé  Draghenen',  et  auprès  d'icelui 
passage  se  logea  le  duc  et  tout  son  ost. 

'  Ertvelde.   ^  Dacknam. 


DE  CHASTELLAIN.  527 


CHAPITRE  XXIII. 


De  la  course  qui  se  fit  devant  la  ville  de  Gand,  de  laquelle  course  estoit 
clief  le  duc  de  Clèves,  et  de  ce  qui  s'y  fit. 

Quand  ce  vint  le  lendemain ,  le  duc  se  délogea  de  Dra- 
ghenen ,  et  s'en  alla  loger  aux  champs  sur  la  rivière  de 
l'Escaut  au  plus  près  d'un  village  nommé  Wettre  \  séant 
sur  icelle  rivière,  entre  Gand  et  Tenremonde,  qui  est  aune 
lieue  et  demie  de  Gand  ou  environ  ;  et  là  le  duc  et  tout  son 
ost  furent  logés  en  tentes,  pavillons  et  logis  faits  pareille- 
ment qu'on  feroit  en  un  siège.  A  icelui  logis  de  Wettre  re- 
vinrent les  ambassadeurs  du  roi,  lesquels  s'estoient  tenus 
à  Tenremonde  pendant  le  temps  que  le  duc  avoit  esté  au 
pays  des  Quatre-Métiers  et  de  Was.  Et  illec  de  rechef 
requirent  au  duc ,  qu'il  lui  plust  à  entendre  à  traité  de 
paix ,  laquelle  paix  ne  se  pouvoit  bonnement  faire  sans 
trêves.  A  laquelle  chose  le  duc  ne  vouloit  entendre , 
disant  que  les  Gantois  ne  prétendoient  qu'à  rompre  son 
armée  ;  ils  firent  tant  de  belles  remonstrances  au  duc ,  comme 
ils  purent ,  et  bien  le  savoient  faire  :  mais  pour  l'heure  le 
duc  ne  s'y  voulut  accorder,  et  s'en  retournèrent  les  am- 
bassadeurs en  la  ville  de  Tenremonde.  Et  le  dixième  jour 
dudit  mois  de  juillet  ensuivant,  le  duc  ordonna  que  le  duc 
de  Clèves  iroit  courre  devant  la  ville  de  Gand ,  et  lui  fut 
baillé  en  gouvernement  l'estendard  du  duc  ;  et  pour  l'ac- 
compagner lui  furent  baillés  la  plupart  des  chevaliers  et 
escuyers  du  duc  de  Bourgongne,  et  y  fut  messire  Jehan 
de  Croy,  qui  fit  ce  jour  l'avant-garde ,  et  le  seigneur  de 
Rubempré  avoit  la  charge  des  coureurs,  et  au  regard  des 

«  Wetteren. 


328  CHRONIQUE 

gens  du  comte  d'Estampes,  ils  y  furent  en  grand  nombre. 
Tant  clievauclièrent  ensemble  en  bonne  ordonnance,  qu'ils 
se  trouvèrent  devant  la  porte  de  Saint-Bavon  de  Gand,  là 
où  il  y  avoit  une  petite  maison  droit  devant  le  tape-cul*, 
laquelle  fut  arse  ;  barrières  furent  coupées  et  soyées  %  et 
leur  fit-on  fermer  la  porte  bien  en  liaste. 

L'alarme  et  l'effroi  fut  grand  en  la  ville  de  Gand  ;  sy  en- 
commencèrent  les  Gantois  à  tirer  sur  les  gens  du  duc,  d'ar- 
balètes, de  canons  et  de  couleuvrines  ;  et  y  eut  un  arcber 
qui  estoit  sur  la  barrière  de  la  porte  Saint-Bavon,  qui  fut 
féru  en  la  cuisse  du  trait  d'une  arbalète ,  dont  il  mourut. 

Tantost  après  les  Gantois  s'assemblèrent  en  très-grand 
nombre  et  issirent  bors  de  leur  ville  :  mais  le  gentil  che- 
valier de  Eubempré  les  rebouta  par  trois  fois  dedans  leurs 
barrières  si  rudement ,  qu'au  rentrer  dedans  la  ville ,  ils 
cbéoient  et  trébucboient  les  uns  sur  les  autres.  Les  e^car- 
moucbes  durèrent  longuement  :  et  issirent  Anglois,  de 
trente  à  quarante,  de  cheval  et  de  pied,  hors  de  la  ville  : 
car  les  Gantois  avoient  des  Anglois  avec  eux,  lesquels  tin- 
rent l'escarmouche'.  Mais  tantost  après  qu'on  chargeoit 
sur  eux,  ils  se  retraioient  dedans  le  trait  de  leurs  gens  ; 


•  Tappe-ml,  pont-levis. 

^  Soyées,  sciées. 

3  Les  Comptes  de  la  ville  de  Gand  établissent  que,  dès  le  11  juin, 
quelques  Anglais  étaient  arrivés  à  Gand,  et  ils  se  trouvèrent,  le  21,  au 
combat  de  Moerbeke.  Ils  étaient  au  nombre  d'environ  cinquante;  mais 
il  paraît  qu'on  en  attendait  un  plus  grand  nombre,  puisque  les  am- 
bassadeurs français  écrivaient,  le  22  juin,  à  Charles  Vil  :  «  Etdist-on 
«  qu'il  doit  venir  des  Anglais  à  Gand.  »  Le  10  juillet,  les  trois  membres 
de  la  ville  furent  convoqués  pour  statuer  sur  les  moyens  que  l'on  em- 
ploierait pour  payer  les  archers  anglais.  «  Tune  temporis  ex  Anglia 
«  certi  nuntii  supervenerunt  pressentantes  subsidium  vi  aut  vu" 
«  Anglicorum  et  de  tanto  numéro  vix  quingenti  supervenerunt  qui 
«  rapinis  et  cœdibus  intenti,  nulla  digna  relatu  peregerunt.  »  (But, 
Chron.  manusc.)  On  trouve,  en  1450,  un  mandement  de  Henri  YI  en 


DE  CHASTELLAIN.  329 

par  quoy  s'il  y  eut  plusieurs  hommes  et  chevaux  navrés 
des  gens  du  duc,  ce  ne  fut  pas  merveille,  car  je  crois  que 
ce  jour  y  eut  trois  estendards  plus  près  de  la  ville  de  Gand 
en  fait  de  guerre,  qu'il  n'y  avoit  oncques  eu  du  temps 
d'empereur,  de  roi,  ni  de  prince.  Le  premier  des  trois  et 
le  plus  près,  ce  fut  l'estendard  du  seigneur  de  Rubempré; 
car  il  fut  par  trois  ou  quatre  fois  jusques  aux  barrières  de 
Saint-Bavon  de  Gand.  Le  second,  ce  fut  l'estendard  de 
messire  Jehan  de  Croy,  lequel  avoit  grant  puissance  sous 
lui,  et  eut  la  charge  de  l'avant-garde  pour  celui  jour,  et 
aussi  en  toutes  besognes  avoit-il  eu  avec  lui  le  comte  de 
Saint-Pol.  Le  troisième  estendard  fut  celui  du  duc  de 
Bourgongne,  que  le  duc  de  Clèves  avoit  en  garde;  sy  le  fit 
porter  si  près,  que,  si  celui  qui  le  portoit,  ne  se  boutoit  de- 
dans le  trait  des  canons,  il  ne  pouvoit  plus  près.  Là.  fut  le 
duc  de  Clèves  et  toute  la  puissance  du  duc  bien  par  l'es- 
pace de  deux  heures ,  et  véritablement  là  y  avoient  de 
vaillants  chevaliers  et  escuyers  toujours  escarmouchant, 
en  les  cuidant  toujours  tirer  arrière  de  leur  ville  et  hors  du 
trait  :  mais  les  Gantois  ne  s'eslongeoient  point,  pour  quoi 
il  s'en  fallut  revenir,  et  à  leur  départir,  ils  firent  bouter  le 
feu  en  un  moulin  à  veut  qui  estoit  assez  près  de  leur 
porte  :  et  sy  fut  bouté  le  feu  en  un  moult  bel  hostel  qui 
estoit  à  un  nommé  Jacques  de  Satre  '  et  en  plusieurs  autres 
maisons.  Grant  foison  de  bestes  à  laine  furent  gagnées  ce 
jour,  et  ainsi  s'en  revint-on  au  logis. 

Or  nous  convient  dire  pourquoi,  ni  à  quelle  cause,  cette 
course  fut  faite  devant  la  ville  de  Gand  à  ce  jour ,  et  à 
quelle  intention  elle  se  faisoit.  Vérité  est  qu'on  avoit  dit 

faveur  des  Flamands  qui  lui  sont  restés  fidèles  malgré  la  trahison  du 
duc  de  Bourgogne.  (Delpit,  Doc.  inddits,  1. 1",  p.  265.) 
*  Jacques  de  Sagliere,  d'après  les  chroniques  flamandes. 


350  CHRONIQUE 

OU  rapporté  au  duc  que  s'il  énvoyoit  courre  devant  G  and, 
que  les  Gantois  issiroient  hors  de  la  ville  et  combattroient 
et  livreroient  bataille  ;  et  afin  d'avoir  la  bataille,  avoit  le 
duc  envoyé  son  neveu  le  duc  de  Clèves,  ainsi  accompagné 
comme  vous  avez  ouï,  devant  la  ville,  pensant  qu'iceux 
Gantois  dussent  issir  pour  combattre,  et  au  cas  qu'ils 
ississent,  que  le  duc  de  Clèves  et  toute  sa  puissance  recu- 
lassent tout  bellement;  car  le  duc  de  Bourgongne,  après  le 
partement  du  duc  de  Clèves  son  neveu  et  des  autres  qui 
allèrent  courre  devant  ladite  ville ,  avoit  fait  dire  secrète- 
ment ,  sans  sonner  trompettes ,  de  logis  en  logis  de  tous 
ceux  qui  estoient  demeurés  en  l'ost ,  que  chacun  eust  sa 
selle  mise  et  fussent  prests  de  monter,  si  besoin  estoit.  Et 
avoit  ordonné  le  duc  qu'on  lui  fist  savoir  la  conduite  des 
Gantois  à  tue-cbeval;  et  par  spécial,  s'ils  issoient  à  puis- 
sance pour  combattre,  afin  que  lui  et  tout  son  ost  fusf  à  la 
bataille  à  l'aide  et  secours  de  son  neveu  le  duc  de  Clèves. 
Et  afin  qu'il  n'y  eust  faute  que  le  duc  ne  sçust  des  nou- 
velles sur  nouvelles,  au  cas  que  les  Gantois  voudr oient 
combattre ,  il  ordonna  à  Toison-d'Or  qu'il  menast  avec  lui 
à  cette  course  tous  les  rois  d'armes ,  hérauts  et  poursui- 
vants de  sa  cour,  pour  lui  faire  savoir  des  nouvelles  de 
Testât  d'iceux  Gantois, laquelle  chose  fut  ainsi  faite:  mais 
les  Gantois  n'issirent  point  pour  combattre.  Et  n'y  eut 
autre  chose  faite  pour  celui  jour,  et  s'en  retourna  chacun 
au  logis ,  auquel  le  duc  estoit  logé  sur  la  rivière  de  l'Es- 
caut, comme  dit  est  :  et  y  fut,  depuis  le  septième  jour  du 
mois  de  juillet  jusques  au  jour  de  la  Magdeleine  ',  qui  fut 
le  vingt-deuxième  jour  dudit  mois.  Et  là  venoient  les 

•  Le  duc  était  le  29  juillet  à  Terraonde,  et  ce  fut  de  là  qu'il  écrivit 
au  roi  de  France  ce  qui  suit  : 
«  A  mon  très-redoubté  seigneur  ,  monseigneur  le  roy.  Mon  très- 


DE  CHASTELLAIN.  331 

ambassadeurs  du  roi  de  France  bien  souvent  pour  faire  la 
paix.  Toutesfois  en  conclusion,  firent  tant  iceux  ambassa- 
deurs, qu'ils  obtinrent  du  duc  une  trêve  durant  six  se- 
maines, laquelle  fut  publiée  le  vingt-deuxième  de  juillet. 
Et  rompit  le  duc  tout  son  armée  :  mais  il  laissa  gens 
d'armes  et  de  traits  dedans  les  villes  de  Courtray,  Aude- 
narde ,  Alost ,  Tenremonde  et  Biervliet.  Sy  fut  ordonné 


redoubté  seigneur,  tant  et  si  très-humblement  que  faire  puis,  je  me 
recommande  à  votre  bonne  grâce.  Mon  très-redoubté  seigneur,  plaisir 
vous  soit  de  sçavoir  que  pour  aucuns  mes  grans  affaires  j'ay  entention 
et  propos  d'envoyer  bien  briefment  par  devers  vous  de  mes  gens  et 
ambassadeurs  notables,  lesquels  auront  aussi  charge  de  vous  parler 
entre  autres  choses  du  fait  de  ma  ville  de  Gand,  dont  autrefois  je  vous 
ay  escript  par  mes  lettres  et  aussy  faict  parler  de  bouche  plus  au  long. 
Et  pour  ce,  mon  très-redoubté  seigneur,  que  j'ay  entendu  et  suy 
advcrty  que  ceulx  de  ma  dite  ville  de  Gand  ont  jà  envoyé  ou  doivent 
très-prouchainement  envoyer  vers  vous,  pour  obtenir  de  vous  aucuns 
mandemens  ou  provisions  à  rencontre  de  moi  et  au  préjudice  de  ma 
haulteur  et  seigneurie  en  icelle  ma  ville,  j'escrips  par  devers  vous  et 
vous  en  avertis  en  toute  humilité,  vous  suppliant,  ainsi  que  aulcune 
fois  vous  ay  aussi  supplié  par  mes  lettres  et  fait  supplier  par  mes  gens 
qui  de  bouche  vous  ont  parlé  de  par  moy  de  ceste  matière,  que  audit 
cas  que  lesdits  de  ma  ville  de  Gand  auroient  jà  envoyé  ou  envoye- 
roient  ou  feroient  faire  poursuite  vers  vous,  pour  avoir  et  obtenir  de 
vous  provisions  à  rencontre  de  moy  et  au  préjudice  de  ma  dite  seignou- 
rie,  ne  leur  veuilliez  octroyer  ou  donner  aucune  que  je  sois  oy  préala- 
blement en  mes  raisons  et  en  mon  bon  droit,  comme  de  votre  grâce  de 
ce  m'avez  donné  vray  espoir,  et  à  tout  le  moins  faire  surseoir  la  chose 
jusques  à  la  prochaine  venue  de  mes  dits  gens  et  ambassadeurs  vers 
vous,  qui  sera  très-brief,  au  plaisir  Nostre-Seigneur,  par  lesquels  vous 
feray  informer  bien  au  long  et  au  vray  de  tout  le  démené  de  ceste  dite 
matière  et  de  mon  bon  droit  et  du  grant  intérest  que  j'ay  et  prétens 
en  ceste  partie,  et  mesmement  des  estranges  manières  que  lesdits  de 
ma  ville  de  Gand  ont  tenues  et  tiennent  envers  moy.  Et  en  ce  faisant, 
mon  très-redoubté  seigneur,  vous  ferez  œuvre  de  justice,  et  à  moy 
grant  honneur  et  parfait  plaisir,  dont  je  me  repputeray  de  plus  en  plus 
tenu  et  obligié  envers  vous.  Mon  très-redoubté  seigneur,  plaise  vous 
tousjours  moy  avoir  et  tenir  en  votre  bonne  grâce,  et  moy  mander  et 
commander  vos  bons  plaisirs  et  vouloirs,  lesquels  je  suy  etseray  tous- 
jours  prest  de  faire  et  accomplir  à  mon  povoir,  de  bien  humble  cuer 
ot  très-volentiers,  comme  raison  est  et  tenu  y  suy,  priant  le  benoistflls 


332  CHRONIQUE 

que  les  ambassadeurs  du  roi,  le  conseil  et  députés  du  duc 
et  commis  de  la  ville  de  Gand  seroient  en  la  ville  de  Lille, 
le  vingt-neuvième  jour  dudit  mois  de  juillet,  pour  avoir 
avis  et  besogner  au  bien  de  la  paix.  Et  au  partir  du  log'is, 
le  duc  s'en  alla  à  Brouxelles ,  où  estoit  la  duchesse  sa 
femme ,  et  ainsi  se  partit  du  beau  logis  de  Wettre ,  séant 
sur  la  rivière  de  l'Escaut. 

CHAPITRE  XXIV. 


Du  parlement  qui  se  fit  à  Lille,  où  estoit  l'ambassade  du  roi  de  France, 
pour  traiter  de  la  paix  au  duc  de  Bourgongne  pour  ses  sujets  les 
Gantois. 


Or  vint  le  jour,  c'est  à  savoir  le  vingt-neuvième  jour  de 
juillet,  que  les  gens  du  roi  arrivèrent  en  la  ville  de  Lille, 
c'est  à  savoir  le  comte  de  Saint-Pol ,  messire  Thomas  de 
Beaumont ,  l'archidiacre  de  Tours ,  le  procureur-général 
du  roi  ;  et  d'autre  part  y  furent  les  députés  des  Gantois 
ayants  pouvoir  des  hoefmans,  burguemaistres,  échevins  et 
ceux  de  la  loi  ;  et  mandèrent  un  avocat  à  Paris,  nommé 
maistre  Jehan  de  Poupincourt  ',  pour  plaider  leur  cause  et 
pour  les  conseiller  :  car  ils  savoient  bien  qu'icelui  avocat 

de  Dieu  qu'il  vous  ait  et  maintiengne  tousjours  en  sa  saincte  garde, 
et  vous  doint  très-bonne  vie  et  longue  et  accomplissement  de  vos 
très-liaulx  et  très-nobles  désirs. 

»  Escript  en  ma  ville  de  Tenremonde,  le  xxix«  jour  de  juillet. 
«  Votre  très-humble  et  très-obéissant, 
«  PHILIPPE, 
«  duc  de  Bourgogne  et  de  Brabant.  » 

•  Jean  de  Popincourt  fut  plus  tard  l'un  des  conseillers  de  Louis  XI. 
Il  reçut  de  lui  une  mission  de  confiance  dans  le  procès  de  l'abbé  de 
Haint-Jean-d'Angély. 


DE  CHASTELLAIN.  333 

estoit  l'un  des  hommes  du  monde  qui  plus  liaioit  le  duc  de 
Bourg-ong*ne. 

Ne  demeura  guères  après  que  le  duc  de  Bourgongne 
arriva  en  la  ville  de  Lille,  accompagné  de  noble  chevalerie 
et  de  sage  conseil.  Devant  les  gens  du  roj  qui  juges  et 
arbitres  estoient  du  discord  d'entre  le  duc  et  iceux  Gantois, 
furent  par  plusieurs  journées  les  gens  du  duc  et  les  députés 
de  iceux  Gantois,  et  tant  fut  procédé  à  ladite  matière, 
après  ce  que  toutes  les  parties  eurent  dit  et  remonstré  ce 
qu'ils  vouloient  dire,  vu  tout  le  bon  droit  du  duc  et  sa 
juste  cause,  pour  la  rébellion,  désobéissance,  maléfices  et 
les  grandes  entreprises  que  iceux  Gantois  avoient  entre- 
pris et  entreprendoient  chacun  jour  contre  sa  hauteur  et 
seignourie,  fut  dit  et  appointié  et  iceux  Gantois  condem- 
nés  par  les  gens  du  roy  dessus  nommés  juges  et  arbitres, 
comme  dit  est,  que  lesdits  Gantois  feroient  et  seroient 
tenus  de  faire  de  point  en  point  tous  les  points  et  articles 
contenus  en  la  sentence  qui  cy-après  est  escripte,  laquelle 
fut  prononchiée  par  les  dessusdits  ambassadeurs  et  gens 
du  roy,  juges  et  arbitres  de  la  dite  matière  '. 


'  On  voit  par  les  comptes  de  cette  époque  que  le  duc  de  Bourgogne 
fit  payer  6,000  livres  au  sénéchal  de  Poitou,  à  larchidiacre  de  Tours 
et  au  procureur-général  du  roi  «  pour  avoir  aidé  à  la  paix  avec  ceulx 
«  de  Gand.  »  Le  duc  de  Bourgogne  eut  recours  aux  mêmes  moyens 
d'influence  vis-à-vis  de  Guillaume  de  Menypeny  et  de  Jean  de  Saint- 
Romain,  autres  ambassadeurs  de  Charles  VII  : 

«  C'est  le  plus  grant  desplaisir  (leur  disait  le  sire  de  Charny)  que  le 
«  roy  puisse  faire  à  monseigneur  de  Bourgongne  que  se  meslerdecette 
«  besongne  de  Gand,  car  nous  savons  bien  quil  ne  vouldroit  pas  que 
«  nous  eussions  mioulx  que  nous  avons,  et  vous  jure,  par  l'ordre  que 
«  je  porte,  que  ce  estoit  le  bien  et  le  prouffit  du  roy  que  vous  vous  en 
«  alassiez,  sans  autre  chose  faire  et  sans  vous  en  mesler  plus  avant  ;  et 
«  croy  que  si  vous  le  faisiez  ainsi,  monseigneur  feroit  quelque  chose.  » 
"  C'est-à-dire,  ainsi  que  Saint-Romain  entendoit,  que  monseigneur 
«  nous  donneroit  de  l'argent.  »  (Mss.  Baluze,  IMbl.  imp.  de  Paris.) 


354  CHRONIQUE 


CHAPITRE  XXV. 

Cy  s'ensieut  Tabrégié  de  la  sentence  prononchiée  par  les  ambassadeurs 
du  roy  au  prouffît  du  duc  de  Bourgongne,  conte  de  Flandres,  et  à 
rencontre  de  ceux  de  Gand. 

Premiers  ont  dit,  déclaré  et  prononchié  les  ambassa- 
deurs par  leur  sentence  définitive  que  ceux  de  Gand,  c'est 
assavoir  eschevins  des  deux  bancs,  doyens  des  mestiers  et 
des  tisserans  et  autres  petits  doyens  des  mestiers,  conseil- 
lers, et  tout  le  commun  peuple  de  la  ville  de  Gand,  mau- 
vaisement  et  désobéissans  et  entreprenans  grandement  à 
rencontre  du  duc  de  Bourgongne  et  de  sa  haute  seigneurie, 
se  sont  mis  sus  en  armes,  ont  créé  boefmans  et  couru  sus 
au  duc  de  Bourgongne  et  à  ses  gens,  et  ont  commis  et  per- 
pétré mauvaisement  les  rébellions ,  invasions  et  voyes  de 
fait  dessus  déclarées,  et  que  en  ce  faisant,  ils  ont  mes- 
pris  et  oifensé  grandement  envers  le  duc ,  et  pour  les 
réparations  et  amendes  honnorables  et  jDrouffitables  des- 
(iites  mesprentures  et  offenses,  et  aussy  pour  réparer  et 
amender  plusieurs  fautes  et  abus,  que  iceux  de  Gand  ont 
par  cy-devant  fait  soubs  couleur  de  leurs  privilèges  et 
autrement,  ont  esté  ordonnées  et  apointiées  par  les  ambas- 
sadeurs les  choses  qui  s'ensuivent  : 

C'est  assavoir  que  les  deux  portes  de  la  ville  de  Gand, 
l'une  nommée  Peterselle-porte  et  l'autre  Euvre-porte ,  par 
lesquelles  ceux  de  Gand  yssirent  et  partirent  de  ladite  ville 
de  Gand  de  chà  et  delà  la  rivière  de  l'Escaut,  pour  aller 
mettre  le  siège  devant  la  ville  d'Audenarde,  qui  fut  le 
jeudi  après  Pasques  darrainement  passées ,  seront  et  de- 
mourront  closes  et  fermées  perpétuellement  h  tousjours  à 
chacun  jour  de  jeudi,  chacune  sepraaino  de  l'an,  en  telle 


DE  CHASTELLAIN.  335 

manière  que  par  icelles  portes,  lesquelles  seront  fermées 
et  closes,  comme  dit  est,  ne  pourront  cedit  jour  de  jeudi 
de  chacune  sepmaine  aucun  entrer,  ne  yssir  de  ladite 
ville. 

Item.  Que  l'autre  porte  nommée  l'Ospitale-porte ,  qui 
est  du  costé  du  pays  de  Was ,  par  laquelle  lesdits  Gantois 
yssirent  au  mois  de  juin  darrain  passé,  pour  aller  à  Rup- 
plemonde,  pour  courir  sus  au  duc  et  à  son  armée,  en  per- 
pétuelle mémoire  sera  fermée  et  murée,  et  à  tousjours 
condempnée,  et  sans  la  pouvoir  jamais  ouvrir,  ne  par  icelle 
faire  entrée,  ne  yssue,  si  ce  n'est  du  bon  plaisir  du  duc  ou 
de  ses  successeurs  en  la  conté  de  Flandres. 

Item.  Que  toutes  les  bannières,  tant  de  la  ville  comme 
de  la  communauté  et  des  mestiers  d'iceux  habitans  de 
Gand,  seront  mises  au  beffroy  de  ladite  ville  et  illec  seront 
et  demeureront  enfermées  soubs  cinq  clefs  dont  l'une  et  la 
première  aura  et  gardera  le  bailly  de  la  ville  de  Gand, 
pour  et  au  nom  et  de  par  le  duc,  l'autre,  ceux  de  la  loy,  la 
tierce,  ceux  du  membre  de  bourgeoisie,  la  quatrième,  ceux 
du  membre  des  mestiers,  et  la  cinquième,  ceux  du  membre 
des  tisserans  ;  et  sans  l'autorité  et  congié  du  duc  et  de  son 
bailly  de  Gand  et  sans  le  consentement  de  ceux  de  la  loy 
et  desdits  trois  mestiers,  c'est  assavoir  desdits  trois  mem- 
bres de  Gand,  lesdites  bannières  ne  seront,  ne  pourront 
estre  mises  hors  dudit  beffroy,  ne  portées  sur  le  marché,  ne 
ailleurs.  Et  aussy  iceux  de  Gand  ne  pourront,  ne  devront 
faire  aucune  chose,  ne  autres  nouvelles,  en  quelque  ma- 
nière que  ce  soit,  sans  le  congié  du  duc. 

Item.  Ont  lesdits  ambassadeurs  condempné  et  aboly  à 
tousjours  la  coustume  et  usance  mauvaise  et  desraisonna- 
ble que  ont  par  cy-devant  tenue  iceux  Gantois,  et  dont  ils 
ont  usé  en  tenant  et  soustenant  gens  en  grant  nombre, 


336  CHRONIQUE 

mauvais  garchons  et  de  mauvaise  vie,  qu'ils  ont  appelles 
les  blancs  chapperons,  et  leur  ont  iceux  ambassadeurs 
interdit  et  deffendu  de  non  plus  avoir,  ne  soustenir  lesdits 
gens,  ne  samblables,  de  quelque  nom  qu'ils  soient  ou  puis- 
sent estre  nommés,  et  n'en  souffreront  user  doresnavant 
en  quelconque  manière,  ne  pour  quelconque  cause  que  ce 
soit,  sur  paine  de  punir  de  corps  et  de  biens  ceux  qui  feront 
le  contraire. 

Item.  Que  pour  obvier  aux  illicites  assamblées  et  aux 
monopoles,  qui  se  font  et  ont  esté  faites  le  temps  passé  en 
ladite  ville  de  Gand,  comme  l'on  dit,  par  ceux  des  six  mes- 
tiers  que  on  nomme  de  la  place,  et  dont  l'on  dit  aussy  que 
plusieurs  maux  et  grans  inconvéniens  sont  advenus  en 
ladite  ville  de  Gand,  par  le  moyen  de  ce  que  ceux  desdits 
six  mestiers  ont  de  coustume  d'eux  assambler  en  un  cer- 
tain lieu  de  ladite  ville  de  Gand  appelle  la  place,  a  esté  dit 
et  appointé  par  lesdits  ambassadeurs  que  ceux  des  six 
mestiers  ne  se  pourront,  ne  devront  doresnavant  eux  as- 
sambler en  une  seule  place  comme  par  cy-devant  ont  fait. 
Et  leur  a  esté  par  iceux  ambassadeurs  deffendu  et  interdit 
à  tousjours  et  par  eux  ordonné  et  apointié,  que  pour  iceux 
six  mestiers  soient  ordonnées  par  le  bailly  et  la  loy,  six 
places  en  divers  et  séparés  lieux  en  ladite  ville  ,  les  plus 
longtains  l'un  de  l'autre  que  bonnement  se  pourra  faire, 
èsquelles  places  et  lieux,  ceux  de  chacun  mestier  se  pour- 
ront assambler  es  jours  ouvrables  seulement,  pour  illec 
estre  trouvés  et  requis  par  ceux  qui  en  auront  affaire  pour 
les  mettre  en  œuvre  et  besongne. 

Item.  Touchant  l'exemption  requise  par  le  duc  des  villes 
et  chastellenies ,  terres,  seigneuries  et  bailliages  du  pays 
de  Flandres,  qui  ont  esté  par-cy  devant  de  la  chastellenie 
de  Gand,  lesdits  ambassadeurs  en  réservent  à  eux  la  co- 


DE  CHASÏELLAIN.  337 

gnoissance  pour  en  déterminer  en  dedens  un  an  prochai- 
nement venant. 

Item.  Que  à  iceux  de  Gand  a  esté  interdit  et  deifendu 
par  lesdits  ambassadeurs  de  user  doresnavant  de  évocations 
des  causes  ou  procès  entendus  et  pendans  par-devant  les 
loys  ou  autres  officiers  des  villes  et  chastellenies  d'Aude- 
narde  et  de  Courtray,  de  la  conté  d'Alos,  et  des  pays  de 
Was  et  Quatre-Mestiers ,  de  Biervliet  et  de  la  seignourie 
de  Tenremonde  et  d'ailleurs  au  pays  de  Flandres. 

Item.  A  esté  dit  et  ordonné  par  les  ambassadeurs  que  la 
loy  de  la  ville  de  Gand  sera  doresnavant  renouvellée  et  re- 
créée en  la  manière  selon  qu'il  est  contenu  en  certain  pri- 
vilège dont  en  ladite  sentence  est  faite  mention,  et  ont 
esté  abolis  et  mis  à  néant  les  coustumes  et  usages  de  ceux 
de  Gand  au  contraire,  dont  se  plaignoit  le  duc. 

Item.  Au  regard  de  la  bourgeoisie  de  ceux  de  Gand  a 
esté  dit  et  déclaré  par  iceux  ambassadeurs  que  ceux  de 
Gand,  tant  au  regard  de  l'acquisition  et  entretenement  de 
leurs  bourgeois  et  bourgeoises,  ils  en  joyront  et  useront 
doresnavant  selon  le  contenu  de  leurs  privilèges  et  non 
autrement. 

Item.  A  esté  ordonné  et  déclaré  par  les  ambassadeurs 
que  les  eschevins  de  Gand  ne  peuvent  et  ne  doivent ,  ne 
pourront,  ne  devront  doresnavant  faire  aucun  édits ,  or- 
donnances ou  statuts,  sans  le  congié,  licence  ou  octroy  du 
duc  ou  de  sonbailly  de  Gand,  en  déclarant  nuls  et  de  nulle 
valeur  les  statuts,  ordonnances  et  édits  qui  auroient  esté 
faits  par  les  eschevins  de  Gand  sans  le  congié,  licence  et 
consentement  du  duc  ou  de  son  bailly  de  Gand. 

Et  au  regard  de  la  question  des  bannissemens,  elle  a 
par  les  ambassadeurs  esté  renvoyée  en  la  chambre  du  con- 
.seil  du  duc  en  Flandres,  pour  par  les  gens  du  conseil  du. 


338  CHRONIQUE 

duc  en  icelle  chambre  en  estre,  parties  oyes,  appointié  et 
jugié,  ainsi  que  de  raison  appartiendra. 

Item.  Par  lesdits  ambassadeurs  a  esté  ordonné  et  dé- 
claré que  lesdits  eschevins  de  Gand  n'auront  doresnavant 
aucune  cognoissance,  ne  jurisdiction  sur  les  baillifs  du  duc, 
ne  autres  ses  officiers ,  soit  en  matières  d'excès  ou  action 
personnelle  ou  en  cas  possessore,  quant  iceux  baillifs  ou 
officiers  seront  deffendans,  mais  en  sera  et  demourra  tout 
entièrement  la  cognoissance  au  duc  et  à  ses  officiers  ;  et  au 
regard  des  actions  réelles  autres  que  féodales ,  qui  seront 
intemptées  par  les  baillifs  et  officiers  ou  menées  à  ren- 
contre d'eux,  les  eschevins  de  la  ville  de  Gand,  en  ensuy- 
vant  la  disposition  du  droit  commun,  en  auront  la  cognois- 
sance, et  non  autrement. 

Item.  Que  au  regard  des  délits  commis  et  perpétrés  par 
les  bourgeois  de  la  ville  de  Gand  a  esté  dit  par  iceux  am- 
bassadeurs, que,  quant  le  délit  aura  esté  commis  en  fran- 
que  ville  de  loy,  lesdits  eschevins  n'en  auront  aucune 
cognoissance ,  et  quant  il  sera  commis  hors  de  franque 
ville  de  loy,  sy  ne  pourront-ils  attraire  à  eux  la  cognois- 
sance de  tous  les  malfaiteurs  soubs  ombre  que  l'un  des 
malfaiteurs  soit  leur  bourgeois. 

Item.  Que  iceux  eschevins  dessusdits  en  leurs  plac- 
cards  et  lettres  closes,  adrèchans  tant  aux  officiers  du  duc 
que  aux  autres,  èsquels  ils  ont  acoustumé  de  eux  escrire 
au-dessus  en  teste  ou  en  marge ,  eu  entreprenant  contre 
l'autorité  du  duc,  ne  pourront  et  ne  devront  désormais 
escrire  par  la  forme,  ne  par  la  manière  dessusdite,  mais 
soubs  faire  le  pourront  en  eux  monstrant  subgets  au  duc 
et  de  ses  officiers,  et  se  conduiront  et  se  régleront  ainsy 
que  font  les  autres  villes  du  pays  de  Flandres. 

Item.  Pour  l'amende  honnorable  des  excès  et  maléfices 


DE  CHASTELLAIN.  339 

commis  et  perpétrés  par  ceux  de  GancI  à  l'encontre  du  duc, 
par  iceux  ambassadeurs  a  esté  dit  et  ordonné  et  déclaré 
que  tous  ceux  qui  depuis  les  guerres  présentes  ont  esté 
Iioefmans  et  conseillers  d'iceux  hoefmans,  et  aussy  les 
eschevins  de  la  loy  vièse  et  nouvelle,  et  avec  eux,  tous 
les  doyens  et  autres  bourgeois  et  habitans  d'icelle  ville 
de  Gand ,  jusques  au  nombre  de  deux  mille  bommes  du 
moins,  venront  au-devant  du  duc  ou  du  conte  de  Cba- 
rolois,  son  fils,  à  demy-lieue  hors  d'icelle  ville,  à  tel 
jour  qu'il  plaira  au  duc  ordonner  et  déclarer  :  c'est  as- 
savoir les  boefmans  et  conseillers  ,  tous  nus  en  leurs 
chemises  et  petits  draps,  et  tous  les  autres  descbaux, 
nue  teste  et  desceints;  et  tous  se  mettront  à  genoux  de- 
vant le  duc  ou  le  conte  de  Cbarolois,  et  eux  estans  en 
cest  estât,  diront  ou  feront  dire  hautement  par  la  bouche 
de  l'un  d'eux,  en  langage  françois,  que  faussement  et 
mauvaisement  et  comme  rebelles  et  désobéissans  et  entre- 
prenans  grandement  en  l'encontre  du  duc,  de  son  autorité 
et  seignourie,  ils  se  sont  mis  sus  en  armes,  ont  créé  hoef- 
mans et  couru  sus  à  monseigneur  le  duc  et  à  ses  gens, 
et  lui  ont  fait  plusieurs  invasions  et  voyes  de  fait;  qu'ils 
s'en  rapportent  et  en  requièrent  en  toute  humilité  mercy 
et  pardon  au  duc  ;  et  ce  fait,  tous  les  dessusdits  ensamble 
à  une  voix  crieront  mercy  au  duc  et  lui  requerront  pardon , 
grâce  et  miséricorde;  et  moyennant  l'accomplissement 
des  choses  dessusdites,  le  duc  dès  lors  leur  octroyera  grâce 
et  pardon  de  leurs  dites  offenses,  sauf  et  excepté  et  sans 
préjudice  de  la  réservation  faite  par  les  ambassadeurs 
touchant  l'article  de  l'exemption  des  villes,  chastellenies, 
pays,  bailliages  et  lois  dessusdits  déclarés,  et  aussy  sauf 
et  réservé  et  sans  préjudice  de  la  question  des  bannisse- 
mens  renvoyée  en  ladite  chambre  ;  sur  lesquels  points  ainsj' 


340  CHRONIQUE 

réservés  et  aiissy  de  la  question  de  iceux  bannissemens  en 
sera  appointé  et  jugé,  sans  avoir  regard  des  choses  réser- 
vées aucunement  aidier  à  ladite  rémission  ou  pardon 
qui  leur  sera  fait. 

Item.  Pour  l'amende  proufitable  et  pour  dommages  et 
intérêts  du  duc,  ont  iceux  ambassadeurs  condamné  les 
esclievins  des  deux  bancs,  doyens  des  mestiers  et  de  tis- 
serans  et  autres  petits  mestiers,  doyens,  conseillers ,  et 
tout  le  commun  peuple  de  la  ville  de  Gand,  envers  le  duc 
en  la  somme  de  deux  cens  mille  escus  d'or  de  xlviii  gros, 
monnoie  de  Flandres,  la  pièce,  et  payés  aux  termes  et  en 
la  manière  qui  s'ensieut  :  c'est  assavoir  dedens  trois  ans 
qui  seront  finis  au  terme  de  demy-aoust  mil  IIII'LV  pro- 
chain venant,  comme  il  est  plus  à  plain  déclaré  en  ladite 
sentence ,  et  parmy  et  moyennant  ce  et  en  accomplissant 
par  iceux  Gantois  les  choses  dessusdites. 

Iceux  ambassadeurs  ont  dit  et  prononchié  que  les  guer- 
res, discors  et  différens  d'entre  le  duc  et  ceux  de  Gand  sont 
et  d€^ourront  appaisiés  et  pacifiés,  et  que  lesdits  Gan- 
tois vivront  et  demorront  en  et  soubs  la  bonne  obéissance 
et  subjection  de  leur  seigneur  monseigneur  le  duc,  et  sy 
cesseront  toutes  voyes  de  fait,  et  aux  choses  dessusdites  et 
chacune  d'icelles,  et  aussy  à  les  garder  et  entretenir  de 
point  en  point,  ainsy  que  dessus  est  dit  et  déclaré,  sans 
jamais  pouvoir  faire,  ne  venir  au  contraire  iceux  am- 
bassadeurs ont  condempné  et  condempnent  ceux  de  Gand  '. 

»  Cette  sentence  arbitrale  fut  publiée  au  cloître  de  Saint-Pierre  de 
Lille,  le  4  septembre  1452.  L'analyse  qu'en  ont  donnée  Jacques  Du- 
clercq  et  Matthieu  d'Escoucby,  est  moins  étendue  que  celle  de  notre 


DE  CHASTELLAIN.  341 


CHAPITRE  XXVI. 


Comment  ceux  de  Gand  ne  volrent  riens  tenir  de  ce  qui  estoit 
ordonné  et  conclu  par  les  ambassadeurs. 

Les  Gantois  ne  firent  compte  de  la  sentence  qui  les 
avoit  compiins  et  se  recommencèrent  à  faire  guerre  plus 
forte  que  devant.  Et  pourtant  que  c'estoit  sur  l'hiver,  le 
duc  entretint  ses  g-ens  de  guerre  en  la  frontière  à  l'encontre 
des  Gantois,  et  fut  le  maréchal  de  Bourgongne  ordonné 
à  estre  à  Courtray,  lequel  fut  bien  accompagné  de  cheva- 
liers et  escuyers  et  de  bonnes  gens  de  guerre  de  Bour- 
gongne,  de  Flandre  et  d'Artois.  A  Audenarde  estoit  messire 
Jacques  de  Lalaing  moult  bien  accompagné  ;  pareillement 
estoit  messire  Antoine  bastard  de  Bourgongne  en  la  ville 
de  Tenremonde  moult  bien  accompagné  de  chevaliers  et 
escuyers.  Et  en  la  ville  d'Alost  estoient  messire  Antoine  de 
Wisocq  et  messire  Louis  delà  Viefville,  très-bien  accompa- 
gnés de  gens  de  guerre  ;  et  d'autre  part  estoit  en  la  ville  de 
Bruges  le  seigneur  de  la  Gruthuse  :  et  messire  Simon  de 
Lalaing  estoit  en  la  ville  de  l'Escluse,  et  aussi  le  capitaine 
du  pays  du  Franc.  Et  quant  à  la  noblesse  du  pays  de 
Flandre,  ils  estoient  tous  avec  leur  prince,  en  faisant 
guerre  contre  les  Gantois ,  tant  à  leurs  places  comme  es 
bonnes  villes  tenant  le  parti  du  duc.  A  Ath  en  Hainaut  et 
es  places  et  marches  d'environ,  estoit  messire  Jehan  de 
Croy,  seigneur  de  Chimay,  grand  bailly  et  gouverneur  de 
Hainaut,  moult  bien  accompagné  de  chevaliers  et  es- 
cuyers et  gens  de  guerre ,  tant  Hainuiers  comme  gens  de 
Picardie ' . 


•  Ce  fut  vers  cette  époque  qu'un  illustre  missionnaire,  qui  peu  après 
devait  sauver  h  Belgrade  toute  la  chrétienté  d'une  nouvelle  invasion 


34-i  CHRONIQUE 


Tout  au  long  de  l'hiver  et  partie  de  l'été ,  les  Gantois 
faisoient  guerre,  boutoient  les  feux  es  villages  et  es  mai- 


des  barbares,  adressa  au  duc  de  Bourgogne  les  instances  les  plus  vives 
pour  l'exhorter  à  la  paix.  Il  ne  se  trompait  pas  en  lui  annonçant  l'af- 
faiblissement de  sa  puissance,  fondée  surtout  sur  celle  de  la  Flandre, 
et  la  ruine  prochaine  de  sa  dynastie.  Nous  reproduirons  ce  document 
inédit  (eu  l'abrégeant  toutefois)  d'après  un  précieux  recueil  de  docu- 
ments de  cette  époque,  conservé  à  la  Bibliothèque  impériale  de  Paris  : 
«  Très-noble  et  très-redoubté  prinche.  Les  haultes  délibérations  et 
consaulx  vertueulx,  dignes  de  mémoire  perpétuel,  qui  ont  esté  trouvés 
envers  toy,  m'ont  raemply  non-seulement  de  toute  léesse  espirituelle, 
mais  aussy  par  une  très-singulyère  confyance,  m'ont  eslevé  et  esjoy 
jusques  à  présent.  Quel  chose  est-ce,  si  je  regarde  bien  l'onneur  et  la 
glore  de  Jhésu-Crist,  que  je  puis  oyr  plus  gracieuse  et  plus  désirée 
que  le  très-noble  et  très-redoubté  prinche  duc  de  Bourgogne  disposast 
et  esmeut  véritablement  sa  puissance  redoubtée  à  la  recouvrance  de 
la  Terre-Sainte,  et  si  je  regarde  l'accroissement  de  la  sainte  foy  cres- 
tyenne,  quelle  chose  me  pourroit  estre  plus  agréable,  plus  souefve  et 
plus  plaisant  que  ung  ost  et  une  belle  armée  pour  recouvrer  le  s^aint 
sépulcre  de  Nostre-Seigneur,  roi  éternel  et  pardurable,  et  si  on  me 
veult  interroguer  sur  ce,  je  respons  :  Que  me  pourroit-on  dire  chose 
plus  douce  que  icelluy  mon  prinche,  le  prince  auquel  je  me  suis  du 
tout  voué,  le  prince,  dis-je,  très-redoubté  par  toutes  terres,  tout  chré- 
tien, tout  très-noble  en  toutes  vertus,  laissant  mémore  ainsi  grande  à 
ceulx  qui  vendront  apprès  luy,  et  à  sa  très-noble  maison,  tant  grande 
lumière  pour  reluire  et  resplendir  par  tout  le  monde,  ainsy  et  par  tel 
manière  que  presque  par  touttes  partyes  la  noble  renommée  voleroit 
d'avoir  restitué  et  rappareilliet  et  par  effect  et  à  toute  diligence  disposé 
l'éritaige  des  chrétiens,  le  lieu  du  Souverain  Empereur,  et  où  le  prys 
de  la  raençon  humaine  a  esté  respandue,  c'est  assavoir  le  sanc  de 
Nostre-Seigneur  Jhésu-Crist,  lequel  lieu  est  montaigne  en  laquelle 
il  a  plu  à  Dieu  habitter,  et  luy  pendant  en  la  croix,  les  bras  estendus, 
pryer  pour  ceux  qui  le  crucefyoyent.  Certainement,  oncques  au 
temps  de  mon  ancyen  eage,  ne  fust  oye  chose  plus  joyeuse  ;  mais, 
las  moy  !  que  est-il  survenu  ?  Le  malvais  homme,  l'ennemy  de  l'u- 
main  lignage,  ainsy  que  j'entengs  en  grant  douleur  de  coer  et  que 
je  le  dis  en  pleurant,  maintenant  par  envye  a  semé  une  malvaise  erbe 
qui  est  division  et  dissension,  car  il  a  esmeu  et  eslevé  le  serf  et  sub- 
get  à  rencontre  du  seigneur,  et  le  prince  enaj^gry  de  couroux  à  ren- 
contre du  poeple,  adfin  que  par  le  moyen  de  sa  grant  malice  inter- 
posée, il  este  à  mon  prince  la  couronne  de  sy  grant  glore,  comme 
dit  est,  et  qu'il  prive  du  tout  le  poeple  crestyen  du  loyer  de  si  grant 
méritte.  Élas!  dis-je,  très-glorieux  prince,  comme  estrange  adven- 


DE  CHASTELLAIN.  543 

sons  aux  champs ,  et  firent  de  moult  grands  dommages , 
es  pays  de  Flandre  et  de  Hainaut,  sur  les  sujets  et  obéis- 


ture  et  diverse  relation  et  rapport  se  peut  de  ce  ensievir  !  Comme 
ceste  chose  est  très-dure  aux  oreilles  de  tes  subgets  que,  comme  le 
jour  approche  de  povoir  acquérir  sy  grant  triomphe ,  tu  es  dit  es- 
prouver  ta  force  et  ton  glaive  contre  les  tiens  proppres!  Tu  es  dit 
obscurcir  et  mucyer  la  gloire  de  toy-meismcs!  Tu  es  dit  destruire 
ta  propre  seignourye  ;  tu  es  dit  finabloment  opprimer  et  abaissier  la 
haulte  puissance  de  toy-meismes.  Hélas  !  très-sage  prince,  pourcoy 
es-tu  tant  esmeu  et  couroucyé  en  toy-meismcs?  Ne  scès-tu  pas  que 
ch'est  la  glore  de  tes  anemis,  s  aucuns  en  as,  lesquels  sont  tous 
resjoys  ,  voyans  que  tu  seulement  dissipes  et  gastes  ce  que  tout  le 
monde  doubteroit  et  crainderoit  envahir,  pour  ce  que  plus  légièrement 
ils  pourront  entreprendre  sur  ce  que  tu  laisseras  et  demeura  entier.  Et 
très-noble  lignée  et  très-excellens  enffans,  en  quele  seurté  et  espé- 
rance, demourrés-vous  si  le  père  exerce  le  premier  son  glaive  à  ren- 
contre de  vous,  et  s'il  vous  deshérite  le  premier?  Et  très-noble  prince 
et  moult  très-excellent  seigneur,  je  te  prye,  voclles  oyr  et  escou- 
ter  ton  petit  serviteur  qui,  par  très-grant  amour  et  charité  qu'il  a  en- 
vers toy,  est  tellement  hurtés  et  débouttés  que  pour  toy  il  descend  du 
tout  aux  pies  de  Jhésu-Christ.  Ayes  pityé  et  compassion  des  tiens  au 
moins,  si  tu  ne  regardes  à  toy.  Regarde  h  ceulx  à  venir  et  aux  cas  qui 
surviennent.  En  espécial,  je  prye  afin  que  tu  convertisses  à  ta  très- 
haulte  lignée  la  lumière  qu'elle  a  reçue  des  plus  grans,  en  plus  ample 
clarté  et  lumière.  Preing  et  embrasse  paix,  posé  ores  que  déprime  face 
il  te  semble  que  tu  ayes  aulcun  damage  ;  car  le  Prince  qui  en  nul 
temps  n'est  deuement  aourés  et  servis  sans  paix,  est  de  si  grand  vertu 
et  puissance  que  ton  dommage  il  te  rendera  en  tout  double.  Pour 
certain,  la  justice  du  prince  est  la  paix  des  poeples;  tuition  de  paix, 
francise  de  peuple,  deffcnsc  de  gcnt,  garison  de  malades  ou  languis- 
sans,  joye  des  hommes,  attemprance  de  aer,  temps  serain  de  mer 
facundité  de  terre,  héritage  des  enffans  et  espérance  de  la  béati- 
tude éternelle,  de  laquelle  nul  ne  joyra  sans  la  paix  de  Celuy  qui  est 
vraye  paix.  Le  roy  de  glore  venans  apporta  paix  au  monde  ;  les  angles 
chantent  paix  en  terre  aux  hommes  de  bonne  voulempté  ;  le  Roy  pai- 
sible prêche  paix  et  bénit  les  paisibles  ;  il  enseigne  paix  à  ses  disciples; 
il  dénonce  paix  à  tous  ;  il  semont  et  appelle  ses  ennemis  à  paix,  quant 
pour  eulx  il  fait  pryères  au  Père  pardurable,  et  finablementle  lieu  de 
celui  est  fait  en  paix  qui  sur  toute  chose  bonne  appert  avoir  congnois- 
sance  de  tous  biens,  et  pour  ung  très-singulier  et  très-espécial  héri- 
tage et  très-riche  royaulme  a  laissiet  paix  à  ses  cnfans  et  disciples,  en 
disant  :  «  Je  vous  donne  ma  paix,  ma  paix  je  vous  laisse.  »  O  paix,  qui 
est  de  très-grant  douceur  et  suavité  que  tu  ne  poes  estre  pro ferrée  sans 


3i4  CHRONIQUE 

sans  du  duc.  Et  aussi  pareillement  les  seigneurs  dessus 
dits   estans  es  frontières  contre  eux,  leur  firent  grant 

le  baisyer  et  conjonction  desleffres  !  0  très-noble  prince,  recoeuvre-la; 
embrasse-la  et  n'ayes  point  paour  de  perdre  avoecques  elle,  comme 
ainsy  soit  quelle  seulle  est  deffense  et  garde  des  prinches,  conserva- 
tion de  couronne,  clarté  et  noblesse  de  pensée  et  de  coraige,  lyen 
d'amour,  coupple  de  humaine  alliance,  unité  des  coers,  connexion  de 
choses  diverses  et  maison  et  arche  de  toutes  vertus.  Elle  seule  vainct; 
elle  règne,  elle  commande  et  oste  faintises  ;  elle  comprime  les  fraudes 
et  baras  ;  elle  réprime  les  inimités  ;  elle  extirpe  les  dissensions  ;  elle 
acquiert  amis  ;  elle  surmonte  les  anemis  ;  elle  comprime  les  yres  et  cou- 
roux;  elle  apaise  les  batailles;  elle  surmarche  les  orgueilleux.  0  très- 
noble  prinche,  paix  gardée  en  la  maison,  c'est-à-dire  en  seignourye, 
estably  homme  rengnant  sur  tous  les  climas  du  monde.  Sédition 
amène  seigneurie  à  néant,  ainsy  que  souventesfois  elle  a  tolu  et  éverty 
les  couronnes  d'aultres  royaulmes.  Preing  la  paix  de  ta  très-noble 
âme,  adfin  que  tu  ne  soyes  oublieux  de  ta  vertu  ainsy  grande.  Quele 
chose,  très-noble  prince,  quelle  chose  t'a  prouflté  de  chacyer  tous- 
jours  tes  ennemis  loing  de  tes  pays  et  seignouryes  ,  si  maintenant  tu 
exerces  mortelle  vengeance  contre  ceulx  qui  sont  tes  enffants  en  gou- 
vernement, posé  ores  qu'ils  soyeut  contumas  et  rebelles  envers  tÔ3'? 
Quelle  loenge  et  honneur,  quelle  glore  et  triumphe ,  quelle  utilité  et 
loyer  pues-tu  avoir  et  attendre  si  tu  opprimes  les  tiens,  destruis  ta 
seignourye,  dégastes  l'éritagede  tes  enffans?  Véritablement  à  toy  de- 
meurent seulement  les  périls,  comme  ajnsi  soit  que  la  fin  des  guerres 
et  batailles  soit  incertaine  ;  et  souventesfoys,  celui  qui  cuide  vain- 
cre, est  vaincu,  et  finablement  quelque  chose  qui  demeure  Je  mal  ou 
de  damage,  sera  converty  (que  Dieu  ne  voelle)  au  grant  préjudice  de 
toy  et  de  tes  enffans  ou  subgets.  Et  je  prye  ta  très-noble  seignourye 
que  si  damage  temporel  ne  te  moet  ad  ce  que  dit  est,  que  au  moins  tu 
quy  es  des  princes  catholicques  très-chrétiens,  ayes  pité  des  povres 
âmes  rachettées  du  glorieux  sanc  de  Jhésu-Crist  et  ne  les  voelles 
souffrir  périr,  comme  ainsy  soit  que  une  seule  âme  soit  plus  précieuse 
que  tout  le  monde,  ne  la  mort  des  inffinis  et  innumérables  corps,  adfin 
que  je  parle  avoec  saint  Augustin ,  si  ils  trespassent  en  grâce,  ne 
peut  estre  comparée  au  damage  d'une  âme  de  quelque  povre  créature 
humaine,  tant  soit  de  basse  condition,  qui  meurt  en  péchiet;  lesquels 
périls,  selon  ce  que  tu  as  commencyé  ta  guerre,  non-seulement  moy, 
petit  serviteur  de  ta  très-noble  seignourye,  mais  tous  les  loyaulx 
chrétiens,  ont  souffert  plus  griefment  et  soufferont  si  tu  ne  te  dé- 
sistes. Et  pour  ce,  très-redoubté  prinche,  voelles  toy  désister  et  vaincre 
toy-meismes,  qui  vaincs  les  autres;  car  tu  en  porteras  le  triumphe  de 
plaine  victore  si  toy-meismes  te  vaincs  vertueusement.  Tu  as  exemple 
des  tyens  propres  et  des  plus  grans  empereurs,  roys  et  prinches  qui 


DE  CHASTELLAIN.  345 

guerre  et  dommage ,  où  maints  Gantois  y  furent  pris , 
morts  et  rués  jus,  dont  des  noms  ne  fais  ci  nulle  mention, 

te  exortent  et  admonestent  de  recliepvoir  cheste  couronne.  Prime  face 
ensiewir  les  hommes,  as  le  roy  des  roys  et  seig-neur  de  ceux  qui  ont 
seignourye,  Jliésu-Christ ,  nostre  souverain  empereur,  en  ensievant 
lequel  tu  ne  poes  esrer.  Tu  ne  dois  doubtor  perdre  ta  dignité,  car  ceulx 
qui  siewent  Cheluy  qui  est  vraye  voye,  vérité  et  vye,  ne  poent  esrer, 
ne  doivent  avoir  honte,  ne  n'est  besoings  qu'ils  ayent  aulcune  doubte. 
Regarde  doncques,  regarde  ton  Crist,  nostre  Dieu,  pour  honneur  du- 
quel tu  as  acquis  en  terre  tant  grant  et  louable  nom,  et  quant  tu  re- 
gardes le  Seigneur  de  ses  subgets  tant  durement  offendu  que  bonne- 
ment il  ne  poet  estre  apaisié,  synon  par  leur  mort,  considère  combien 
grande  est  la  pityé  et  l'amour  de  la  très-douce  paix  du  roy  éternel  envers 
ces  subgets,  quant  non-seulement  il  leur  pardonne  selonc  leurs  mé- 
rittes,  mais  se  expose  à  mort  pour  leur  salut.  Ne  demandons-nous  pas 
chascun  jour  qu'il  nous  pardonne?  «  Pardonnez  doncques  et  on  vous 
«  pardonra,  »  dit  Notre-Seigneur  Jhésu-Crist,  et  derechief  :  «  Si  vous 
«  pardonnes  aux  hommes  leurs  péchyés ,  vo.stre  père  céleste  vous 
«  pardonra  vos  péchyés,  et  si  vous  ne  pardonnes  aux  hommes,  aussy 
«  vostre  père  ne  vous  pardonra  pas  vos  péchyés.  »  Et  pour  ce,  très- 
noble  prinche,  pardonne,  ptirdonne  et  espargne  à  ton  poeple,  et  ne 
voelles  donner  ton  héritage  en  reproucbe,  appelle  toy-meismes  cheulx 
qui  esrent,  rechoy  ceulx  qui  venront  à  toy.  Et  par  ta  digne  clémence, 
surmonte-les  tous  et  leur  bailles  touttes  choses  que  ils  te  demanderont, 
adfin  que  tu  deffendes  les  âmes  de  la  mort  de  sy  griesve  bataille,  posé 
ores  qu'il  y  ayt  aulcun  dommage  temporel.  Ayes  confyance  en  Notre- 
Seigneur,  car  si  tu  le  ensuis,  tu  auras  plus  de  louenge  et  de  glore  et 
acquéras  plus  de  proufit  et  de  loyer  et  auras  plus  d'eulx,  si  ils  sont 
fais  tes  amys,  que  tu  n'auroyes  si  sans  aulcune  despense  tu  les  faisoyes 
tous  morir  et  que  par  engins  et  machines  de  guerre  ils  fuissent  par 
toi  destruis.  0  très-glorieux  prince  !  soit  du  tout  arrière  de  tes  yeux  le 
jugement  humain,  lequel  juge  avoir  vaincu,  estre  triumphe,  et  avoir 
pardonné,  estre  injuryé  ;  ettouttevoyes,  le  souverain  honneur  est  par- 
donner ;  aussi  souveraine  gloiro  est,  quant  tu  poes  vaincre,  de  povoir 
pardonner.  J'ay  fyance  que  ta  très-noble  seignourye,  douée  de  sapience, 
s'employera  en  toute  briefté  aux  très-doulx  lieux  de  paix,  adfin  que 
le  saint  sépulcre  de  Notre-Seigneur  soit  rendu  à  la  chrétienté,  laquelle 
chose  voelle  concéder  la  clémence  de  Notre-Sauveur  Jhésu-Crist,  aux 
pies  duquel  jo  prye  sans  cesse  pour  toy  et  ta  noble  maison. 

«  De  votre  très-noble  et  très-redoubtée  seignourye,  le  petit  serviteur 
inutile  et  loyal  orateur,  frère  Jehan  de  Capistrauo,  de  l'ordre  dos 
frères  mineurs  le  plus  petit  et  indigne. 

'<  Escript  à  Wratislavia,  le  xix*:  jour  de  mars,  l'an  mil  IIIP  LUI.  » 


Zm  CHRONIQUE 

sinon  du  bastard  de  Blanc-Estrain ,  qui  estoit  meneur  de 
plusieurs  Gantois  de  mauvaise  vie,  tenant  une  compagnie 
qui  s'appelloit  la  Verte-Tente  ' ,  comme  de  bannis ,  bri- 
gands et  bouteurs  de  feu ,  qui  aucunes  fois  se  trouvoient 
ensemble  deux  ou  trois  mille  hommes ,  l'une  fois  plus , 
l'autre  fois  moins. 

Sy  advint  que  le  neuvième  jour  de  juin  mil  iiii"  lui  , 
le  bastard  de  Blanc-Estrain  avoit  assemblé  et  mis  ensemble 
jusques  au  nombre  de  seize  à  dix-huit  cents  combattans 
pour  porter  dommage  au  pays  de  Hainaut,  et  de  fait  entra 
audit  pays,  et  fît  bouter  le  feu  en  un  village  nommé  Helle- 
selle^  Les  nouvelles  en  vinrent  au  seigneur  de  Chimay,  qui 
lors  estoit  en  la  ville  d'Ath ,  au  pays  de  Hainaut ,  accom- 
pagné de  plusieurs  chevaliers  et  escuyers ,  tant  des  sei- 
gneurs de  la  Hamède,  de  Bossu,  de  Harchies,  comme 
d'autres;  car  avec  ce  que  le  duc  avoit  ordonné  cent  payes, 
ledit  pays  de  Hainaut  payoit  cent  lances  et  les  archers , 
desquels  messire  Jehan  de  Croy,  seigneur  de  Chimay,  es- 
toit le  chef  et  capitaine.  Or  est  vérité  que  tantost  qu'icelui 
seigneur  de  Chimay  ouït  les  nouvelles  de  ce  feu  qui  estoit 
bouté  audit  lieu  de  Helleselle ,  il  fit  sonner  sa  trompette, 
afin  que  ses  gens  montassent  à  cheval ,  lesquels  furent 
tantost  et  incontinent  armés  et  montés.  Le  seigneur  de 
Chimay,  voyant  ses  gens  prests,  issit  hors  de  la  ville  d'Ath; 
lui  et  ses  gens  tirèrent  tout  droit  là  où  ils  virent  que  le 
feu  et  la  fumée  estoient,  et  chevauchèrent  tant  qu'ils  se 


'  Ils  se  donnèrent  nom  la  Verte  Tente  pour  ce  qu'ils  se  tenoient  par 
les  champs,  bois  et  hayes.  [Chron.  an.  cor]),  clir.  Flandr.,  t.  III,  p.  448.) 
—  Lesquels  tenoient  les  bocages  et  les  champs  sans  converser,  ne  re- 
pairer  en  icelle  ville  de  Gand.  (M.  de  Coucy,  67.)  Eu  Normandie,  il  y 
avait  des  compagnons  de  la  Verte  Feuillée. 

^  Helleselles,  près  de  Renaix.  Le  MS.  16881  porte  par  erreur  :  Her- 
selles. 


DE  CIIASTELLAIN.  347 

trouvèrent  au  village  de  Helleselle,  où  les  Gantois  avoient 
bouté  le  feu  comme  dessus  est  dit.  Et  là  trouvèrent 
femmes,  lesquelles  leur  dirent  que  les  Gantois  s'en  retour- 
noient vers  leurs  marches,  et  qu'ils  menoient  charroi  avec 
eux.  Lors  le  seigneur  de  Chimay  fit  avanchier.ses  cou- 
reurs, lesquels  se  mirent  sur  le  trac  des  Gantois,  qui  s'es- 
toient  retraits  en  un  bois  et  furent  trouvés  en  ordonnance  de 
combattre.  Le  bois  où  iceux  Gantois  estoient  boutés,  estoit 
fort  et  les  entrées  estroites ,  tellement  que  le  seigneur  de 
Chimay  et  ses  gens  ne  savoi^nt  comment  les  assaillir,  car 
iceux  Gantois  estoient  grans  gens  et  sy  avoient  en  leur 
bois  couleuvrines  à  garder  les  entrées,  lesquelles  es- 
toient moult  étroites ,  comme  dessus  est  dit.  Toutesfois, 
ainsi  que  Dieu  le  voulut,  le  seigneur  de  Chimay  fit  des- 
cendre de  ses  archers ,  lesquels  se  mirent  en  une  estroite 
voye,  et  commencèrent  à  tirer  sur  lesdits  Gantois,  et  iceux 
Gantois  à  tirer  de  leurs  couleuvrines  sur  lesdits  archers; 
et  au  commencement  fut  navré  le  bastard  de  Blanc-Es- 
train  d'une  flesche  en  la  jambe,  et  tantost  qu'il  se  sentit 
navré,  il  demanda  un  cheval,  qu'on  amena  et  monta  dessus 
pour  soi  sauver,  comme  il  fit.  Le  seigneur  de  Chimay, 
quand  il  vit  partir  le  bastard  de  Blanc-Estrain,  fit  marcher 
son  estendard ,  que  portoit  un  gentil  chevalier  nommé 
Josse  de  Hamme  '.  Alors  quand  les  Gantois  virent  leur  ca- 
pitaine s'enfuir  et  l'estendard  de  monseigneur  de  Chimay 
marcher  contre  eux,  et  qu'ils  sentirent  le  trait  des  archers, 
ils  se  mirent  tous  en  desroi  et  prirent  la  fuite ,  et  y  eut 
grant  Décision  de  Gantois  ;  car  sur  la  place  où  ils  furent, 
es  bois  et  dedans  les  bleds  où  ils  se  muchoyent,  furent 
trouvés  de  morts  trois  h  quatre  cents  hommes. 

'  Ce  nom  miinque  dans  tous  les  manuscrits,  sauf  dans  le  n"  16881 
où  il  a  été  ajouté  d'une  autre  main. 


348  CHRONIQUE 

Maintes  belles  besognes  furent  en  cette  saison  faites  sur 
les  Gantois,  tant  des  seigneurs  et  capitaines  estans  es 
villes  et  chasteaux  es  frontières  dessus  écrites,  comme  des 
nobles  de  Flandre,  avant  ce  que  le  duc  se  mist  sus  à  puis- 
sance pour  subjuguer  ses  ennemis  les  Gantois,  comme  il 
fit.  Et  plus  bref  eust  mis  le  duc  son  armée  sus  pour  aller 
à  rencontre  d'eux,  si  ce  n'eust  esté  que  les  nations  et  mar- 
chands estrangers  lui  firent  requeste  de  reclief ,  que  son 
plaisir  fust  de  leur  accorder  qu'ils  s'entremeslassent  de 
faire  l'apaisement  et  accord  d'iceux  Gantois  envers  le  duc, 
et  qu'il  leur  donnast  congé  d'aller  à  Gand,  pour  essayer  si 
audit  apaisement  et  accord  ils  pourroient  rien  besogner, 
laquelle  cbose  le  duc  leur  accorda  volontiers  et  de  bon 
cœur,  car  il  ne  désiroit  autre  cbose  avoir  des  Gantois, 
fors  qu'ils  fissent  envers  lui,  ainsi  que  bons  sujets  doivent 
faire  envers  leur  bon  et  naturel  seigneur  et  prince.  Icelles 
nations,  qui  moult  desplaisantes  estoient  de  la  rébellion 
des  Gantois,  s'acquittèrent  grandement  d'aller  et  de  venir 
devers  le  duc  et  devers  ceux  de  Gand,  et  allèrent  tant  d'un 
costé  et  d'autre,  que  les  Gantois  députèrent  leurs  gens  no- 
tables pour  aller  devers  le  duc;  et  enfin  fut  traité  l'apaise- 
ment et  accord  qui  s'ensieut  : 

CHAPITRE  XXVII. 


Cy  devise  comment  les  nations  des  marchans  de  rechief  estans  en 
Bruges  firent  tant  devers  le  duc  de  Bourgongne  qu'à  leur  prière  et 
requeste  il  leur  ottroya  d'aller  à  Gand  pour  savoir  s'ils  pourroient 
faire  l'accord  de  ceux  de  Gand  devers  leur  seigneur  le  duc  de  Bour- 
gongne. 

Premièrement,  touchant  la  correction  et  renouvellement 
de  la  loy  de  Gand,  iceux  Gantois  offrent  et  sont  contens 


DE  CHASTELLAIN.  349 

que  audit  renouvellement  de  la  loy  soit  procédé  doresna- 
vant  selon  la  forme  et  teneur  du  privilège  du  roy  Philippe 
de  l'an  1301,  et  sans  ce  que  les  doyens  des  mestiers  et  les 
doyens  des  tisserans  se  puissent,  ne  doivent  entremettre 
de  la  recréation  et  renouvellement  de  la  loy,  ne  de  l'élection 
des  esliseurs  dénommés  audit  privilège,  ne  qu'ils  puissent 
ou  doivent  nommer  ou  faire  nommer  aux  esliseurs  aucuns 
pour  les  eslire  en  nouveaux  eschevins  ou  conseillers  ;  et 
aussy  ne  se  entremettront  aucunement  de  l'exercice  et  ju- 
ridiction d'icelle  loy,  ne  des  jugemens  qui  se  doivent  faire 
par  iceux  eschevins  et  conseillers,  ne  estre  plus  en  la 
chambre  d'iceux  eschevins,  quant  ils  conseilleront  ou  ju- 
geront les  procès  pendans  devant  eux,  et  aussy  ne  seront 
point  présents  quand  ceux  de  la  loy  esliront  les  quatre  esli- 
seurs, et  s'entremettront  seulement  de  ce  qui  touche  et 
peut  toucher  la  tâche  de  leurs  offices  ;  et  si  par  suborna- 
tions et  par  prendre  promesses,  ils  s'efforcent  de  faire  pro- 
céder à  ladite  création  de  loy  ou  qu'ils  s'entremettent  à 
juger  et  appointer  causes  avec  iceux  eschevins,  ou  qu'ils 
voudroient  estre  présens  à  nommer  lesdits  quatre  esliseurs 
de  la  ville  ou  empeschier  lesdits  de  la  loy  en  leurs  offices, 
en  ce  cas  iceux  doyens  seront  privés  de  leurs  offices  de 
doyens  et  réputés  inhabiles  pour  estre  en  loy,  ou  autrement 
punis  selon  l'exigence  des  cas,  et  sera  doresnavant  pro- 
cédé au  renouvellement  de  la  loy  selon  leur  privilège  en 
prenant  et  eslisant  vingt-six  personnes  notables  et  souffi- 
sans  de  la  ville,  sans  avoir  regard  aux  tisserans,  ne  aux 
autres  mestiers,  et  sans  ce  que  lesdits  huit  esliseurs  puis- 
sent eslire  ledit  nombre  de  vingt-six  hors  des  trois  mem- 
bres de  la  ville,  mais  sera  en  la  faculté  d'iceux  esliseurs  de 
prendre  et  choisir  à  leur  advis  le  nombre  de  vingt-six 
personnes  des  plus  notables  et  souffisans  de  ladite  ville; 


350  CUROî^iyUE 

et  aassy  demourra  eu  la  faculté  des  viels  esclievius  d'eslire 
les  quatre  prud'hommes  de  la  part  de  la  ville,  tels  qu'ils 
verront  en  leurs  consciences  pour  faire  l'élection  des  nou- 
veaux esclievins  et  conseillers,  sans  ce  que  iceux  doyens, 
ne  autres  ne  s'en  entremettent,  nonobstant  toutes  coustu- 
mes  et  usages  au  contraire,  et  dès  maintenant  sont  con- 
tens  lesdits  de  Gand  que  sans  attendre  la  mi-aoust  la  loy 
soit  créée  selon  la  forme  du  privilège,  ainsi  que  dit  est,  et 
que  la  loy  ainsi  créée  demeure  jusques  à  la  mi-aoust  pro- 
cliain  venant  et  qu'elle  dure  jusques  à  la  mi-aoust  l'an 
mil  quatre  cent  cinquante-quatre. 

Itmi.  Touchant  la  bourgeoisie  de  ceux  de  Gand,  tant 
au  regard  de  l'acquisition,  de  la  continuation  et  entretene- 
ment  de  leurs  bourgeois  et  bourgeoises,  en  joyront  et  use- 
ront doresnavant  selon  le  contenu  de  leurs  privilèges  et 
non  autrement,  et  nonobstant  toutesvoies  coustumea  et 
usages  au  contraire. 

Item.  Au  regard  des  bannissemens  qui  se  feront  à  Gand, 
eschevins  de  Gand  ne  pourront  et  ne  devront  doresnavant 
faire  iceux  bannissemens  sans  l'octroy  ou  consentement 
du  duc  ou  de  son  bailly  de  Gand,  et  si  le  bailly  ne  vou- 
loit  estre  présent  avec  iceux  eschevins  à  faire  lesdits  ban- 
nissemens, quand  requis  en  sera,  les  eschevins  de  Gand 
en  pourront  faire  complainte  et  dolèance  au  duc  estant  au 
pays,  ou  en  son  absence  aux  gens  de  son  conseil,  pour  y 
pourveoir,  ainsy  qu'il  appartiendra  par  raison,  et  s'il  est 
trouvé,  parties  oyes,  que  iceluy  bailly  ait  esté  en  def- 
faute,  il  sera  privé  de  son  office  et  autre  mis  en  son  lieu, 
et  avec  ce  punis  selon  l'exigence  du  cas. 

Item.  Des  édits  et  statuts, les  échevins  de  Gand  ne  pour- 
ront, ne  devront  faire  doresnavant  aucuns  édits,  ordonnan- 
ces ou  statuts,  sans  congié,  licence  et  octroy  du  duc  ou  de 


DE  CHASTELLAIN.  3S4 

son  bailly  de  Gand,  en  déclarant  nuls  et  de  nulle  valeur 
les  statuts,  ordonnances  et  édits,  qui  auroient  esté  faits  par 
les  eschevins  de  Gand  sans  le  congié ,  licence,  octroy  ou 
consentement  du  duc  et  de  son  dit  bailly, 

lUm.  Au  regard  de  la  coo-noissance  des  officiers,  laquelle 
CQgnoissance  le  duc  dit  à  luy  appartenir,  ceux  de  Gand 
ont  accordé  que  ladite  cognoissance  en  tous  cas  criminels  et 
civils,  concernans  et  regardans  lesdits  officiers  à  cause  de 
leurs  offices  et  de  tout  ce  qui  en  appartient  et  pourra  dé- 
pendre, sera  et  appartiendra  au  duc  seul  et  pour  le  tout, 
et  s'il  advient  que  iceux  officiers,  soubs  couleurs  de  leurs 
offices,  prennent  ou  arrestent  ou  entreprennent  cognois- 
sance sur  vrais  bourgeois  de  Gand,  autrement  et  en  autres 
cas  qui  sont  déclarés  au  privilège  de  contenu,  le  bailly 
de  Gand  sera  commis  et  aura  cognoissance  de  par  le  duc 
de  sur  ce  à  la  complainte  de  ceux  de  Gand  appointier  et 
ordonner  et  de  contraindre  les  officiers  à  remettre  et  dé- 
laisser ladite  cognoissance  à  eschevins  de  Gand  selon 
leur  dit  privilège  et  qu'il  trouvera,  parties  oyes,  estre  à 
faire  par  raison  ;  et  si  le  bailly  est  trouvé  en  deifaute,  les 
escbevins  en  pourront  faire  complainte  au  duc,  s'il  est  au 
pays,  ou  en  son  absence  aux  gens  de  son  conseil,  et  le  duc 
ou  les  gens  de  son  conseil  y  pourront  remédier  ainsy  qu'il 
appartiendra  par  raison.  Et  s'il  est  trouvé  que  iceux  offi- 
ciers aient  esté  en  deffaute,  ils  seront  punis  et  privés  de 
leurs  offices,  et  autres  mis  en  leurs  lieux,  et  en  seront  pu- 
nis et  corrigés  selon  l'exigence  du  cas. 

Item.  Au  regard  de  la  cognoissance  des  délits  et  malé- 
fices commis  et  perpétrés  par  bourgeois  de  Gand,  iceux  do 
Gand  accordent  que  si  aucun  qui  soit  vrai  bourgeois  de 
ladite  ville  de  Gand  aura  commis  et  perpétré  aucun  délit 
ou  maléfices,  hors  mises  les  franches  villes  de  loy,  les 


352  CHRONIQUE 

déliuquans  qui  seront  vrais  bourgeois  ou  vraies  bourgeoises 
pourront  choisir  à  estre  traités,  à  cause  des  délits  ou  malé- 
fices, par-devant  lesdits  esche  vins  de  Gand  ou  en  la  juri- 
diction où  le  cas  sera  advenu,  sans  ce  toutesvoies  que  les 
eschevins  de  Gand  puissent  attraire  à  eux  la  cognoissance 
des  excès  ou  maléfices  commis,  ne  des  malfaiteurs  avec  les- 
quels les  aucuns  de  leurs  vrais  bourgeois  auront  esté,  sup- 
posé que  le  principal  malfaiteur  fust  leur  bourgeois,  et 
n'auront  cognoissance  fors  seulement  desdits  bourgeois  qui 
auront  commis  et  perpétré  lesdits  excès  et  maléfices  hors 
mises  icelles  franches  villes  de  loy,  comme  dit  est. 

Item.  Touchant  les  placcards  et  lettres  closes  que  ceux 
de  Gand  escrivent  aux  officiers  du  duc  et  autres,  doresna- 
vant  ils  se  escripveront  et  soubs-escripveront  dessoubs , 
sans  eux  mettre  en  marge,  ne  au-dessus  en  teste,  et  se  y 
conduiront  et  régleront  ainsy  que  font  les  trois  autres 
membres  de  Flandres,  et  non  autrement. 

Item.  Offrent  que  par  leurs  hoefmans,  eschevins  et 
doyens,  avec  ceux  qui  venront  au-devant  du  duc  ou  du 
conte  de  Charolois  son  fils  pour  crier  mercy,  ils  feront 
porter  leurs  bannières,  les  présenteront  au  duc  et  les  lui 
rendront  pour  en  faire  sa  voulenté,  et  pour  partie  de  la 
réparation  de  l'offense  que  ceux  de  Gand  ont  commise  en 
eslevant  et  portant  contre  lui  icelles  bannières. 

Item.  Des  blancs  chapperons.  Ceux  de  Gand  ne  useront 
plus  de  avoir  lesdits  blancs  chapperons,  ne  d'autres  gens 
de  telle  condition,  soubs  quelque  nom  qu'ils  puissent  estre 
nommés  et  dont  par  cy-devant,  par  mauvaise  coustume  mise 
sus  contre  raison,  ils  ont  usé  soubs  couleur  de  exécuter 
leurs  sentences  et  commandemens,  laquelle  coustume  est  et 
sera  abolie  et  mise  jus;  mais  pour  exécution  d'icelles  sen- 
tences et  autres  exploits  de  justice  qui  seront  et  se  pour- 


DE  CHASTELLAIN.  353 

ront  faire  es  cas  et  par  la  manière  qu'il  appartiendra,  le 
duc,  pour  ce  faire,  commettra  et  ordonnera  son  bailli  de 
Gand. 

Item.  Des  évocations  des  causes  et  procès  introduits  et 
pendans  par-devant  les  lois  et  autres  officiers  des  villes  et 
chastellenies  d'Audenarde  et  de  Courtray  ,  de  la  conté 
d'Alost,  des  pays  de  Was  et  Quatre-Mestiers ,  de  Bier- 
vliet,  de  Tenremonde  et  d'ailleurs  au  pays  de  Flandres, 
iceux  de  Gand  n'en  useront  plus. 

Item.  Touchant  lesdites  villes  et  chastellenies  de  Cour- 
tray, d'Audenarde,  deBiervliet,  de  Tenremonde,  d'Alost  et 
d'iceux  pays  et  terroirs  de  Was  et  des  Quatre-Mestiers,  les- 
quelles villes  et  chastellenies,  pays  et  terroirs,  le  duc  veut 
estre  et  demourer  à  tousjours  et  en  tout  cas  francs  et  exempts 
du  pouvoir,  autorité  et  chastellenie  de  Gand,  pour  les  rai- 
sons alléguées  de  la  part  du  duc,  iceux  de  Gand  sont  con- 
tens  que  icelles  villes  et  chastellenies  et  terroirs  demeurent 
en  tel  estât  que  sont  de  présent,  sans  y  estre  rien  fait,  ne 
innové  d'une  part  et  d'autre,  durant  le  terme  et  temps  de 
demy-an  à  compter  du  jour  que  ceux  de  Gand  auront  fait 
ce  qu'ils  seront  tenus  de  faire  devers  le  duc  pour  l'amende 
honnorable,  pendant  lequel  temps  et  le  plus  tost  que  faire 
se  pourra,  sera  en  ceste  matière  appointé  et  ordonné  par 
voie  amiable  ou  de  justice,  ainsy  que  cy-après  sera  devisé 
du  duc  et  que  ceux  de  Gand  seront  contens,  sans  ce  tou- 
tesvoies  que  en  ceste  partie  ceux  de  Gand  se  puissent  ai- 
dier  de  la  grâce,  abolition  et  pardon  que  le  duc  leur  fera 
de  leurs  oifenses  et  mesprentures,  que  icelle  grâce  leur 
puisse  proufiter,  ne  préjudicierauduc,  touchant  le  fait  des 
villes  et  chastellenies  de  Courtray,  d'Audenarde,  de  Ten- 
remonde, dAlost,  de  Biervliet  et  des  pays  et  terroirs  de 
Was  et  des  Quatre-Mestiers,  dont  dessus  est  faite  mention; 


354  CHRONIQUE 

et  demourront  au  surplus  iceux  de  Gand  au  regard  de  ce 
en  tel  droit  qu'ils  y  doivent  et  peuvent  avoir  de  pré- 
sent. 

Item.  Touchant  l'amende  honnorable,  ils  offrent  que 
leurs  hoefmans  et  conseillers  d'iceux  hoéfmans,  aussi  les 
eschevins  de  la  loy  vielle  et  nouvelle,  et  avec  eux,  tous  les 
doyens  et  autres  des  bourgeois  et  liabitans  d'icelle  ville  de 
Gand,  jusques  au  nombre  de  deux  mille  hommes  du  moins, 
viendront  au-devant  du  duc  ou  du  conte  de  Charolois  son 
fils  à  demie  lieue  liors  d'icelle  ville  à  tel  jour  qu'il  plaira  au 
duc  ordonner  :  c'est  assavoir  lesditslioefmans  et  conseillers, 
tous  nus  en  leurs  chemises  et  petits  draps,  et  tous  deschaus 
et  nues  testes,  et  tous  se  mettront  à  genoux  devant  le  duc 
et  le  conte  de  Charolois,  et  eux  estans  en  Testât  dessusdit, 
diront  ou  feront  dire  par  la  bouche  de  l'un  d'eux  en  lan- 
gage françois  que  faussement  et  mauvaisement  et  comme 
rebelles  et  désobéissans  et  entreprenans  grandement  à  ren- 
contre du  duc  et  de  son  autorité  et  seignourie,  ils  se  sont 
mis  sus  en  armes,  ont  créé  hoéfmans  et  couru  sus  au  duc 
et  à  ses  gens  et  luy  ont  fait  et  commis  plusieurs  invasions 
et  voies  de  fait,  qu'ils  s'en  repentent  et  en  requièrent  en 
toute  humilité  merchy  et  pardon  au  duc  :  ce  fait,  tous  en- 
samble  à  une  voix  criront  merchy  au  duc. 

Item.  Touchant  les  trois  portes,  c'est  assavoir  les  deux 
portes  de  ladite  ville  de  Gand,  l'une  nommée  Peterselle- 
porte  et  l'autre  Euvre-porte,  par  lesquelles  deux  portes 
ceux  de  Gand  yssirent  et  partirent  hors  d'icelle  ville  de 
Gand,  de  chà  et  delà  la  rivière  de  l'Escaut,  pour  assiéger 
Audenarde,et  l'autre  porte  nommé  l'Hospital-porte,  qui  est 
du  costé  du  pays  de  Was,  par  laquelle  ceux  de  Gand 
yssirent  pour  aller  à  Eupplemonde  et  courir  sus  au  duc  et 
.son  armée,  ceux  de  Gand  offrent  et  sont  contens  que  icel- 


DE  CHASTELLAIN.  355 

les  deux  portes  par  lesquelles  ceux  de  Gand  yssirent  pour 
aller  assiéger  la  ville  d'Audenarde,  qui  fut  un  jour  de 
jeudy  après  Pasques,  l'an  mil  quatre  cent  cinquante-deux, 
seront  et  demourront  closes  et  fermées  perpétuellement 
et  à  tousjours  chacun  jour  de  jeudi  de  chacune  sepmaine 
de  l'an,  en  telle  manière  que  par  icelles  deux  portes,  les- 
quelles seront  fermées  et  closes,  comme  dit  est,  l'on  ne 
pourra  ce  dit  jour  de  jeudy  de  chacune  sepmaine  de  l'an 
aucuns  entrer,  ne  yssir  de  ladite  ville.  Et  sont  aussy  con- 
tens  que  l'autre  porte,  nommée  l'Hospital-porte,  soit  fer- 
mée en  perpétuelle  mémoire  et  murée  à  tousjours  et 
condempnée,  sans  la  pouvoir  jamais  ouvrir,  ne  par  icelle 
faire  entrée,  ne  issue  en  ladite  ville,  si  ce  n'est  le  bon 
plaisir  du  duc  ou  de  ses  successeurs,  contes  et  contesses 
de  Flandres. 

Item.  Touchant  la  restitution  des  dommages  et  intérêts 
advenus  au  duc  pour  la  diminution  de  son  domaine  en  ses 
pays  de  Flandres  et  de  Hainaut,  à  l'occasion  de  la  guerre, 
ceux  de  Gand  avec  les  autres  membres  se  assambleront 
pour  ceste  cause  et  communiqueront  ensamble,  pour  ad- 
viser  aucune  voie  et  consentir  à  accorder  chose  qui  soit 
souffisante  et  dont  le  duc  se  doj^e  contenter. 

Item.  Pour  l'amende  proufita])le  offrent  iceux  de  Gand, 
que  au  cas  que  iceux  membres  aviseront  et  accorderont 
avec  iceux  de  Gand  aucune  chose  raisonnable,  de  laquelle 
le  duc  se  contentera  pour  récompensation  desdits  domma- 
ges et  intérêts  dont  en  l'article  précédent  est  faite  mention, 
ladite  amende  proufitable  sera  de  deux  cent  mille  ridders 
d'or,  et  si  iceux  membres  ne  accordent  et  appointent  sur 
ladite  restitution'  d'iceux  dommages  par  la  manière  que 
mon  dit  seigneur  le  duc  soit  content,  en  ce  cas  ladite 
amende  sera  de  trois  cent  mille  ridders  d'or. 


356  CHRONIQUE 

Item.  Pour  la  réparation  plus  ample  et  la  réédéfîcation 
(le  plusieurs  églises  destruites  en  Flandres,  et  mesmement 
de  l'église  de  Rupplemonde,  pour  faire  croix  et  levées  '  et 
épitafes,  fondations  de  messes  audit  Rupplemonde  et  ail- 
leurs où  il  plaira  au  duc,  iceux  de  Gand  offrent  au  duc 
cinquante  mille  ridderâ  d'or. 

Item.  Et  au  regard  des  points  et  articles  qui  furent 
passés  à  Gand  par  les  députés  d'icelle  ville  de  Gand  avec 
l'évesquede  Tournay  et  autres  conseillers  du  duc,  touchant 
plusieurs  doléances  lors  faites  de  la  part  du  duc,  lesquels 
articles  sont  signés  des  seings  manuels  de  maistre  Jehan 
Rim,  maistre  Gille  Papal  et  maistre  Pierre  Goetghebuer, 
iceux  de  Gand  sont  contens  que  ceux  desdits  articles  qui 
ne  sont  compris,  ne  appointés  cy-dessus,  lesquels  le  duc 
voira  accepter,  seront  par  iceux  de  Gand  agréés  et  consen- 
tis, ainsy  qu'ils  ont  esté  passés  et  signés  par  les  dessusdits 
nommés  clercs  de  ladite  ville. 

Après  iceluy  traité  fait,  les  députés  de  Gand  se  rallè- 
rent  en  leur  ville  et  montrèrent  aux  hoefmans,  éche- 
vins  et  communauté  de  la  ville  de  Gand ,  le  traité  fait 
à  Lille  avec  le  duc  leur  seigneur  et  prince  ;  mais  iceux 
Gantois  n'en  voulurent  rien  tenir.  Ainsi  se  remirent  à  la 
guerre,  et  allèrent  bouter  le  feu  à  l'un  des  beaux  villages 
de  Flandre  nommé  Hulst,  par  quoi  il  convint  que  le  duc 
se  mist  sus  et  qu'il  rassemblast  son  armée. 

Le  duc  de  Bourgongne  se  partit  de  la  ville  de  Lille  le 
dix-huitième  jour  de  juin  l'an  LUI,  et  vint  au  giste  à 
Courtray,  où  il  séjourna  cinq  jours  en  attendant  que  son 
armée  et  son  artillerie  fussent  prestes,  et  quand  le  duc 
eust  son  armée  assemblée ,  c'est  à  savoir  hommes  d'armes, 

'  Levées,  tombeaux. 


DE  CHASTELLAIN.  357 

archers  et  arbalétriers ,  et  artillerie  grosse  et  menue,  fut 
ordonnance  faite  pour  la  garde  de  son  corps  et  de  sa  ban- 
nière ,  par  la  manière  que  l'année  devant  estoit,  excepté 
que  le  seigneur  de  Ternant,  qui  avoit  la  charge  de  la  ban- 
nière du  duc,  estoit  pour  lors  en  Bourgongne,  et  fut  com- 
mis en  son  lieu  messire  Jehan  bastard  de  Saint-Pol  ;  et  au 
regard  de  l'avant-garde ,  au  lieu  du  comte  de  Saint-Pol, 
qui  pour  lors  estoit  allé  par  devers  le  roi  de  France,  le 
maréchal  de  Bourgongne  y  fut  ordonné,  et  messire  Jehan 
de  Croy ,  lequel  durant  les  guerres  en  fut  toujours  l'un 
des  chefs  ;  et  avec  eux  messire  Simon  de  Lalaing  et  mes- 
sire Jacques  son  neveu.  Et  le  comte  d'Estampes  menoit  et 
conduisoit  l'arrière-garde  ;  et  quant  au  seigneur  de  Croy, 
comte  de  Porcien  et  gouverneur  de  Luxembourg,  lui  fut 
ordonné  et  expressément  commandé  de  par  le  duc  de 
Bourgongne  à  aller  au  pays  de  Luxembourg,  pour  cause 
de  ce  que  plusieurs  chevaliers,  escuyers ,  villes  et  forte- 
resses s'estoient  rebellés  à  l'encontre  du  duc,  comme  cy- 
après  sera  déclaré  plus  à  plein  '. 

CHAPITRE  XXVIIL 

Comment  le  duc  de  Bourgongne  se  party  de  la  ville  dé  Courtray  et  se 
mist  aux  champs  à  grant  puissance  pour  subjuguer  les  Gantois. 

Or  est  vérité  que  le  duc  de  Bourgongne  se  partit  de  la 
ville  de  Courtray  le  vingt-quatrième  jour  ensuivant  dudit 
mois,  et  alla  au  giste  à  Audenarde;  puis  se  partit  d'Aude- 
narde,  et  s'en  alla  mettre  le  siège  devant  Scenderbecque  % 

'  Cette  phrase,  qui  renvoie  à  un  autre  passage  de  la  Chronique  gé- 
n^'rale,  a  été  effacée  dans  la  Chronique  de  Jacques  de  Lalaing. 
=*  Schendelbeke. 

Tn\f      II  ^2."» 


338  CHRONIQUE 

une  forteresse  ainsi  nommée ,  que  les  Gantois  occupoient 
et  tenoient,  où  il  y  avoit  gens  qui  moult  de  maux  faisoient 
au  pays  de  Hainaut  et  ailleurs  es  marches  et  pays  du  duc. 
L'artillerie  fut  assise  et  afustée  et  la  place  tant  battue  de 
canons  et  de  bombardes ,  que  iceux  Gantois  eurent  les 
cœurs  faillis,  tellement  qu'ils  se  rendirent  à  la  volonté  du 
duc,  qui  fut  telle  qu'ils  furent  tous  pendus  et  estranglés. 
Et  fut  icelle  reddition  faite  le  xxvii^  jour  de  juin.  Le  duc 
demeura  trois  jours  en  son  logis  depuis  la  place  rendue, 
et  le  troisième  jour  après,  qui  fut  le  dernier  jour  du  mois 
de  juin,  se  délogea  le  duc  de  devant  la  place  de  Scender- 
becque,  et  se  tira  à  Audenarde,  où  il  ne  demeura  qu'une 
nuit  ;  et  le  lendemain,  qui  fut  le  premier  jour  de  juillet 
audit  an  LUI,  le  duc  alla  au  giste  à  Courtray,  jusques  au 
troisième  jour  après  qu'il  se  délogea  et  s'en  alla  mettre  le 
siège  devant  la  forteresse  de  Poucques,  où  les  Gantois 
avoient  mis  de  leurs  gens  de  guerre,  qui  moult  de  maux 
faisoient  par  le  pays  d'environ,  et  couroient  tout  jusques 
à  Bruges  et  à  Roulers  et  en  plusieurs  autres  lieux  du  pays. 
Au  partement  que  fit  le  duc  de  devant  la  place  de  Scen- 
derbecque,  il  ordonna  à  messire  Jacques  de  Lalaing  qu'il 
allast  devant  la  forteresse  de  Audenove'  que  les  Gantois 
tenoient,  et  aussi  tenoient  un  fort  moustier  au  lieu  nommé 
Vellesicq\  Cette  place  de  Audenove  estoit  enclose  d'eau, 
de  fossés,  de  muraille  et  de  ponts-levis  et  barrières,  mais 
des  plus  fortes  n'estoit  pas.  Toutesfois  les  Gantois  la  te- 
noient et  faisoient  des  maux  assez  au  pays  d'environ.  Sy 
fut  avisé  que  le  vaillant  chevalier  messire  Jacques  de  La- 
laing, atout  sa  charge  de  cent  lances  et  ses  archers,  iroit 
devant  icelle  place  pour  y  enclore  lesdits  Gantois,  et 

'  Audenlio-ve,  au  sud  de  Velsicque. 
*  Velsicque. 


DE  CHASTELIAIN.  359 

garder  qu'ils  n'ississent  de  la  forteresse,  tant  que  plus 
grant  puissance  de  gens  du  duc  y  fipst  arrivée  pour  les 
prendre  d'assaut  ou  autrement.  Messire  Jacques  de  La- 
laing  emprit  la  charge  que  le  duc  lui  avoit  ordonné  à 
faire,  et  pour  la  mettre  à  exécution,  se  mit  en  chemin,  lui 
et  ses  gens ,  et  y  alla  de  nuit.  Et  assez  loin  de  la  place, 
messire  Jacques  fit  descendre  de  ses  gens  à  pied ,  et  illec 
laisser  leurs  chevaux,  afin  que  ceux  de  la  place  n'ouïssent 
le  bruit  des  chevaux.  Et  environ  le  point  du  jour  il  se 
trouva  droit  devant  la  place  ;  et  lui ,  voyant  qu'il  estoit 
jour,  fit  par  l'un  de  ses  gens  crier  le  guet;  mais  nul  ne 
respondit,  dont  messire  Jacques  et  ses  gens  s'esbahirent 
assez,  et  cuidoient  que  les  Gantois  le  fissent  par  malice,  et 
qu'ils  eussent  sçu  leur  venue,  par  quoi  ils  eussent  pré- 
paré leur  artillerie  pour  les  grever;  mais  autrement  estoit, 
car  les  Gantois  s'en  estoient  fuis  et  avoient  fermé  portes 
et  barrières  et  levé  le  pont,  et  à  le  voir,  il  sembloit  qu'il  y 
eust  gens  dedans  la  place.  Lors  messire  Jacques  de  La- 
laing  fit  dépouiller  de  ses  gens ,  qui  passèrent  l'eau  des 
fossés  et  allèrent  avaler  le  pont  et  ouvrir  la  porte  et  bar- 
rières, et  sy  entra  messire  Jacques  de  Lalaing  et  ses  gens 
dedans  icelle  place  où  ils  trouvèrent  la  plupart  des  meubles 
des  Gantois,  lesquels,  de  haste  qu'ils  eurent  de  fuir,  lais- 
sèrent. Quand  messire  Jacques  de  Lalaing  eut  la  place  par 
la  manière  que  vous  avez  ouï,  il  envoya  devers  le  duc 
pour  savoir  quelle  chose  il  lui  plairoit  qu'il  en  fist.  Vray 
est  que  le  duc  fut  conseillé  de  la  faire  démolir  et  ardoir, 
et  ainsi  le  manda  à  messire  Jacques ,  qui  très-envis  et  à 
grand  regret  accomplit  le  commandement  du  duc,  car 
jamais  de  feu  bouter  ne  vouloit-il  estre  consentant. 

Après  ce  qu'icelle  place  fut  arse  et  démolie,  messire 
Jacques  de  Lalaing  s'en  retourna  devers  le  duc  son  souve- 


5G0  CHRONIQUE 

rain  rfeig'neur,  qui  tenoit  le  siège  devant  la  forteresse  de 
Poucques;  et  fut  te  iir  jour  de  juillet  au  soir  que  le  bon 
clievalier  arriva  au  siège  de  Poucques ,  et  le  lendemain 
matin  il  alla  ouïr  trois  messes  sans  bouger,  en  la  tente 
du  duc,  et  parla  à  un  notable  docteur  de  l'ordre  des  frères- 
prêcheurs,  nommé  maître  Guy  de  Donzy ',  en  confession; 
car  il  faisoit  conscience  du  feu  qu'il  avoit  par  l'ordonnance 
du  duc  fait  bouter  en  la  forteresse  de  Audenove. 

Après  icelles  messes  dites  et  célébrées,  messire  Jacques 
monta  à  cheval,  pour  ce  qu'il  estoit  un  peu  blessé  en  une 
jambe,  et  alla  voir  une  bombarde  que  le  duc  faisoit  jeter 
pour  abattre  et  démolir  la  muraille  d'icelui  chastel  de 
Poucques,  c'est  à  savoir  entre  la  porte  et  une  tour,  qui  es- 
toit  très-forte,  et  aussi  d'autres  engins  à  poudre,  tant 
mortiers  et  autres  veuglaires  comme  de  petite  canons.  Le 
seigneur  de  Saveuses  et  autres  avoient  fait  faire  des  tran- 
chées et  approches  en  plusieurs  lieux,  et  estoit  la  place 
fort  approchée  et  battue.  Messire  Jacques  de  Lalaing  re- 
gardoit  ces  besognes.  Et  là  trouva  Toison-d'Or,  de  qui  il 
estoit  moult  accointé ,  et  bien  avoit  raison ,  car  messire 
Jacques  de  Lalaing  avoit  fait  armes  douze  fois  en  champ 
clos  devant  iceluy  Toison,  son  juge  commis  de  par  le 
duc  ;  et  dit  tout  en  souriant  à  Toison-d'Or,  ainsi  comme 
par  farce  et  esbattement ,  la  manière  et  comment  il  avoit 
pris  la  forteresse  de  Audenove;  et  puis  quand  messire 
Jacques  eut  vu  les  approches,  et  benne  espace  soi  devisé 
à  Toison-d'Or,  icelui  Toison  lui  dit  :  «  Messire  Jacques,  il 
«  est  temps  d'aller  reposer  votre  jambe,  car  maistre  Jehan 
«  Caudet,   le  chirurgien  de   monseigneur  le   duc,    dit 


'  En  1460  le  duc  de  Bourgogne  payait  une  pension  à  Gui  de  Donzy, 
docteur  en  théologie,  «  pour  soy  aidier  à  entretenir  aux  estudes  à  Paris.» 


DE  CHASTELLAIN.  361 

«  qu'elle  veut  le  repos.  »  Lors  messire  Jacques  resjDondit 
qu'il  s'en  alloit  disner ,  et  à  l'après-disher  ne  se  bougeroit 
de  son  logis  pour  le  repos  de  sa  jambe,  en  laquelle,  comme 
dessus  est  dit,  avoit  esté  un  peu  blessé.  Mais  la  perverse 
et  maudite  fortune  ne  le  voulut  souffrir,  car  quand  ce  vint 
environ  quatre  heures  après  midi,  ledit  messire  Jacques 
monta  à  cheval  et  s'en  retourna  voir  les  approches ,  où  il 
trouva  de  rechef  Toison-d'Or  au  lieu  et  place  où  le  matin 
il  l'avoit  trouvé.  Et  s'estoit  mis  icelui  messire  Jacques  tout 
à  cheval  à  couvert  d'un  gros  arbre,  et  là  regardoit  l'abat- 
ture  qu'avoit  fait  la  bombarde  dedans  la  muraille  de  ladite 
forteresse  de  Poucques.  Lors  Toison-d'Or  s'approcha  d'ice- 
lui  messire  Jacques,  et  se  prit  à  deviser  à  lui,  et  lui  dit  : 
«  Monseigneur ,  comment  !  vous  deviez  reposer  votre 
«  jambe,  et  ne  deviez  point  partir  de  votre  logis  cet 
«  après-disner  !  »  Le  bon  chevalier  regarda  Toison-d'Or 
en  souriant,  et  lui  dit  qu'il  lui  commençoit  à  ennuyer 
d'avoir  esté  si  grand  espace  en  son  logis. 

Or  advint,  ainsi  comme  messire  Jacques  de  Lalaing 
faisoit  ces  devises  à  Toison-d'Or  ',  alla  venir  messire  Adol- 
phe de  Clèves,  seigneur  de  Ravestain,  lequel  tout  droit 
s'en  alla  grant  allure  soy  bouter  tout  droit  dessous  le  man- 
teau d'une  bombarde,  pour  le  doute  du  trait  de  ceux  de  la 
forteresse;  après  lui  venoit  le  bastarddeBourgongne,  vestu 
d'un  paletot  d'un  très-riche  drap  d'or  cramoisi ,  et  portoit 
sous  son  bras  un  crennequin,  et  avoit  ceint  un  carquois 
garni  de  traits.  Lors,  quand  messire  Jacques  de  Lalaing 
vit  les  deux  seigneurs  dessus  nommés,  lesquels  s'estoient 
mis  dessous  le  manteau  de  la  bombarde,  descendit  de  son 
cheval  et  s'en  alla  deviser  avec  lesdits  seigneurs  de  Ra- 

'  Lcfcbvre  Saint-Rcmv. 


362  CHRONIQUE 

vestain  et  le  bastard  de  Boiirgongne  ;  et  estoit  Toison-d'Or 
assez  près. 

Or  est  vray  que  communément  on  fait  aux  deux  costés 
d'une  Lombarde  et  du  manteau  tranchées  et  fossés  pour 
estre  à  couvert,  tant  pour  aviser  l'abatture  que  la  bom- 
barde fait,  comme  aussi  pour  le  canonnier  prendre  sa 
visée;  mais  à  icelle  bombarde  n'estoient  encore  faits  les 
tranchées  et  fossés,  et  y  a  voit  à  deux  costés  du  manteau 
quatre  pavais ',  c'est-à-savoir  à  chacun  costé  deux. 

Le  seigneur  de  Eavestain,  le  bastard  de  Bourgongne  et 
messire  Jacques  de  Lalaing-  se  prirent  à  regarder  l'abat- 
ture  que  faisoit  la  bombarde  contre  ladite  muraille  de  la 
forteresse  de  Poucques  et  tous  trois  cuidoient  bien  estre 
tandés"  contre  le  trait  de  la  place;  mais  messire  Jacques 
de  Lalaing  estoit  dehors  le  manteau  de  la  bombarde,  au 
couvert  d'un  pavais  regardant  la  place.  Sy  advint  à  celte 
heure  qu'un  canonnier  estant  dedans  l'une  des  tours  de 
ladite  forteresse  avoit  affusté  un  veuglaire  pour  battre  le 
manteau  de  la  bombarde,  qui  d'aventure  à  celle  maie 
heure  avoit  son  veuglaire  chargé  ;  sy  y  bouta  le  feu,  et 
férit  la  pierre  dudit  veuglaire  le  pavais  derrière  lequel 
estoit  messire  Jacques  de  Lalaing  ;  et  là  fut  féru  en  la  teste 
de  l'éclat  d'une  pièce  de  bois,  qui  estoit  au-devant  du  pa- 
vais au  dextre  costé,  et  au-dessus  de  l'oreille,  tellement 
qu'il  eut  le  coin  de  la  teste  emporté  et  partie  de  la  cervelle, 
et  chut  à  la  renverse  tout  estendu  par  terre,  sans  que 
oncques  il  remuast  pied,  ni  jambe.  Alors  un  frère  carme 
alla  à  lui,  et  moult  dévotement  lui  ramenoit  et  mettoit  en 
mémoire  Dieu  et  la  glorieuse  Vierge  Marie.   Et  quand 


'  Le  pavais  était  un  grand  bouclier  qui  protégeait  les  canonniers. 
Voyez  Ducange,  au  mot  :  pavesium. 
2  Tandés,  ù  couvert. 


DE  CHASTELLAIN.  363 

messire  Jacques  de  Lalaing  ouït  jDarler  de  Dieu  et  de  la 
Vierge  Marie ,  que  tant  avoit  aimée  que  pour  l'amour 
d'elle  il  avoit  pris  le  mot  et  devise  de  la  nonpareille,  il 
tourna  son  entendement  devers  ledit  carme,  cuidant  par- 
ler; mais  il  estoit  si  oppressé  de  la  mort  qu'il  ne  pouvoit 
former  parole  par  manière  qu'on  le  pust  entendre.  Toutes- 
fois  il  joindoit  les  mains,  et  mettoit  peine  à  parler  et  avoit 
entendement,  comme  disoit  le  dit  carme,  et  ne  demeura 
guère  que  le  bon  clievalier  fîna  ses  jours  :  qui  fut  grant 
dommage,  car  plus  vaillant  que  luy  n' avoit  en  toute  l'ar- 
mée et  n'avoit  d'eage  que  environ  trente-deux  ans. 

Devant  que  l'âme  partit  du  corps  dudit  messire  Jacques 
de  Lalaing,  lequel  portoit  l'ordre  de  la  Toison  d'or  à  son 
col  pendue  à  un  las  de  soie  noir,  Toison-d'Or  luy  leva 
ladite  ordre  du  col,  en  couvrant  sa  face  de  grosses  lar- 
mes, en  faisant  si  grant  deuil  que  homme  du  monde 
pouvoit  faire,  car  tant  le  aimoit  et  plus  que  son  propre 
frère.  Tantost  le  bruit  et  la  voix  alla  courant  parmy  l'ost 
du  vaillant  chevalier,  et  tant  que  son  bon  prince  le  duc  le 
sceut,  qui  moult  grand  deuil  en  fist,  et  si  grant  deuil  que 
de  ses  yeux  en  yssoient  les  grosses  larmes,  et  avoit  le  cœur 
si  estraint  que  un  seul  mot  de  sa  bouche  ne  pouvoit  yssir. 

Le  deuil  fut  si  grant  par  tout  l'ost,  qu'il  sambloit  que 
un  chacun  eust  perdu  l'un  de  ses  meilleurs  amis  ;  et 
qu'il  soit  vray,  quant  un  grant  host  est  assamblé,  on  ot  le 
bruit  et  le  son  de  ceux  de  l'ost  d'une  lieue  et  plus ,  c'est  as- 
savoir chevaux  hennir,  bruits  d'hommes  et  de  femmes, 
trompettes,  tamburins  et  fleutes  sonner,  dont  le  bruit  est 
grant ,  mais  pour  l'amour  du  bon  chevalier,  il  fut  plus 
d'une  heure  que  tous  ceux  de  l'ost  furent  sy  acoisiés  ' ,  que 

'  Acoisiés,  silencieux,  en  repos. 


364  CHRONIQUE 

de  un  tret  d'arc  arrière  on  n'eust  homme,  ne  femme  oy, 
pour  le  deuil  que  un  chacun  en  faisoit. 

Hélas  !  et  que  dira-on  du  deuil  que  le  père  et  la  mère, 
les  frères  et  sœurs  et  les  deux  vaillants  chevaliers ,  le  sei- 
gneur de  Créquy  et  le  seigneur  de  Montigny,  ses  oncles, 
firent  d'avoir  perdu  une  telle  fleur  de  chevalerie,  et  si 
grant  perte  qu'ils  ont  faite  !  Un  resconfort  y  a  pour  eux, 
c'est  que  tant  que  les  livres  dureront,  sa  bonne  renommée 
ne  faulra. 

Le  bon  chevalier  messire  Jacques  de  Lalaing,  après 
sa  mort,  fut  emporté  à  Lalaing  où  son  corps  gist.  Dieu  en 
ait  l'âme  ! 

CHAPITRE  XXIX. 


C'y  fait  mention  comment  le  due  de  Bourgongne  prit  le  chastel  d^ 
Poucques  et  fit  pendre  tous  ceux  qui  dedens  estoient,  puis  y  fist 
bouter  le  feu. 


Or  faut  revenir  à  parler  du  duc,  qui  tenoit  le  siège  de- 
vant la  forteresse  de  Poucques,  comme  dessus  est  dit.  Vray 
est  que  ceux  qui  tenoient  la  place  se  rendirent,  le  V  jour 
du  mois  de  juillet,  à  la  volonté  du  duc,  qui  fut  telle  que 
tous  les  hommes  furent  pendus  et  estranglés,  mais  les 
femmes  furent  honnestement  gardées  et  renvoyées  où  elles 
volrent  aller.  Et  le  septième  jour  d'iceluy  mois  ensuy- 
vant,  le  duc  se  deslogea  de  devant  icelle  place  de  Pouc- 
ques, après  ce  qu'il  l'eut  fait  démolir,  et  à  toute  son  armée 
s'en  retourna  à  Courtray,  où  il  ne  séjourna  guères  et  s'en 
alla  à  Audenarde,  et  d'illec  alla  mettre  le  siège  devant 
Gavres,  après  ce  qu'ils  furent  sommés  par  le  roy  d'armes  de 
Flandres,  ainsy  que  [pour]  toutes  les  autres  places  il  avoit 


DE  CHASTELLAIN.  36S 

fait  ;  et  là  y  eut  un  beau  logis  de  toutes  choses,  et  mer- 
veilles estoit  de  voir  le  grant  nombre  de  tentes  et  de  pa- 
villons qui  là  estoient. 

La  forteresse  fut  aprocliiée  et  battue  de  canons.  Ad- 
vint que  le  capitaine  de  la  place  de  Gavres  pour  les 
Gantois,  lequel  estoit  un  doyen  des  maçons  de  la  ville  de 
Gand,  vit  la  place  fort  battue  et  aprochiée,  pour  quoy  il 
trouva  manière  de  yssir  de  nuit,  et  s'en  alla  tout  droit  en 
la  ville  de  Gand,  où  il  fit  assembler  toute  la  loy,  hoefmans 
et  communauté  de  ladite  ville,  et  leur  compta  et  dit  que 
le  duc  de  Bourgongne  n'estoit  point  au  siège  de  Gavres,  et 
qu'il  n'y  avoit  que  un  peu  de  gens  tous  désarmés  et  loings 
logiés  l'un  de  l'autre,  et  qu'ils  estoient  bons  à  deslogier  et 
à  lever  le  siège  de  devant  Gavres'.  Après  ce  que  iceluy 
doyen  des  maçons  et  capitaine  de  Gavres  eut  ainsy  parlé 
et  donné  sa  teste  à  copper  s'il  n'estoit  vrai,  il  fut  ordonné 
et  appointé  par  les  Gantois  qu'il  seroit  cryé  par  tous  les 
lieux  acoustumés  à  faire  cris  en  la  ville  de  Gand,  que  tous 
hommes  aydables  au  dessoubs  de  l'eage  de  soixante  ans  et 
au-dessus  de  vingt  ans  fussent  armés  et  embastonnés  pour 
aller  avec  les  hoefmans  et  capitaines  de  la  ville  de  Gand 
lever  le  siège  de  Gavres,  laquelle  chose  fut  ainsy  faite",  et 

'  Plusieurs  chroniqueurs  accusent  de  trahison  non -seulement  le 
capitaine  de  Gavre,  mais  aussi  les  Ang-lais  qui  étaient  au  service  des 
Gantois  : 

«  Dedens  Gand  estoient  pluisieurs  Eng-lès,  auxquels  ceux  de  Gand 
s'estoient  allés  dès  le  commencement  de  la  guerre  en  eux  remem- 
brant du  temps  du  siège  d'Ypre.  Ces  Englès  vindrent  ung  jour  à  sauves 
trêves  à  Tenremonde  devers  aucuns  autres  Englès  de  lor  congnois- 
sance,  lesquels  estoient  lors  à  saudées  du  duc  Philippe  et  de  la  compa- 
gnie de  messirc  Anthoinc,  bastard  de  Bourgogne,  lesquels  firent  avec 
lesdits  Englès  de  Gand  un  marchiet  que  ils  feroient  vuidier  ceux  de 
Gand  à  la  bataille  aux  champs  pour  venir  lever  le  siège  de  Gavre.  » 
[Chron.  ms.  de  lallaye.) 

2  Gandavi  mandatum  est  per  capitaneos  ut  unusquisque  se  dispo- 


306  CHRONIQUE 

se  trouvèrent  les  Gantois,  tant  de  ceux  de  la  ville  de  Gand 
que  des  villages  d'entour,  de  vingt  à  trente  mille  hommes, 
et  svavoient  environ  de  trente  à  quarante  Anglois  achevai. 

CHAPITRE  XXX. 


Comment  ceux  qui  estoient  dedens  la  forteresse  de  Gavres  se  rendirent 
à  la  volenté  du  duc,  lesquels  furent  tous  pendus  et  estranglés. 


Or  faut  parler  comment,  la  journée  de  la  bataille,  la 
forteresse  se  rendit.  Il  est  vray,  comme  devant  est  dit,  que 
la  nuit  de  la  bataille  le  capitaine  de  Gavres  estoit  yssu  de 
nuit  et  s'en  estoit  allé  à  Gand.  Et  quant  vint  le  matin,  ceux 
de  la  forteresse  requirent  de  parlementer,  disans  qu'ils  se 
vouloient  rendre,  laquelle  chose  fut  rapportée  au  duc; 
mais  il  ordonna  que  s'ils  ne  se  vouloient  rendre  à  volonté, 
que  on  ne  parlast  pas  à  eux.  Dedens  la  place  avoit  des 
Anglois,  qui  pour  riens  ne  s'y  vouloient  accorder,  mais 
riens  ne  leur  valut,  car  ceux  qui  dedens  estoient  avec 
eux,  estoient  les  plus  forts,  et  en  la  fin  se  rendirent,  au 
jour  de  lundi  xxiii"  de  juillet  l'an  dessusdit,  environ  huit 
heures  du  matin,  tous  à  la  volonté  du  duc. 

Le  prévost  des  maréchaux  fut  ordonné  à  prendre  et 
recevoir  les  prisonniers,  et  par  le  commandement  du  duc 
furent  tous  condempnés  à  estre  pendus,  excepté  le  prestre; 
et  quant  les  Anglois  sceurent  qu'il  leur  falloit  morir,  ils 
envoyèrent  au  remède  devers  aucuns  grans  seigneurs  de 
l'host,  lesquels  les  poursievirent,  mais  riens  ne  leur  prou- 


ncnt  ad  defendendum  tam  uxores  quam  libères,  et  factus  fuit  terri- 
bilis  concursus  omnium  auditis  fragoribus  machinarum  quibus  cas- 
trum  deGavere  obpugnabatur.  (But,  Chron.  manusc.) 


DE  CHASTELLAIN.  367 

fita,  et  respondit  le  duc  qu'il  vouloit  que  on  leur  fist  hon- 
neur, c'est  assavoir,  qu'ils  fussent  les  premiers  pendus  et 
mis  au  plus  haut. 

Le  confesseur  et  l'exécuteur  de  la  justice  furent  mandés, 
lesquels  ne  firent,  depuis  la  rendition,  que  confesser  et 
pendre  jusques  environ  une  heure  après  midy,  que  on  crya 
que  chacun  s'apprestast  pour  la  bataille,  pour  laquelle 
cause  le  bourreau  cessa  à  pendre,  et  en  y  eut  j^lusieurs  qui 
leur  vie  eurent  respitée  jusques  après  la  bataille.  Mais 
après  la  bataille  achevée,  ils  furent  tous  pendus  comme 
leurs  compagnons. 

CHAPITRE  XXXI. 

Comment  les  Gantois  à  grant  puissance  saillirent  de  la  ville  de  Gand 
pour  venir  combattre  le  duc  de  Bourgongne  leur  seigneur,  et  com- 
ment il  leur  en  vint. 

Or  faut  revenir  à  parler  des  Gantois  et  comment  ils  se 
mirent  aux  champs  en  g-rant  ordonnance  de  bannières  et 
enseignes  à  merveilles  grant  nombre.  Et  faisoient  mener 
après  eux  charroy  chargé  d'artillerie  de  ribaudequins  et 
petits  canons,  les  autres  de  vivres  et  beuvrages.  Et  ainsi 
cheminèrent  et  marchèrent  plus  de  deux  grandes  lieues  et 
demye  de  Flandres,  en  approchant  le  siège  du  duc  qui 
tantost  fut  advertis  de  la  venue  des  Gantois  et  comment 
ils  venoient  pour  le  combattre.  Sy  fut  par  tout  l'ost  cryé: 
alarme  !  et  tantost  un  chacun  fut  prest.  L'avant-garde  se 
mit  devant  en  assez  belle  place,  selon  le  pays,  et  avoient 
devant  eux  environ  quatre-vingts  lances  de  bien  vaillans 
hommes,  c'est  assavoir  le  seigneur  d'Espiry  et  le  seigneur 
de  Beaucamp,  qui  gardoient  que  les  Gantois  ne  vissent 
Testât  de  l'avant-garde,  laquelle  estoit  en  belle  et  bonne 


368  CHRONIQUE 

ordonnance,  c'est  assavoir  le  plus  de  lances  à  cheval  et  les 
gens  de  trait  à  piet  et  conduits  par  vaillans  hommes.  Et 
sur  une  esle  de  l'avant-garde,  au  costé  senestre,  estoit 
messire  Jacques  de  Luxembourg  atout  sa  compagnie  qui 
estoit  de  cent  lances  et  les  archiers,  et  sy  avoit  encore  avec 
lui  les  gens  de  feu  messire  Jacques  de  Lalaing. 

Or  advint  que  le  mareschal  de  Bourgongne  qui  estoit  l'un 
des  chiefs  de  l' avant-garde,  cuida  que  messire  Jacques  de 
Luxembourg  fust  allé  en  la  place  oii  il  estoit,  sans  ordon- 
nance, par  quoy  il  le  reprit  et  luy  dit  plusieurs  paroles 
dont  messire  Jacques  ne  fut  pas  content,  mais  estoient  si 
près  de  leurs  ennemis  qu'il  n'estoit  pas  heure  de  respondre. 
Et  toutefois  messire  Jacques  de  Luxembourg  n'y  estoit 
pas  allé  sans  ordonnance,  car  il  en  avoit  demandé  congié 
au  duc,  et  la  cause  sy  estoit  pour  ce  que  entre  l'avant- 
garde  et  l'arrière-garde  avoit  un  petit  bois,  par  lequel  les 
Gantois  pou  voient  aller  sur  le  logis  du  duc,  sans  ce  que  on 
les  eust  pu  appercevoir,  où  ils  eussent  pu  faire  grand  dom- 
mage et  déshonneur  au  duc,  c'est  assavoir  sur  sa  grosse  et 
menue  artillerie  et  sur  tentes  et  pavillons  et  autres  choses 
du  logis. 

Et  quant  au  duc,  il  estoit  en  très-belle  et  large  place. 
Sy  le  faisoit  beau  voir  de  sa  personne,  et  certes  en  toute  sa 
compagnie  n'avoit  point  si  bel  homme  armé  qu'il  estoit. 
Et  pour  parler  un  peu  comment  il  estoit  monté  et  armé, 
vray  est  qu'il  estoit  si  bien  armé  de  son  corps  que  jamais 
homme  ne  pouvoit  mieux  estre  ;  et  pareillement  de  sa 
teste,  et  de  dessus  son  harnas  de  teste  avoit  une  très-belle 
houppe  à  fachon  de  fleur  de  lys  faite  et  ouvrée  de  plumes 
et  d'orphèvrie,  tant  richement  que  belle  chose  estoit  à 
voir.  Or  faut  parler  de  son  cheval.  Le  cheval  estoit  un  gros 
double  ronchin  d'Allemagne  et  à  merveilles  puissant,  et 


DE  CHASTELLAIN.  369 

bien  le  monstra  ce  jour.  Armé  estoit  de  beau  cbamfraiu 
et  d'une  barde  pour  le  cheval  très-bien  faite.  Et  à  voirie 
mestre  et  le  cheval  aiusy  armé,  on  pou  voit  bien  juger  qu'il 
estoit  le  prince  et  maistre  de  toute  l'armée,  et  aussy  à  la 
vérité,  ce  fut  celuy,  pour  le  jour,  qui  mieux  se  monstra 
chevalereux  et  vaillant  ' . 

En  sa  bataille  avoit  grant  noblesse  et  grant  nombre  de 
bannières,  entre  lesquelles  estoient  le  comte  de  Charolois, 
le  comte  d'Estampes,  messire  Adolphe  de  Clèves,  Jehan 
monsieur  de  Coimbres,  le  bastard  de  Bourgongne  et  plu- 
sieurs autres  seigneurs,  qui  cy-après  sont  escrits  et  aussy 
le  nom  des  nouveaux  chevaliers  et  nouveaux  bannerets. 
Et  ainsy  que  le  duc  estoit  en  très-belle  ordonnance  et  en 
icelle  belle  place,  vint  Toison-d'Or  et  dit  au  duc  comment 
le  mareschal  de  Bourgongne,  les  seigneurs  de  Chimay  et 
de  Montagu  et  messire  Simon  de  Lalaing  l'envoyoient  de- 
vers luy,  pour  luy  dire  qu'il  ne  se  bougeast  de  la  place  où 
il  estoit,  car  entre  luy  et  son  avant-garde  avoit  un  bien 
estroit  passage,  et  que  s'il  se  faisoit  que  l'avant-garde  re- 
culast  pour  la  puissance  des  Gantois,  que  phis  tost  seroit 
passée  son  avant-garde  devers  lui,  qu'il  ne  seroit  vers 
sa  bataille,  vu  qu'il  avoit  en  sa  compagnie  beaucoup 
plus  de  gens  qu'il  n'y  avoit  en  sa  dite  avant-garde. 

Lors  le  duc  lui  demanda  [ce]  qu'il  luy  en  sembloit,  et  lors 
Thoison  luy  respondit  que,  à  son  ad  vis,  il  valoit  mieux 
que  luy  et  sa  bataille  marchassent  avant  contre  ses  enne- 
mis, en  baillant  courage,  aide  et  confort  à  son  avant- 
garde,  que  ce  que  il  faulsist  que  avant-garde  reculast 


»  Et  alloit  le  duc  en  cliascune  bataille  donner  cœur  et  hardyment,  en 
leur  disant  qu'ils  se  combatissent  tiardyment  contre  les  Gantois  et  qu';i 
l'ayde  de  Dieu,  ains  que  le  soleil  se  couchast,  ils  seroient  tous  riches. 
(J.  Duclcrcq,  II,  53.) 


370  CHRONIQUE 

en  retournant  devers  lui  ;  car  de  reculer,  ne  prendre  nou- 
velle place  ne  pouvoit  nul  bien  venir. 

Lors  le  duc  sachant  qu'il  disoit  vérité,  très-désirant  de 
ce  faire,  sans  autre  délibération  de  conseil  et  sans  plus 
attendre,  fit  appeler  messire  Jehan  le  bastard  de  Rentj^ 
lors  capitaine  des  archers ,  et  luy  commanda  que  tost  et 
diligemment  il  fîst  passer  tous  ses  archers  l'estroit  pas- 
sage, tirant  vers  l'avant-garde,  qui  fut  ainsy  fait. 

Le  duc,  avant  que  tous  ses  archers  fussent  passés,  il 
passa  iceluy  passage,  qui  ne  sambloit  pas  estre  mau- 
vais. Et  à  la  vérité  il  n'est  à  croire  que  oncques  si  grant 
nombre  de  gens  fussent  passés  un  tel  passage  et  destroit; 
en  si  peu  d'heures  que  le  duc  et  sa  bataille  passèrent. 

Le  duc  avoit  fait  bailler  aux  archers  de  son  host  arcs 
et  flesches  à  ceux  qui  en  avoient  mestier,  et  que  plus  est, 
furent  arcs  et  flesches  de  l'artillerie  du  duc  abandonnés 
à  tous  ceux  qui  prendre  en  vouloient. 

Le  duc  avoit  fait  tirer  envers  ses  ennemys  plusieurs 
ribaudequins  qui  peu  servirent.  Prestement  que  le  duc  et 
sa  bataille  furent  passés  l'estroit  passage,  les  Gantois  cuidè- 
rent  prendre  nouvelle  place  et  plus  forte  qu'ils  ne  avoient, 
mais  ils  furent  si  près  hastés,  tant  des  quatre-vingts  lances 
qui  devant  eux  estoient  de  messire  Jacques  de  Luxem- 
bourg et  de  ses  gens,  et  aussy  s'y  gouvernèrent  grande- 
ment le  seigneur  d'Espiry  et  messire  Guillaume  Rolin, 
seigneur  de  Beau  camp,  et  tellement  que  Gantois  se  mi- 
rent en  désaroy  et  fuite  ;  et  là  furent  maints  Gantois  morts 
et  desconfits,  car  peu  ou  riens  se  deffendirent  Gantois  à 
celle  heure  et  ne  contpndoient  que  à  eux  sauver.  Mais 
voyant  que  ne  pou  voient  fuir,  ne  eschapper,  pour  ce  que 
le  duc  et  ceux  de  sa  bataille  (quant  aux  hommes  d'armes), 
estoient  à  cheval,  avisèrent  un  grant  clos  fermé  de  trois 


DE  CHASTELLAIN.  371 

parts  ou  plus  de  la  rivière  de  l'Escaut ,  car  icelle  rivière 
couroit  autour  à  façon  de  fer  de  cheval,  et  l'autre  fer- 
meté estoit  de  fossés,  de  hauts  arhres  et  de  hayes,  et  n'y 
avoit  que  une  entrée  hien  estroite. 

Dedens  ledit  clos  estoient  tous  la  plupart  des  riches  et 
notables  hommes  de  Gand,  hien  armés  et  embastonnés,  et 
sy  y  avoit  culevriniers  et  gens  de  trait  ;  et  à  la  vérité  dire, 
ils  estoient  bien  gens  à  redoubter  au  lieu  où  ils  estoient. 

Plusieurs  nobles  hommes  et  vaillans  sieuvoient  et  chas- 
soient  y  ceux  Gantois,  accompagnés  de  maintes  bannières, 
que  vaillans  chevaliers  et  escuyers  eslus  à  ce  portoient; 
mais  quant  ce  vint  qu'ils  furent  arrivés  devant  ledit  clos 
où  les  Gantois  estoient,  voyans  l'ordre  qu'ils  tenoient  pour 
combattre  et  le  fort  lieu  où  ils  estoient,  furent  conseilliés 
d'attendre  la  venue  du  duc  et  pour  cause.  Et  quand  le  duc 
fut  venus,  sans  espargner  son  corps,  ne  son  cheval,  se 
frappa  dedans  les  Gantois  où  il  reçut  sur  son  corps 
maints  coups  de  picques  et  d'autres  bastons,  et  son  cheval 
qui  tant  bien  armé  estoit,  fut  navré  en  neuf  ou  dix  lieux  '. 


»  En  laquelle  chasse,  fortune  le  mist  en  plus  grant  dangier  qu'il  ne 
fut  à  Bruges,  car  lui,  accompaignéd'ung  homme  seullement,  qui  estoit 
Bertrandon,  son  premier  escuyer  trenchant,  et  qui  portoit  son  pen- 
non,  se  vint  bouter  contre  huyt  cens  ou  mille  combatans  de  ses  enne- 
mys,  qui  se  estoient  retrais  en  ung  pré  fermé  de  trois  parts  de  bonnes 
haies  vives  et  du  quart  lez  de  la  rivière  de  l'Escault,  auquel  pré  n'avoit 
que  une  entrée,  il  se  fourra  dedans  par  l'ardeur  de  son  hault  couraige, 
luy  deuxième,  comme  dit  est.  Ses  enncmys  luy  tollurent  l'entrée,  affin 
qu'il  ne  peust  retourner,  et  moult  vigoureusement  le  assaillirent  de 
toutes  pars,  combien  qu'ils  ne  sçavoient  adonc  qu'il  estoit,  et  tellement 
fut  enclos  de  tous  lez,  frappant  sur  ses  ennemis  et  euls  sur  luy,  que 
Bertrandon,  doubtant  le  péril  que  il  veoit  devant  luy,  coucha  sa  lance 
à  laquelle  pendoit  le  pennon,  et,  contraignant  le  cheval  des  espérons, 
frappa  ses  ennemys,  criant  à  haultc  voix  :  «  Traistres,  traistres!  tuc- 
«  rez-vous  vostre  prince?  »  A  cette  voix,  fut  en  plus  grand  danger, 
car  ceulx  qui  cuy doyen tbesongner  à  ung  simple  chevalier,  oyant  que 
ce  estoit  leur  prince,  dirent  :  «  C'est  ce  que  nous  quérons.  «  Et  à  ceste 


on  CHRONIQUE 

Et  toutefois  ne  furent  les  Gantois  rompus  de  la  première 
entrée  que  le  duc  fist  sur  eux,  mais  il  avoit  si  grand  désir 
de  les  mettre  à  desconfîture  que  de  rechief  par  deux  ou 
trois  il  frappa  dedans.  Et  là  fut  le  duc  sieuvy  de  maints 
vaillans  chevaliers  et  escuyers  qui  Ijien  et  vaillamment  se 
gouvernèrent.  Ce  jour,  messire  Jelian,  le  Lastardde  Saint- 
Pol,  seigneur  de  Haubourdin,  porta  la  bannière  du  duc, 
Bertrandon  de  la  Broquière  '  portoit  le  pennon,  et  Hervé 
de  Mériadec  l'estendart,  lequel.il  mit  hors  de  la  lance  et  le 
mit  autour  de  son  col  et  combattit  ce  jour  vaillamment 
avec  les  autres.  Et  quant  Gantois  virent  la  grant  vail- 
lance du  duc,  je  crois  qu'ils  le  recognurent  et  se  mirent 
à  genoux  en  luy  cryant  mercy  à  haute  voix,  disant  tous  : 
«  Helas  !  nous  nous  rendons.  »  Mais  la  chose  estoit  si  avant 
allée  que  à  grant  peine  les  eust  pu  le  duc  sauver,  et  en  peu 
d'espace  y  eut  piteuse  boucherie,  car  tous  furent  mis  à 
mort  et  par  glaive  ou  par  eau  ;  car  quand  ils  virent  la 
desconfîture  et  que  nuls  n'estoient  pris  à  rançon,  ils 
se  mirent  à  saillir  en  la  rivière  qui  tant  estoit  parfonde  que 
ceux  qui  y  saillirent,  furent  tous  noyés.  Là  y  eut  grant 
nombre  à  merveilles  de  tués  et  noyés  \ 


lieure  se  doubla  leur  couraige,  car  ils  àvoient  en  main  et  à  leur  advan- 
tage  celluy  par  qui  pouvoit  finer  la  guerre  à  leur  désir  ;  mais  le  ma- 
gnanime prince,  pour  chose  qu'il  voie,  ne  se  mue  et  se  tient  ferme  et  se 
combat  si  longuement  comme  près  d'une  heure.  Finablement  fut  ouy 
le  cry  des  ennemys ,  fut  veu  le  pennon  par  aucun  de  ses  gens  qui 
tirèrent  cette  part  et  amenèrent  archiers  qui  par  leur  traict  contrai- 
gnirent les  ennemys  à  saillir  en  la  rivière  (Guillaume  Pilastre,  EisL  de 
la  Toison  d'or). 

»  Bertrandon  de  la  Broquière  s'est  illustré  à  un  autre  titre  par  son 
voyage  en  Orient.  [Mss.  10264,  bibl.  impér.  de  Paris  ;  bibl.  de  Bour- 
gogne, 7250, 7251.)  En  1445,  il  était  capitaine  de  Rupelmonde  ;  en  1453 
le  duc  de  Bourgogne  lui  donna  les  oost-dunes  de  Flandre. 

2  Terra  Flandrise  suorum  et  hostium  sanguine  velut  ad  vomitum 
satiata.  (But,  Chr.man.) 


DE  CHASTELLAIN.  375 

Or  n'est  nul  mal  dont  bien  ne  viengne,  car  par  la 
deffense  qui  fut  en  iceluy  clos  où  fut  la  desconfîture,  fut 
la  ville  de  Gand  sauvée  d'estre  destruite;  car  à  la  vérité, 
qui  tout  droit  fust  allé,  chassant  et  tuant  les  Gantois  qui 
jusquesen  leur  ville,  sans  deffense  nulle,  se  laissoient  tuer, 
par  ainsy  nulle  fermeté  ne  s'y  fust  trouvée  ;  car  ils  fu- 
rent tant  épouvantés  en  la  ville  de  Gand  de  icelle  bataille 
et  de  la  perte  de  leurs  gens  ,  que  courag-e,  ne  hardement 
n'eussent  eu  de  savoir  fermer  leurs  portes,  ains  eussent 
abandonné  la  ville  et  leurs  biens  pour  eux  enfuir  à  l'oppo- 
site  de  la  porte  où  le  duc  et  ses  gens  fussent  entrés,  ainsy 
que  depuis  ceux  de  Gand  le  confessèrent  après  la  paix 
faite;  mais  Dieu  ne  le  voulut  pas,  car  en  une  telle  ville 
qu'est  Gand,  nepouvoit  qu'il  n'y  eust  des  bonnes  gens  qu'il 
voùlust  garder.  Et  qu'il  soit  vray,  après  la  grande  desconfî- 
ture qui  fut  dedens  le  clos,  le  duc  demanda  guide  pour  le 
mener  devant  la  ville  de  Gand  tout  droit,  car  bien  luy 
sembloit  que  pesle-mesle  avec  les  fuyans,  ils  entreroient 
dedens  la  ville  que  tant  avoit  prise  en  hayne  pour  l'heure , 
qui  est  à  penser  que,  si  par  force  il  y  fust  entré,  ainsi  que  de 
légier  ilpouvoit  faire,  il  l'eust  fait  de  tous  points  destruire; 
mais  le  guide  qui  le  menoit  et  qui  devant  la  bataille  et  les 
bannières  chevauchoit,  le  mena  tout  le  contraire  et  le  ra- 
mena vers  son  logis  de  Gavres.  Et  quand  le  duc  vit  son 
logis,  il  s'arresta  et  dit  :  «  Et  comment  je  entendois  que 
«  on  me  menast  droit  à  Gand,  et  on  m'amène  en  mon 
«  logis  !  »  Et  lors  demanda  le  guide,  mais  on  ne  le  scut 
trouver.  Et  puis  demanda  s'il  y  avoit  nuls  qui  chassassent 
les  Gantois,  et  on  lui  dit  que  la  pluspart  de  ceux  de  l'a- 
vant-garde  chassoient  ;  de  laquelle  chose  le  duc  fut  moult 
joyeux.  Vray  est  que  plusieurs  des  gens  du  duc  chassoient 
les  Gantois,  où  maints  en  y  eut  de  tués,  mais  la  chasse  ne 

Ton.  II.  24 


374  CHRONIQUE 

se  fit  pas  jusques  à  la  ville  de  Gand,  pour  laquelle  cause 
plusieurs  Gantois  furent  sauvés,  tant  es  bois,  buissons  que 
autrement. 

Quant  le  duc  fut  arresté,  comme  dessus  est  dit,  en  une 
assez  belle  place,  là  attendit  nouvelles  de  ses  gens  qui  les 
Gantois  cliassoient,  et  pour  les  aider  et  conforter,  si  be- 
soing  eust  esté,  mais  nul  besoing  n'en  estoit,  car  les  Gan- 
tois estoient  si  espouventés  que  dix  en  eussent  tué  mille 
en  y  celle  place.  Et  devant  y  eut  plusieurs  chevaliers  ba- 
chelers  qui  furent  par  le  duc  coupés  la  queue  de  leurs 
pennons  (ils  furent  par  le  duc  faits  banerets),  c'est  assa- 
voir, le  seigneur  d'Estembourg,  le  seigneur  de  Cobem, 
le  seigneur  de  Condé,  le  seigneur  de  Ville ,  le  seigneur 
de  Miraumont  et  messire  Jacques  de  Harchies,  Chevaliers 
faits   à  ycelle  bataille  :   premiers,   messire  Jacques  de 
Luxembourg,  messire  Tbiebault  de  Neufcbastel,  maré- 
chal de  Bourgongne ,  le  comte  de  Petite-Pierre ,  le  sei- 
gneur de  Ligne,  le  seigneur  de  Ribaupierre,  le  seigneur  de 
Rougemont,  le  seigneur  de  Brienne,  le  seigneur  de  Gru- 
thuse,  le  seigneur  de  Prit,  messire  Jehan  de  Befroimont, 
messire  Guillaume  de  Chandeniers ,  messire  Philippe  de 
Maldeghem,  messire  Jehan  de  Drinquan,  le  seigneur  de 
Thaleme,  messire  Jehan  de  Hames,  messire  Charles  de 
Flandres,  messire  Tristan  de  Toulongeon,  messire  Jehan 
de  Viefville,  messire  Liénart  Mouchet,  messire  Colart  de 
Neufville,   le  seigneur  de  Chasteler,  messire    Anthoine 
de  Rey,  messire  Guillaume  de  Rey,  messire  Josse  Trist, 
messire  François  de  Menchon ,  messire  Jaques  de  Mont- 
martin,   messire  Jehan    Ermenier,  messire  Jacques  de 
Norquermes  ,    messire   Jehan  de  Norquermes ,   messire 
Jehan  de  Valine,  messire  Adrien  de  Chierhoult,  messire 
Hiemont  de  Grisperre,   messire   Guillaume   de   Breule, 


DE  CHASTELLAIN.  375 

messire  Jehan  de  Strome,  messire  Gallehault  de  Ville- 
queval,  messire  Mathieu  de  Eobecque,  messire  Sohier 
de  Gavre,  messire  Philippe  Vilain,  messire  Jehan  d'On- 
gny,  messire  Ferry  de  Crusance,  messire  Porins  de  Leaue, 
messire  Philippe  de  Cohem ,  messire  Lyon  de  la  Hovar- 
drie,  messire  Christophle  de  Hardenthun,  messire  Charles 
de  Noyelle,  messire  Aubert  de  Beaumont,  le  seigneur  de 
Thoulou,  messire  Jehan  de  Vasiers,  le  Besgue  de  Eause- 
court,  messire  Jacques  de  Montigny,  messire  Eohert  de 
Gouy,  messire  Bauduin  de  Cuvilliers,  messire  Simon 
d'Escormont,  messire  Glande  de  la  Guiche,  messire  Colart 
Ango,  messire  Henry  d'Estienbecque ,  messire  Thirem 
d'Eptingnie,  messire  Quieret  de  Eumelon,  messire  Piètre 
Zulle,  messire  Loys  de  Hellemestre,  messire  Tirot  de 
Wettedich,  messire  Henri  Bussenet ,  messire  de  Hérines, 
messire  Bernard  de  Malero,  le  seigneur  de  Bellain,  le  sei- 
gneur de  Goux,  messire  Guy  de  Grantmont,  messire 
Guillaume  de  Wallengin,  messire  Gilles  de  Proisy,  mes- 
sire Eegnault  d'Esplattelles,  messire  Jehan  Peron,  messire 
Hoste  de  Fosseux  et  messire  Adrien  de  Havesquerque  ' . 

En  celle  bataille  avoit  de  grans  seigneurs,  tant  de  l'or- 
dre de  la  Toison  d'or  que  d'autres,  qui  tous  se  conduisirent 
bien  ce  jour.  Et  là  y  eut  maintes  bannières  et  plusieurs 
princes  et  grans  seigneurs. 

En  icelle  bataille  y  eut  bien,  que  morts,  que  noyés,  de  la 
partie  des  Gantois  de  xx  à  xxx"",  et  de  la  partie  du  duc  en 
furent  morts  de  nobles  hommes  que  cinq,  et  dont  l'un  fut 


»  Le  copiste  auquel  nous  devons  le  ms.  16881  étant  très-inexact  dans 
sa  transcription,  il  en  résulte  que  pour  l'orthographe  des  noms  propres, 
il  y  a  beaucoup  d'erreurs  à  redresser.  En  ce  qui  touche  ceux  qui  appar- 
tiennent ù  la  Flandre,  lisez  au  lieu  de  Trist,  Chierhoult,  Drinquan  ; 
Triest,  Claerhout,  Drinckham. 


37G  CHRONIQUE 

mort  devant  la  place  dès  le  matin,  et  les  quatre  autres 
moururent  à  la  bataille  ;  et  estoient  iceux  cinq  gentils- 
hommes, les  trois  de  Bourgongne  et  les  deux  autres  de 
Hainau  :  c'est  assavoir  de  Bourgongne,  Jehan  de  Poligny, 
Jehan  de  Belleverue  et  Pierre  de  Bieaufort,  et  les  deux 
hennuyers  Olivier  de  Launais  et  Jehan  de  la  Gilesoulle. 
Aucuns  parlent  de  sorts,  quant  on  voit  devant  luy  traverser 
bestes  et  oiseaux.  Toutefois  s'il  estoit  vray  ce  que  on  dit 
des  Gantois,  par  luy  en  eut  par  aventure  de  ceux  de  la 
ville  de  Gand  qui  en  furent  heureux  ;  car  on  dit  que,  devant 
la  bataille  des  Gantois,  par  deux  fois  deux  lièvres  traver- 
sèrent ,  dont  aucuns  Gantois  s'en  effréèrent  tellement  que 
aucuns  d'eux  s'en  retournèrent  en  la  ville  de  Gand,  dont 
ils  furent  bien  conseilliés  ' .  Et  les  autres  dirent  que  devant 
l'avant-garde  du  duc,  sailly  aussy  un  lièvre  qui  tout  droit 
se  frappa  dedens  la  bataille  des  Gantois  et  passa  oultre 
sans  estre  mort,  atteint,  ne  pris.  Or  est  sage  qui  le  sc^t, 
et  fol  qui  s'y  fie  :  toutefois  ceux  qui  par  celle  cause  s'en 
retournèrent  à  Gand,  en  furent  heureux ,  comme  devant 
est  dit. 

Le  duc.  fut  longuement  attendant  que  ses  gens  fussent 
retournés  de  la  chasse  qu'ils  avoient  faite  après  les  Gantois 
où  ils  avoient  esté  lassés  de  tuer  et  peu  de  prisonniers 
prendre.  Et  après  ce  que  les  enseignes  furent  revenues  et 
tous  retournés,  le  duc  se  retray  en  son  logis  et  n'avoit  bu, 
ne  mengié  de  tout  le  jour.  Quant  il  fut  descendu  de  son 
cheval,  il  se  fit  désarmer  par  Mériadec  et  un  sien  pre- 
mier valletde  chambre,  nommé  Jehan  Coustain,  et  Toison- 
d'Or  qui  lui  dit,  après  ce  qu'il  fut  désarmé,  que  le  sei- 
gneur de  Créquy ,  qui  avoit  eu  le  pied  percé  à  ladite 

'  Cf.  livre  II,  chap.  XXXYII,  p.  127. 


DE  CHASTELLAIN.  377 

bataille ,  l'envoyoit  devers  lui  pour  lui  ramener  à  mé- 
moire comme  il  estoit  bien  tenu  de  remercyer  nostre 
benoît  Créateur  de  la  journée  que  de  sa  bonté  et  grâce 
luy  avoit  envoyée  à  l'encontre  des  Gantois,  en  luy  exhor- 
tant, que  de  tant  plus  luy  faisoit  Dieu  de  grâce ,  et  de 
tant  plus  de  voit-il  avoir  le  cœur  piteux  et  plein  de  misé- 
ricorde, et  sembloit  audit  seigneur  de  Créquy  que  le  duc 
devoit  faire  sommer  et  remonstrer  aux  Gantois  que  non 
obstant  que  Dieu  luy  avoit  donné  la  victoire  sur  eux  et 
que  bien  estoit  en  luy  de  les  corriger  et  punir  moyen- 
nant sa  grâce  s'il  luy  plaisoit,  toutesfois  pour  soy  tousjours 
mettre  en  son  devoir ,  encore  de  rechief  il  leur  faisoit  sa- 
voir que  s'ils  se  vouloient  eux  retourner  envers  luy,  il 
estoit  prest  de  les  recevoir  et  pardonner  leurs  fautes.  Le 
duc  ouy  voulentiers  les  remonstrances  que  lui  fist  faire  le 
seigneur  de  Créquy  par  Toison-d'Or,  j)uis  alla  disner;  car 
comme  devant  il  est  dit,  il  ne  avoit  bu,  ne  mengié  de  tout 
le  jour.  Et  quand  le  duc  eut  disné,  il  manda  son  grant 
conseil,  où  il  y  eut  princes  et  seigneurs  en  grant  nombre, 
et  quant  le  conseil  fut  assemblé,  le  duc  parla  luy-mesme 
des  Gantois  en  remonstrant  les  grans  grâces  que  Dieu 
lui  avoit  faites  durant  la  guerre,  et  mesmement  ce  propre 
jour  l'avoit  fait  victorieux  à  l'encontre  d'eux,  dont  il  ren- 
doit  grâces  et  louenges  à  nostre  benoît  Créateur.  Et  pour 
soy  mettre  en  son  devoir  et  pour  éviter  l'effusion  de  sang 
et  avoir  Dieu  de  sa  part,  les  avoit  mandés  pour  cause  de  ce 
que  il  lui  sembloit  bon  de  envoyer  devers  les  Gantois 
pour  les  sommer  de  venir  à  paix,  en  leur  offrant  grâce , 
et  mesmement  le  traitié  qu'il  leur  fit  offrir  en  la  ville  de 
Lille  ;  et  s'il  sembloit  bon,  estoit  prest  de  ce  faire,  en  cas 
que  ce  scroit  leur  advys  et  conseil.  Sy  furent  tous  ceux 
qui  là  estoient,  moult  joyeux  de  la  grâce  et  bouté  de  leur 


378  CHRONIQUE 

prince,  qui  le  virent  ainsy  piteux  et  plein  de  miséricorde, 
entendu  qu'il  estoit  bien  en  luy  de  mettre  les  Gantois  à 
destruction  et  vu  la  grant  hayne  qu'il  avoit  sur  eux.  Et 
lorsqu'il  les  veoit  du  tout  desconfis  et  en  désespoir,  il  en 
avoit  pitié,  et  là  fut  la  première  fois  qu'il  en  avoit  eu 
pitié'. 

Tous  ceux  du  conseil  furent  de  l'opinion  du  duc  et 
moult  louèrent  sa  grant  bonté  et  clémence,  en  disant  que 
son  opinion  estoit  bonne  et  sainte,  et  que  bien  seroit 
d'envoyer  devers  eux  unes  belles  lettres  de  remonstrances 
et  sommation,  laquelle  chose  fut  ainsy  conclue,  et  furent 
ordonnées  les  lettres  telles  qui  s'ensieuvent  : 

«  A  tous  nos  subjets  inbabitans  en  nostre  ville  de 
«  Gand,  qui  vous  estes  constitués  voulontairement  nos 
«  ennemis  rebelles  et  désobéissans  en  faisant  guerre 
«  ouverte  avec  nos  subjets  et  pays,  sans  avoir  cause,  ne 
«  action  de  ce  faire,  attendu  et  considéré  que,  dès.  le 
«  commencement  que  sommes  venus  à  la  seigneurie  de 
«  Flandres,  nous  avons  eu  nostre  ville  de  Gand  en  espé- 
«  ciale  et  singulière  recommandation  avant  toutes  autres 
«  nos  villes,  de  quelque  pays  et  seignourie  que  ayons,  en 
«  donnant  et  eslargissant  à  icelle  nostre  ville  de  Gand 
«  plusieurs  libertés,  droits  et  franchises,  et  en  vous  en- 
ce  tretenant  au  surplus  en  vos  privilèges  à  vous  octroyés 
«  tant  par  nous  que  par  nos  prédécesseurs  comtes  de  Flan- 
«  dres,  et  en  vous  administrant  bonne  raison  et  justice; 
«  vous  signifions  que  jà-soit-ce  que  à  l'aide  de  nostre 


•  Après  ceste  victoire  par  laquelle  il  pouvoit  entrer  à  Gand  par  puis- 
sance  et  le  destruire  et  démolir,  comment  aucuns  luy  conseilloient, 
il  leur  respondit  :  «  Ceux  ae  Gand  sont  mon  peuj^e.  La  ville  est 
mienne  :  laquelle  destruite,  je  ne  sçay  vivant  qui  en  feist  une  pa- 
reille. »  (Guillaume  Pilastre,  Hist.  de  la  Toison  d'or.) 


DE  CHASTELLAIN.  379 

«  benoît  Créateur,  qui  par  sa  grâce  nous  a  fait  victorieux 
«  contre  voue  en  toutes  batailles  et  journées  entreprises 
'<  de  vostre  part,  et  mesmement  à  la  journée  d'hier  devant 
«  Gavres,  ainsy  que  chacun  scet,  dont  rendons  à  iceluy 
«  nostre  Créateur  loenge,  grâce  et  merchy,  néantmoins 
«  nous  qui  voulons  éviter  l'effusion  du  sang  humain  et 
«  qui  désirons  vous  nos  subjets  qui  estes  desvoiés  et  mau- 
«  vaisement  conduits  et  séduits,  réduire  à  bonne  voye,  à 
«  l'obéissance  de  nous  que  sommes  vostre  prince  et  natu- 
«  rel  seigneur,  affin  que  puissions  venir  à  bonne  paix, 
«  union  et  transquillité,  ainsy  que  avez  fait  du  temps  que 
«  sommes  venus  à  la  seigneurie  de  Flandres;  et  sans 
«  avoir  regard  à  vostre  obstination  et  à  ce  que  avez  dé- 
«  servi  punition  de  corps  et  de  biens,  nous  sommes  tousj  ours 
«  rendus  enclins  à  toutes  les  journées  qui  ont  esté  tenues 
«  pour  le  traité  de  paix,  et  encore  sommes  voulentaires 
«  à  vous  faire  grâce,  en  préférant  miséricorde  à  rigueur 
«  de  justice,  pour  parvenir  à  la  pacification  de  ceste  pré- 
«  sente  guerre  par  vous  mise  sus ,  et  mesmement  à  la 
«  darraine  journée  nagaires  en  nostre  ville  de  Lille  en  la 
«  présence  de  nostre  très-chière  et  très-aymée  compagne 
«  la  ducesse,  de  nostre  très-chier  et  très-aymé  fils  le  comte 
«  de  Charolois  et  de  nostre  très-chier  et  très-aymé  le  comte 
«  d'Estampes  et  autres  de  nostre  conseil,  à  laquelle  journée 
«  ont  esté  avecques  vos  députés,  avisés  certains  articles 
«  pour  éviter  à  la  persévération  de  ceste  présente  guerre, 
«  par  lesquelles  partyes  vous  imparty  de  nostre  grâce,  sans 
«  en  riens  toucher  aux  privilèges  à  vous  octroyés,  comme 
«  dit  est ,  ainchois  avoit  esté  ad  visé  que  la  loy  de  nostre 
«  ville  de  Gand  seroit  renouvellée  au  lieu  d'icelle  nostre 
«  ville  selon  la  teneur  de  vos  privilèges,  affin  que  justice 
«  pust  estre  administrée  aux  povres  tout  ainsy  que  aux 


380  CHRONIQUE 

«  riches,  et  sans  avoir  regard ,  ne  séparation  des  personnes, 
«  et  ainsy  avoit  esté  advisé  que  les  édits,  statuts  et  ban- 
«  nissemens  seroient  faits,  présens  nostre  baillif  et  con- 
«  sentans,  selon  la  forme  desdits  privilèges  ;  et  touchant 
«  la  cognoissance  de  vos  bourgeois  et  de  ceux  qui  meiïe- 
«  ront  à  rencontre  d'eux,  en  sera  fait  ainsy  qu'il  est  dé- 
«  claré  en  iceux  articles  et  en  ensieuvant  la  teneur  de 
«  iceux  privilèges ,  et  seulement  que  au  regard  de  la 
«  bourgeoisie  foraine  tant  pour  l'acquérir  que  pour  la 
«  garder,  ainsy  qu'il  est  contenu  en  certains  privilèges  de 
«  feu  le  comte  Guy  jadis  comte  de  Flandres  ;  et  en  outre 
«  jà-soit-ce  ainsy  que  par  iceux  articles ,  en  tant  que 
«  les  villes  que  prétendez  estre  de  vostre  chastellenie , 
«  lesquelles  selon  raison  doivent  demourer  exemptées  à 
«  tousjours  d'icelle  vostre  chastellenie,  ait  esté  dit  que 
«  sans  y  autrement  ordonner,  la  question  demourroit  en 
«  Testât  et  surséance  jusques  à  demy-an,  et  que  en  la 
«  fin  dudit  terme  il  en  seroit  appointé  amiablement  ou 
«  par  voye  de  justice,  du  consentement  de  vous  et  de 
«  nous  ;  et  combien  aussy  que  au  surplus  par  iceux  arti- 
«  clés  n'ait  esté  advisé  fors  que  aux  points  servans  au 
«  bien  de  vous  et  de  la  police  de  nostre  dite  ville  de  Gand, 
«  et  aussy  pour  partie  de  la  réparation  et  amende  hon- 
«  nourable  et  prouffitable  par  la  grâce  et  rémission  de  la 
«  confiscation  de  vos  corps  et  biens  qui  vous  seroit  re- 
«  mise  ;  néantmoins  ainsy  que  entendu  avons  et  dessoubs 
«  ombre  de  ce  que  au  départir  de  nostre  ville  de  Lille  l'on 
«  vous  a  donné  à  entendre  que  par  iceux  articles  nous  ne 
«  contendons  que  à  vous  oster  et  abolyr  vos  privilèges, 
«  ce  que  nous  ne  pensâmes  oncques  faire,  vous  avez  à 
«  ceste  occasion  refusé  nostre  grâce,  dont  nous  nous  don- 
«  nons  merveilles:  ce > non  obstant,  désirant  pour  l'hon- 


DE  CHASTELLAIN.  581 

«  neur  de  nostre  benoît  Créateur,  acteur  de  paix,  traiter 
«  vous  et  tous  nos  subjets,  envoyons  par  devers. vous  ce 
«  présent  nostre  officier  d'armes,  porteur  de  ces  présen- 
«  tes  lettres,  par  lesquelles  nous  vous  sommons  que  pré- 
ce  sentement  vous  veuilliez  venir  et  vous  réduire  à  nostre 
«  obéissance  et  nous  faire  ainsy  que  bons  léaux  subjets 
«  doivent  faire  à  leur  prince  et  naturel  seigneur.  Nous 
«  sommes  et  serons  prests  à  vous  y  recevoir  et  de  vous 
«  pardonner  vos  fautes,  offenses  et  grandes  mesprentures 
«  envers  nous  et  contre  nostre  hauteur  et  seignourie 
«  commises,  moyennant  et  parmy  ce  que  de  vostre  part 
«  vous  veuilliez  accomplir  lesdits  articles  et  ce  qui  est  en 
«  iceux  contenu,  consenti  et  advisé  à  la  journée  tenue  à 
«  Lille,  la  nostre  dite  ville,  desquels  articles  la  copie  a 
«  esté  bailliée  à  vos  députés.  Et  encore  vous  offrons  que 
«  si  d'iceux  voulez  avoir  avision  et  sur  ce  avoir  langage 
«  et  communication  avec  nous  ou  nos  gens,  donrons  bon 
«  et  léal  sauf-conduit  à  aucuns  de  vous  que  voudrez  pré- 
ce  sentement  envoyer  devers  nous,  pour  vous  monstrer  le 
«  contenu  d'iceux  articles,  et  [sur]  le  contenu  d'iceux  arti- 
«  clés  et  autres  choses  que  voudrez  dire  à  la  fin  de  paix, 
a  vous  oyr  et  y  faire  tellement  que  à  nous  n'aura  tenu  que 
c<  bonne  conclusion  ne  soit  mise  au  fait  de  ceste  présente 
«  guerre,  laquelle  nous  desplaist  pour  les  causes  et  consi- 
«  dérations  dessusdites. 

«  En  tesmoing  de  ce ,  nous  avons  fait  j^laquer  nostre 
«  scel  de  secret  à  ces  présentes  ou  aux  semblables. 

m  Donné  aux  champs  en  nostre  host  le  mardi  xxiv  jour 
c(  de  juillet  l'an  mil  IIIPLIII.  » 

Lesquelles  lettres  furent  portées  par  le  roy  d'armes  de 
Flandres,  et  le  lendemain  qui  fut  le  xxv'  jour  du  mois 
dessusdit,  celuy  jour,  le  duc  fist  ordonner  ses  gens  pour 


382  CHRONIQUE 

aller  devant  icelle  ville  de  Gand ,  et  furent  les  ordon- 
nances faites  des  courrenrs  pour  l'avant-garde,  la  bataille 
et  l'arrière-garde'. 


»  Avant  de  quitter  Gavre,  le  duc  de  Bourgogne  adressa  la  lettre  sui- 
vante au  roi  de  France  : 

«  A  mon  très-redoubté  seigneur,  monseigneur  le  roi.  Mon  très-re- 
doubté  seigneur,  tant  et  si  très-humblement  comme  je  puis,  je  me 
recommande  à  vous,  et  vous  plaise  sçavoir,  mon  très-redoubté  sei- 
gneur, que  pour  prendre  et  avoir  en  mon  obéissance  trois  places  et 
forteresses,  l'une  appelée  Pouques,  assise  à  quatre  lieues  de  mes  villes 
de  Gand,  de  Bruges  et  de  Courtray,  entre  la  mer  et  le  Lis,  et  les  autres 
deux  nommées  Gavre  et  Scbendelbeque,  assises  deçà  l'Escault,  en  mon 
conté  d'Alost,  lesquelles  trois  places,  qui  estoient  fortes,  mes  ennemis 
rebelles  et  désobéissans  de  madite  ville  de  Gand  tenoient  et  occu- 
poient,  et  par  icelles  avoient  fait  et  faisoient  plusieurs  grans  dommai- 
ges  en  mes  pays,  et  aussi  en  entention  de  réduire  mes  dits  ennemis  en 
mon  obéissance,  je,  dès  le  su'  jour  de  juing  dernier  passé,  me  suis  mis 
sur  les  champs  atout  mon  armée  et  ay  mis  siège  devant  lesdites  trois 
places  :  c'est  à  sçavoir  premièrement  devant  ladite  place  de  Scbendel- 
beque, prouchaine  à  mes  pays  de  Brabant  et  de  Haynnau  et  à  quatre 
lieues  de  ma  dite  ville  de  Gand,  laquelle  j'ay  fait  battre  d'engins  et 
tellement  y  ai  besongnié  qu'elle  a  esté  réduite  à  mon  obéissance  et 
ceulx  de  dedens  exécutés  criminelement,  ainsi  que  bien  desservy 
Tavoient,  et  ladite  place  rasée  et  abatue  avec  certaines  aultres  places 
qu'occupoient  mes  dits  ennemis  près  dudit  Scbendelbeque  ;  et  de  là  , 
pour  ce  qu'il  cstoit  nouvelles  que  mes  ennemis  dévoient  partir  de  ma 
dite  ville  de  Gand  à  grand  puissance  pour  garder  ladite  place  de 
Pouques,  je  repassay  lesdites  rivières  de  l'Escault  et  du  Lis,  et  atout 
madite  armée  vins  mettre  le  siège  devant  ladite  place  de  Pouques,  la- 
quelle, après  qu'elle  a  esté  battue  d'engins,  a  semblablement  esté  ré- 
duite à  mon  obéissance  et  rasée,  et  autres  places  voisines  démolies 
comme  dessus,  et  ceulx  qui  les  tenoient  exécutés  ;  et  ce  fait,  pour  ce 
que  semblablement  lesdits  de  Gand  firent  courir  voix  et  renommée 
partout  qu'ils  me  viendroient  combattre  si  je  venois  devant  ladite  place 
de  Gavre,  je  disposay  de  venir  mettre  siège  devant  icelle  place  de  Ga- 
vre, combien  toutevoies  que  je  fusse  averti  que  par  autre  manière  je 
povois  plus  adomaiger  mesdits  ennemis  du  costé  dudit  Pouques  que 
de  assiéger  ladite  place,  laquelle  est  celle  desdites  trois  places  par 
quoy  l'on  a  fait  en  mes  dits  pays  le  moins  de  dommaiges,  pour  ce 
qu'elle  est  assez  loingtaine  de  mes  dits  pays  de  Brabant  et  de  Haynnau 
et  à  deux  lieues  et  demie  près  dudit  Gand  ;  et  après  que  ce  dit  siège  a 
par  moi  esté  mis  devant  ladite  place  de  Gavre,  elle  a  tenu  par  aucuns 
jours  pour  ce  qu'elle  est  très-forte  de  murailles  et  aussi  qu'elle  estoit 


DE  CHASTELLAIN.  383 


CHAPITRE  XXXII. 


Comment  le  seigneui*  de  Wavrin  et  le  seigneur  de  Bocqueaux  et  autres 
allèrent  courre  devant  Gand,  et  comment  les  Gantois  requirent  au 
seigneur  de  Wavrin  qu'il  voulsist  retourner  devers  le  duc  de  Bour- 
gongne,  pour  luy  prier  qu'il  eust  mercy  d'eux,  laquelle  chose  il  fist, 
comme  vous  orez. 


Or  est  vray  que  avecques  les  courreurs,  le  seigneur  de 
Wavrin  fut  ordonné,  et  le  seigneur  de  Bocqueaux  et  au- 
tres, et  quant  ils  furent  près  des  barrières,  l'un  des  Gantois 
requist  de  parler  au  seigneur  de  Wavrin  à  seureté,  la- 


bien  assise  sur  ladite  rivière  de  l'Escault  par  laquelle  lesdits  de  Gand 
se  povoient  traveiller  de  secourir  ceulx  de  dedens  et  les  avitailler. 
Néantmoins,  par  le  bon  plaisir  de  Nostre-Seigneur,  elle  fut,  lundy 
passé  avant  midy,  réduite  en  mon  obéissance  et  ceulx  de  dedens  exé- 
cutés comme  les  aultres,  et  ledit  jour,  environ  une  heure  après  midy, 
les  chevaucheurs  de  mon  ost  qui  estoient  sur  les  champs,  me  rappor- 
tèrent que  lesdits  de  ma  ville  de  Gand  estoient  partis  hors  de  ladite 
ville  en  très-grand  nombre,  comme  de  xxxvi  à  xl  mil  hommes,  et 
qu'ils  s'en  venoient  contre  moy  en  bataille  et  en  grant  ordonnance 
pour  combattre  moy  et  mes  gens  ;  lesquelles  nouvelles,  que  trouvay 
véritables,  par  moy  oyes,  je  prins  place  pour  attendre  ladite  bataille 
et  combattre  mesdits  ennemis,  lesquels  assez  tost  vindrent,  c'est  à 
sçavoir  ceulx  de  leur  avant-garde,  en  grand  nombre  tant  de  cheval 
comme  de  pié,  et  auprès  d'eulx  ceulx  de  leur  bataille  avec  grant  foison 
d'artillerie,  contre  lesquels  fut  telement  fait  et  besongné  que,  à  l'ayde 
et  par  la  grâce  de  Dieu,  mes  dits  ennemis  furent  vaincus  et  desconfls 
sans  gaires  de  perte  de  mon  costé ,  et  en  la  place  y  a  eu  des  dits  de 
Gand  très-grand  nombi'e  tués  et  après  ont  esté  mis  en  chasse,  laquelle 
chasse  a  duré  jusques  au  plus  près  de  ladite  ville  de  Gand,  et  dudit 
nombre  ne  sont  rentrés  en  ladite  ville  que  environ  de  m  à  un  mille,  et 
l'on  n'a  peu  au  vray  savoir  le  nombre  des  mors  pour  ce  qu'ils  ont  esté 
chassies  en  païs  de  boscaiges  et  grand  nombre  noies  en  ladite  rivière 
de  l'Escault,  selon  laquelle  les  pluseurs  s'enfuirent.  Lesquelles  choses, 
mon  très-redoubté  seigneur,  vous  signifie  pour  ce  que  je  sçay  de  cer- 
tain que  serez  bien  joieux  desdites  nouvelles  et  de  la  grâce  que  Dieu 
m'a  fait  présentement. 
«  Mon  très-redoubté  seigneur,  je  vous  supplie  qu'il  vous  playse  moy 


384  CHRONIQUE 

quelle  chose  le  seigneur  de  Wavrin  lui  accorda.  Iceluy 
Gantois  dit  au  seigneur  de  Wavrin  que  pour  Dieu,  le 
duc  les  voulsist  recevoir  à  merci ,  et  qu'ils  ne  deman- 
doient  que  paix,  et  qu'il  soit  vray,  ils  dirent  de  recliief  que 
tous  ceux  de  la  ville  de  Gand  estoient  prests  de  faire  tout 
ce  qu'il  plairoit  au  duc,  en  luy  suppliant  qu'il  lui  plust 
à  retourner  en  son  logis  et  donner  sauf-conduit  à  ceux 
de  la  ville  en  tel  nombre  qu'il  lui  plairoit,  pour  aller 
vers  lui  requérir  paix  que  sur  toutes  choses  ils  désiroient. 
Ledit  seigneur  de  Wavrin  accorda  aux  Gantois  d'aller 
devers  le  duc,  laquelle  chose  il  fit.  Les  seigneurs  de 
Wavrin  et  de  Bocqueaux  allèrent  devers  le  duc  et  le  trou- 
vèrent en  sa  bataille,  et  luy  comptèrent  comment  les 
Gantois  requéroient  paix,  comme  dessus  est  dit.  Le  duc 
fut  content  d'accorder  aux  Gantois  sauf-conduit  pour  venir 
vers  lui  et  pour  plus  au  long  parler  de  la  matière  de  paix. 
Le  duc  renvoya  les  seigneurs  de  Wavrin  et  de  Bocqueaux* 
et  Toison-d'Or  devers  les  Gantois.  Or  advint  le  temps, 
pendant  que  le  seigneur  de  Wavrin  et  autres  s'en  retour- 
noient devers  les  Gantois,  le  roy  d'armes  arriva  devant  la 
porte  de  Gand  et  requist  de  par  le  duc  à  parler  à  ceux  de 
la  ville.  Tantost  que  ceux  qui  à  la  porte  estoient,  virent  le 
roy  d'armes  de  Flandres  et  sçurent  qu'il  parloit  du  duc, 
en  toute  diligence  ils  envoyèrent  quérir  en  la  ville  hoef- 

mander  et  commander  vos  bons  plaisirs  et  commandemens,  pour  iceulx 
accomplir  en  mon  povoir  de  très-bon  cuer  et  voulentiers,  comme  raison 
est  et  bien  tenu  y  suy,  prians  le  Saint-Esprit  qu'il  vous  ait  en  sa  digne 
et  benoiste  garde. 
«  Escript  en  mon  ost  à  Gavre,  le  xxv'^  jour  de  juillet. 

«  Vostre  très-humble  et  très-obéissant, 

«  PHILIPPE, 

«  Duc  de  Bourgogne  et  de  Brabant.  » 

{Mss.  Baluze,  à  Paris.) 


DE  CHASTELLAIN.  385 

mans  et  eschevins,  lesquels  vinrent  à  la  porte  et  parlèrent 
moult  doucement  à  iceluy  roy  d'armes,  en  demandant  com- 
ment le  duc  faisoit  ',  leur  très-redoubté  seigneur  et  prince. 
Le  roy  d'armes  respondit  qu'il  faisoit  très- bien  et  qu'il 
leur  rescrivoit.  Des  nouvelles  furent  moult  joyeux,  et 
lors  le  roy  d'armes  leur  présenta  les  lettres  que  le  duc  leur 
envoyoit,  lesquelles  ils  reçurent  en  grant  révérence,  en 
remercyant  le  duc  de  sa  grant  bonté  et  humilité,  disant 
qu'ils  porteroient  les  lettres  en  la  ville  et  assembleroient 
tout  le  commun,  et  que  le  lendemain  en  dedens  le  disner' 
ils  feroient  la  response  au  duc ,  en  luy  suppliant  qu'il  lui 
plust  de  sa  bénigne  grâce  soy  retraire  en  son  logis  et 
leur  donner  trêves  pour  iceluy  jour  et  le  lendemain,  la- 
quelle chose  le  duc  leur  accorda.  Et  pour  revenir  à  parler 
des  seigneurs  de  Wavrin  et  de  Bocqueaux  et  Toison-d'Or, 
le  duc  les  renvoya  à  la  porte,  et  là  trouvèrent  des  plus 
notables  de  la  ville,  lesquels  s'estoient  assemblés  pour  les 
dessusdites  lettres,  et  avec  eux  estoient  l'un  de  leurs  con- 
seillers nommé  maistre  Jehan  Duchesne,  qui  de  par  iceux 
de  Gand  dit  au  seigneur  de  Wavrin,  de  Bocqueaux  et 
Toison-d'Or,  en  la  plus  grant  humilité  que  jamais  hommes 
pou  voient  parler,  les  semblables  paroles  qui  avoient  esté 
dites  au  roy  d'armes  de  Flandres,  en  suppliant  au  duc  qu'il 
lui  plust  à  retourner  en  son  logis,  et  pour  vray  dire  ils  es- 
toient sy  espo ventés  qu'ils  ne  savoient  [ce]  qu'ils  dévoient 
dire,  tant  avoient  de  peur  que  le  duc  n'approchast  leur 
ville.  Après  icelles  requestes  faites  par  les  Gantois,  les  sei- 
gneurs de  Wavrin  et  de  Bocqueaux  et  Toison-d'Or  retour- 
nèrent devers  le  duc ,   qui  encore  estoit  en  sa  bataille, 


•  C'est-à-dire  :  comment  le  duc  se  portait. 
2  Avant  le  dîner,  c'est-à-dire  le  matin. 


386  CHRONIQUE 

mais  les  rapports  faits  des  seigneurs  de  Wavrin,  Boc- 
queaux,  Toison-d'Or  et  roy  d'armes  de  Flandres,  le  duc 
s'en  retourna  en  son  logis  de  Gavres. 

Le  lendemain  que  les  Gantois  avoient  promis  de  faire 
response  au  duc,  ils  renvoyèrent  devers  luy  le  roy  d'armes 
de  Flandres,  en  luy  suppliant  et  requérant  de  par  ceux  de 
Gand  sauf-conduit  durant  huit  jours  pour  dix,  vingt, 
trente  ou  quarante  personnes  de  la  ville ,  et  que  durant 
le  temps  du  sauf-conduit  ils  eussent  trêves.  En  oultre 
requéroient  au  duc  qu'il  luy  plust  de  sa  grâce  donner 
congié  d'enfouir  les  morts  de  la  bataille.  Encore  requi- 
rent au  duc  qu'il  lui  plust  de  sa  grâce  donner  la  vie 
aux  prisonniers  qui  avoient  esté  pris  en  la  bataille ,  et 
souffrir  qu'ils  fussent  mis  à  finance  raisonnable.  Aux- 
quelles trois  cboses  le  duc  fîst  faire  response  :  c'est  as- 
savoir que  quant  au  sauf-conduit  il  estoit  content ,  mais 
ce  seroit  sans  trêves,  et  quant  aux  morts  il  avoit  ordonné" 
de  les  enfouir,  et  déjà  l'estoient  la  plus  grande  partie  ;  et 
quant  aux  prisonniers,  le  duc  n'y  fist  point  faire  response, 
pour  ce  qu'il  en  vouloit  faire  sa  voulenté.  Toutesfois  il  les 
donna  à  ceux  qui  les  avoient  pris,  et  n'estoient  gaires  plus 
de  deux  cens  prisonniers.  Le  roy  d'armes  de  Flandres  que 
les  Gantois  avoient  retenu  toute  la  nuit,  tant  qu'ils  eus- 
sent conclu  d'envoyer  devers  le  duc  comme  ils  firent,  vint 
devers  le  duc,  requérant  le  sauf-conduit  pour  ceux  qui 
s'ensuivent  :  premiers,  [pour  les]  eschevins  de  la  cuere, 
maistre  Jehan  Rim,  Clais  Wervins,  Guillaume  le  Potier, 
Guillaume  de  la  Chambre,  Liévin  Toebast,  Jehan  le  Best, 
Hostulle  Grute,  Jehan  de  Zeune,  Liévin  Utendale,  Phe- 
lippe  Wieric,  Reliant  de  le  Cethonne,  Jehan  de  l'Estoc  et 
Jehan  Glostermant;  [pour  les]  eschevins  des  parchons, 
Jehan  de  la  Moere,  Robert  de  Meerendré,  Simon  Boelst, 


DE  CHASTELLAIN.  ,  587 

Simon  Clocman,  Lié  vin  Bels,  Jorge  de  le  Melle,  Jacques 
de  Leins,  Jehan  de  le  Haiie,  Liévin  Carpentier,  Gliérard 
Goetghebuer,  Henry  Karet,  Pierre  Dubois  et  Pierre  de  le 
Heuzette  '  :  lequel  sauf-conduit  fut  baillié  audit  roy  d'ar- 
mes pour  le  porter  aux  Gantois.  Laquelle  chose  il  fist  en 
toute  diligence,  et  les  ramena  au  logis  du  comte  d'Estam- 
pes ,  auquel  ils  avoient  grant  fiance ,  qui  fut  leur  bon 
moyen  envers  le  duc,  comme  il  fit.  Et  après  ce  qu'ils  eu- 
rent parlé  au  comte  d'Estampes,  fut  ordonné  que  iceux 
Gantois  iroient  devers  le  comte  de  Charolois  et  en  son 
logis.  Sy  vint  le  conseil,  et  là  firent  leur  requeste  pour  par- 
venir à  paix  et  requirent  que  il  plust  au  duc  de  leur  faire 
grâce  et  diminution  des  condempnations,  en  quoy  ils 
avoient  esté  condempnés  par  le  traité  de  Lille. 

Après  plusieurs  choses  dites,  leur  fut  respondu  que  bien 
dévoient  loer  Dieu  de  ce  que  le  duc  s'estoit  pour  la  révé- 
rence de  Dieu  humilié  à  les  recevoir  au  traité  que  autre- 
fois leur  avoit  offert,  et  bien  en  dévoient  rendre  grâces  à 
Dieu  et  au  duc,  vu  la  grant  perte  et  Testât  en  quoy  ils  es- 
toient.  Et  bien  pouvoient  percevoir  que  le  duc  avoit  eu  pitié 
d'eux  et  qu'ils  ne  s'attendissent  point  à  avoir  plus  grant 
grâce  que  autrefois  leur  avoit  esté  offerte  et  que  seure- 
ment  on  ne  leur  changeroit  un  a  pour  un  l. 

Celuy  jour,  les  Gantois  retournèrent  en  la  ville  de  Gand, 
pour  rapporter  aux  Gantois  ce  qu'ils  avoient  trouvé  devers 
le  duc,  et  firent  assambler  le  commun  de  la  ville,  et  fina- 

'  Jean  Rym,  Guillaume  de  Potter,  Guillaume  Vander  Camercn, 
Liévin  Toebast,  Jean  de  Bels,  Oste  de  Grutere,  Liévin  Utendale,  Phi- 
lippe Wiericx,  Jean  vander  Stock,  Jean  Cloosterman,  Jean  vander 
Moere,  Robert  van  Meerendré,  Simon  Boele,  Simon  Clocman,  Liévin  de 
Bels,  Georges  van  Melle,  Jacques  van  Leyns,  Jean  vander  Hauwe, 
Liévin  Carpentier,  Gérard  Goetghebuer,  Henri  Kerrest,  Pierre  van 
Bost.  Je  ne  reconnais  pas  les  noms  de  Nicolas  Wervins,  de  Jean  do 
Zeune,  de  Roland  de  le  Cethone  et  de  Pierre  de  le  Heuzette. 


388  CHRONIQUE 

blement  conclurent  qu'ils  vouloient  avoir  paix,  quoy  qu'il 
leur  coustast;  car  de  guerre  ne  vouloient-ils  plus  oyr 
parler.  Toutesfois  icelle  nuit  en  la  ville  de  Gand,  aucuns 
mauvais  garnemens,  c'est  assavoir  larrons,  murdriers, 
bannys,  ceux  de  la  Verde-Tente,  le  bastard  de  Blanc-Es- 
train  et  autres  gens  de  mauvaise  vie,  firent  une  grande 
esmeute,  crièrent  alarme  et  puis  dirent  que  les  Picars  ar- 
doient'  soubs  ombre  de  paix  tout  le  pays  de  Flandres,  et  de 
fait  furent  devant  le  logis  du  roy  d'armes  de  Flandres,  qui 
alloit  et  venoit  avec  les  ambassadeurs  gantois,  et  le  vou- 
loient tuer  et  jeter  des  fenestres  de  sa  cbambre  en  bas.  Ce 
non  obstant,  les  mauvais  ne  furent  point  les  maistres  et  fut 
la  chose  rappaisiée.  Et  le  lendemain,  retournèrent  les  Gan- 
tois et  amenèrent  avec  eux  l'abbé  de  Drone  \  le  pryeur  des 
Cbartreux,  damp  Bauduin  de  Fosseux,  Anthoine  Sersan- 
ders,  maistre  Jelian  Ducbesne,  maistre  Jehan  Morant, 
avant-parliers  de  Gand,  Jehan  de  le  Mourre,  Guillaume 
Potier,  Jehan  de  le  Poulie  ^  qui  lors  furent  chiefs  de  l'am- 
bassade. Et  eux  venus,  se  tint  de  rechief  le  conseil  chez 
le  comte  de  Charolois,  et  firent  les  Gantois  plusieurs  re- 
questes  ;  mais  riens  n'y  valut,  pour  laquelle  cause  traité  fut 
de  tous  points  conclu  et  accordé  par  les  Gantois,  et  jour 
pris  de  faire  au  duc  l'amende  honnorable,  qui  fut  le  dar- 
rain  jour  du  mois  de  juillet,  l'an  dessusdit. 


'  Ardoient,  brûlaient. 
*  L'abbé  de  Tronchiennes  (Dronghen). 

^  Jean  van  der  Eecken,  Jean  Moreel,  Jean  vander  Moere,  Guillaume 
de  Potter,  Jean  vande  Poêle. 


DE  CHASTELLAIN.  389 


CHAPITRE  XXXIII. 


Cy  devise  la  manière  comment  les  Gantois  vinrent  au  duc  de  Bour- 
gongne,  comte  de  Flandres,  leur  seigneur,  en  toute  obéissance  luy 
prier  mercy. 

Iceliiy  jour  îe  duc  fut  devant  la  ville  de  Gand  pour  re- 
cevoir l'amende  lionnorable  des  Gantois,  ainsi  que  de  mot 
en  mot  est  déclaré  au  traité  de  paix;  et  sans  faute,  le 
jour  qu'ils  yssirent  hors  de  la  ville,  il  faisoit  un  merveilleux 
temps,  car  il  plouvoit  tellement  que  les  ruisseaux  grans  et 
gros  couroient  dessoubs  les  Gantois  qui  tous  estoient  à  ge- 
noux, les  uns  tous  nus  en  leurs  chemises  et  petits  draps, 
et  les  autres  nues  testes  et  deschains,  comme  dit  est,  disans 
paroles  ordonnées  en  la  sentence  et  durant  la  pluye.  Et 
présentèrent  au  duc  leurs  bannières,  ainsi  que  faire  dé- 
voient ,  lesquelles  bannières  furent  reçues ,  que  le  duc  fit 
incontinent  délivrer  à  Thoison-d'Or,  jusques  à  ce  qu'il 
en  fust  ordonné  à  sa  voulenté. 

En  icelle  place  où  le  duc  reçut  l'amende  lionnorable, 
comme  dit  est ,  qui  pouvoit  estre  moins  de  demye  lieue 
loings  de  la  ville  de  Gand,  fist  le  duc  les  chevaliers  dont 
les  noms  s'ensuivent  :  premiers ,  messire  Daniel  de  Bou- 
coude,  messire  Jehan  Sequeinque,  messire  Adolf  de  la 
Marque,  messire  Bernard  de  Eavestain,  bastard,  messire 
Louys  Moreau,  messire  Regnault  de  le  Gauchie,  messire 
Simon  d'Estrume,  messire  Pierre  de  Perpire,  messire  Je- 
han de  le  Merie,  messire  Henry  Mennel,  messire  Jehan 
Bernage,  messire  Evrard  Serard ,  messire  Claude  Pitois, 
messire  Jehan  de  la  Venenne,  messire  Guérard  de  Cyven- 
chien,  messire  Jacques  Taye,  messire  Jacques  de  Matois 
et  messire  Jehan  de  Lyon. 

Ton.  II.  25 


390  CHRONIQUE  DE  CHASTELLAIN:. 

Après  que  le  duc  eut  reçu  l'amende  honnorable ,  ainsi 
que  dessus  est  dit,  fait  les  chevaliers  et  toutes  cérémo- 
nies qui  y  appartenoient,  s'en  retourna  en  son  logis  de 
Gavres,  et  les  Gantois  retournèrent  en  la  ville  de  Gand, 
ainsi  nus,  mouUiés  et  crottés  qu'ils  estoient. 

Le  lendemain  qui  fut  le  darrain  jour  du  mois  de  juillet, 
le  duc  se  party  de  son  logis  de  Gavres ,  fist  lever  son  ar- 
tillerie, grosse  et  menue,  tentes  et  pavillons  et  toutes  au- 
tres choses  appartenans  au  siège,  et  s'en  ala  au  giste  à 
Audenarde,  et  devant  luy  soixante  des  archers  de  son 
corps  qui  portoient  les  bannières  des  Gantois,  toutes  des- 
ployées  et  mises  en  fusts  de  lances  ou  d'autres  hastons,  qui 
fut  un  très-grant  crève-cœur  pour  ceux  de  la  ville  de 
Gand.  Après  ce  que  le  duc  fut  logé  en  la  ville  d' Aude- 
narde, il  fist  porter  les  bannières  au  logis  de  Toison-d'Or, 
et  lui  ordonna  qu'il  les  fesist  porter,  la  moitié  à  Nostre- 
Dame  de  Haulx,  et  l'autre  moitié  à  Nostre-Dame  de  Bou- 
logne, auxquels  lieux  on  les  a  pu  voir  en  la  nef  d'icelles 
églises,  devant  les  crucefîs,  bien  enfustées  de  lances,  ar- 
rangées et  ordonnées  par  très-bonne  mode,  ainsy  que  le 
duc  avoit  ordonné  de  faire  *. 


*  La  fin  du  livre  III  manque.  Cette  lacune  n'est  pas  très-considéra- 
ble, car  elle  ne  s'étend  que  du  mois  de  juillet  1453  au  mois  d'août  1454. 
Là  se  trouvaient  racontées  l'expédition  du  sire  de  Croy  dans  le 
Luxembourg,  la  bataille  de  Castillon  et  la  mort  de  Talbot,  la  conquête 
de  la  Guyenne,  la  prise  de  Constantinople  par  Mahomet  II,  la  condam- 
nation de  Jacques  Cœur,  la  fête  de  Lille  où  furent  prononcés  les  vœux 
du  Faisan.  Le  livre  III  se  terminait  par  le  voyage  du  duc  de  Bour- 
gogne en  Allemagne. 


FIN    DU    TOME    DEUXIEME. 


APPENDICE 


TRADUCTION    DU    CHAPITRE    XLIII    DU    LIVRE    II, 


PONTUS    HEUTERUS». 

Castellanl  historia,  nonduin  prselo  commissa,  in  manus  nieas  venit,  qui 
diversis  locis,  his  ferme  verbis,  gallice  de  Bono  scribit  : 

«  Princeps  nuUus  nieo  tcmpore  extitit,  qui  tam  sinccro  amoris  afTectu 
a  subditis  dlligeretur,  ac  tanta  cuni  reverentia  coleretur,  quam  Phllippus 
Bonus,  idque  ob  raras  divinasquc  ejus  virtules,  quibus  etiamsi  non  fuisset 
ornatus,  maie  tamen  ei  cedere  nil  poterat,  propter  ardentes  subdltorum 
omnium  ac  continuas  ad  Deum  pro  eo  preccs,  vota  atque  obsccrationcs. 
Contra  bostes  profecto  victoriam  Deus  daret,  nullus  non  rogabat,  multo 
vero  magis,  ut  principcm  conservaret,  tam  privatis  interpellationibus, 
quam  publlcis  supplicationibus,  omnes  omnium  ordinum  bomincs  lacry- 
mas  fundcntes  obsecrabant.  E  bcllo  domum  reverso,  gratiarum  actiones, 
non  minori  animoruni  afTectu,  caeremoniarumquc  pompa  ad  Deum  fic- 
hant. Et  quamquam  plus  auri  a  subditis  acccpisset,  quam  quadrigcnto- 
rum  annorum  exactiones,  majoribus  collatai,  reprœsentarc  posscnt,  nibili 
tamen  acstimabant,  cum  non  cogcrct,  ncc  verbis  uteretur,  sic  volo,  sic 
juheo  ,  sed  modesta  et  astuta  quadam  bumanitate  quidvis  impetraret. 
Accedebat  quod  bclli  temporc  bosti  terribilis,  subditis  vero  certissimum 
foret  propugnaculum.   Quam   immensam  pccuniarum  vim,  clausis   ci 

1  te  chapitre  XLIII  est  incomplet  dan»  les  manuscrits  d'Arras  et  de  Florence.  C'est  ce  qui 
nuus  engage  à  publier  ici  la  traduction,  asseï  abrégée  d'ailleurs,  que  Pontut  Heuterus  en  a 
faite  d'après  un  manuscrit  aujourd'hui  perdu. 


392  APPENDICE. 

oculls  lœte  oblatam ,  calamitosissima  bclla  consumpsere,  quae  coacttis 
necessitate,  aut  ita  exigente  causa?  suœ  ajquitate,  aut  existimalionis  salule 
gessit.  Nec  ob  hœc  minus  Belga3  ac  Burgundi  florebant  :  nemo  conqueie- 
batur,  nullus  alla  tempora,  nec  alium  principem  expetebat,  summam 
enim  ab  eo  agi  omnium  curam,  ac  supra  vicinos  omnes  prosperitate  sese 
excellere  conspicientes.  Proinde,  cum  a  Deo  rationem  accepisset  protegen- 
dorum  subditorum,  gratum  etiam  illi  ac  benevolum  nacti  animum,  bona 
sanguinemque,  si  nécessitas  exegisset,  pro  eo  fudissent. 

«  Et  certe  tanta  fuit  erga  Philippum  fortunœ  benevolentia,  ut  non 
contenta  grato  eum  semper  aspectu  intueri,  eadem  etiam  vultus  sereni- 
tate  amicos  confœderatosque  ejus  proscqueretur,  quod  Carolus  SeptimuSj 
Francorum  rex,  pace  ab  eo  impetrata,  egregie  est  expertus.  Tum  enini 
primum  suos  milites,  qui  spreto  militari  sacramento  ac  proculcata  omni 
disciplina,  ad  i-apinas  ac  scelera  erant  conversi,  in  ordinem  redegit,  pau- 
loque  post  Anglos,  tribus  prœliis  superatos,  universa  Francia,  excepta 
Caleto,  pellit.  Prima  pugna  Pattaii  fuit:  altéra  Guermignii  :  tertia  liaud 
procul  urbe  Burdcgalensi,  qua  Tallebotus,  et  cum  eo  Anglicae  militia; 
decus,  disciplina  ac  fortuna,  occubuit.  Dcbinc  rex  Carolus,  Burgundica 
confisus  fortuna,  filium  Ludovicum  justocum  exercitu  duci  Austriœ  cum 
Helvetiis  bellum  gerenti  in  auxilium  niisit  :  Metenses  in  ordinem  redegit  : 
bello  comitatum  Armigniacum  obtinuit  :  duci  Sabaudiœ  sua  respiceré 
persuasit  :  Brilonum  ducem  clientelare  jusjurandum  facere  coegit,  om- 
nesque  tandem  Galliarum  reguli,  metu  aut  spe  coacti,  fractaferocia,  régi 
caput,  genuaque,  excepto  Philippo  Bono,  flexerant,  ac  quod  is  codem 
redigi  non  posset,  œgerrime  ferebant  ;  ne  tamen  vim  facerent,  potentia 
eos  ac  fortuna  Boni,  qua  suam  fulciri  animadvertebant,  absterrebat,  in- 
credibili  intérim  dolore  torti,  quod  eodcm  tenipore,  eadem  in  Gallia  duos 
soles,  magnltudine,  claritate,  potentia,  scd  non  fortuna  pares,  pati  cogc- 
rentur.  Sedcum  potentiam  Plillippi  frangere,  multoque  minus  extinguere 
possent  (nullo  non  officii  génère  eo  regem  demerente),  tam  venenatum 
animis  odium  contra  eum  cumulabant,  ut,  cum  fraterno  aflectu,  vero 
amoris  vinculo  colligati,  unum  sentire  atque  in  mutuam  opem  parati 
semper  esse  debuissent ,  promovere  quoque  hinc  inde  decus  existima- 
tionemque  ,  excaecati  ira  atque  odio,  calumniatoribus  delatoribusque 
crederent,  et  bostiles  semper  cogitationes  animis  circumferrent.  Bonus 
vero  pro  innata  magnanimitate,  Francicos  affectus  contemnere  solitus, 
omnibus  notum  cupiebat,  unde  cum  majoribus  ad  eam  pervenisset  poten- 
tiam, ac  proinde  Francorum  regem,  salva  existimatione,  adeo  sincère  co- 
lebat,  ut  de  ingratitudine,  etiam  tum  cum  de  existimatione  conservanda 


Af»PENDICE.  595 

periculuin  cssel,  nullus  eum  mcrito  accusare  possel.  Nain  irrilalus  doce 
bat  se  principem  esse,  qui  irrideri  nolet,  multo  auteni  minus  cogi;  adeo  ut 
admirando  modo  diversac  in  animo  ejus  virtutes,  magna  liominum  cum 
admiratione,  simul  concurrerent  animus  nimirum  altus,  rursumque  de- 
missus.  Demissus  tcmpore  pacis,  ac  cum  pro  dignitate  tractaretur  :  altus 
belli  tcmpore,  aut  secus  quam  dccebat  cultus. 

«  Qua;  cum  in  mentem  milii  veniant,  fateri  cogor,  Deum,  cœleslia 
corpora,  universamque  adeo  rerum  naturam,  vim  viresquc  omnes  conci- 
tasse  excolendo  ac  felicitando  Bono,  Toluisseque  fortunam  ejus  sub  manu 
in  familiam  burgundicam,  omnesque  ejus  subditos  atque  amicos,  cornu- 
copiae  sua;  divitias  omnes  effundere.  Nam  cura  caeterorum  principum 
felicitatis  rotam  sisteret  aut  premeret,  banc  solam  in  altum  evebebat, 
prodlbantque  e  Boni  comitatu  tamquam  ex  equo  Trojano  viri  principes 
omnibus  in  rébus  docti  experlique  ;  adeo  ut  bine  Francorum  rex  minis- 
tros  emere  atque  oumibus  artibus  ad  se  pellicere  non  dubitaret.  Denique 
ut  bisce  meis  sœpius  vidi  oculis,  Pbilippi  domus  certum  erat  asylum 
miserorum  ac  calamitosorum  bominum,  sive  bi  nobiles  sivc  ignobiles 
forent.  Quare  non  solum  a  vicinis  omnibus  diligebatur,  sed  a  longinquis 
etiam  nationibus  ac  principibus  colebatur,  ipseque  Turcarum  immanis 
tyrannus  et  Afrorum  reguli  loquebantur  de  magno  Occidentalium  duce. 
Et  merito  ita  eum  appellabant,  quod  supremum  cbristiani  orbis  scep- 
trum  ter  oblatum,  sempcr  repudiasset,  non  ex  pusillanimitate,  quod  se 
suosque  eo  gubcrnando  inidoneos  existimaret,  sed  ne  feris  belluis  odio  et 
invidiîe  excitando  inter  cbristianos  bello  occasionem  daret,  cum  eum 
proprio  ore  mortem  praîoptasse  audierim,  quam  quod  juste  accusari 
posset,  bonori  existimâtionique  non  consuluisse.  » 

Hue  usque  Georgius  Castellanus. 


TABLE  DES  MATIERES. 


LIVRE   II. 


Pages. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Comment  le  duc  de  Bourgongne  mist  sus  l'ordre  de  la  Toyson 
d'or 5 

CHAPITRE  II. 

Comment  le  duc  de  Bethfort  voulut  avoir  trop  haute  main  sur 
le  duc  de  Bourgongne  et  lui  proposa  que  il  voulsist  prendre  et 
porter  l'ordre  de  la  Jarretière 9 

CHAPITRE  III. 

Comment  le  duc  bourgongnon  mena  sa  nouvelle  espouse,  la 
duchesse,  en  la  ville  de  Gand,  comme  en  la  ville  souveraine 
du  pays 15 

CHAPITRE  IV. 

Comment  armes  furent  faites  à  Arras  entre  François  et  Bour- 
gongnons 17 

CHAPITRE  V. 

Comment  les  ambassadeurs  françois  ne  purent  venir  à  fin  de 
paix  ;  et  comment  le  duc  mist  sus  son  armée 26 


396  TABLE 

Pages. 

CHAPITRE  VI. 

Comment  ceux  de  Melun  boutèrent  hors  les  Bourgongnons  .     .        28 

CHAPITRE  VII. 

Comment  le  duc  mist  sept  cents  combattans  sous  la  conduite  du 
seigneur  de  Ternant  pour  la  protection  des  Parisiens.     ...        30 

CHAPITRE  Vin. 

Comment  le  duc  vint  à  main-forte  jusques  à  Montdidier  et  mist 
le  siège  devant  Gournay 31 

CHAPITRE  IX. 

Comment  le  damoiseau  de  Commercy  mit  le  siège  devant  Mon- 
tagu  ;  comment  le  duc  s'avança  pour  le  combattre,  et  des 
chevaucliies  du  comte  de  Ligny 33 

CHAPITRE  X. 

Comment  le  duc,  approchant  Compiègne,  rebouta  les  François 
et  s'empara  de  Pont-à-Cboisy • 36 

CHAPITRE  XI. 
Comment  le  duc  se  logea  devant  Compiègne  à  grant  puissance.       38 

CHAPITRE  Xn. 
Comment  la  Pucelle  combattit  et  déconfit  Franquet  d'Arras  .    .       40 

CHAPITRE  XIII. 

Comment  le  due  Renier  d'Anjou,  renforçant  la  querelle  des 
François,  mist  le  siège  devant  Chappes 43 

CHAPITRE  XIV. 

Comment  la  Pucelle  issist  dehors  Compiègne  à  rencontre  des 
Bourgongnons  ;  et  comment  elle  fut  prise  en  ceste  envahye.     .       46 

CHAPITRE  XV. 

Comment  le  jeusne  roy  Henry  vint  en  France  et  fut  mené 
triomphalement  à  Rouen 50 


DES  MATIERES.  397 

Pages. 

CHAPITRE  XVI. 

Comment  le  duc  fit  de  nouvelles  approches  pour  venir  à  la  can- 
clusion  du  siège  de  Compiègne 51 

CHAPITRE  XVII. 

Comment  y  avoit  tous  les  jours  des  escarmouches  entre  les  as- 
siégeans  et  les  assiégés 54 

CHAPITRE  XVIII. 

Comment  les  Liégeois  se  mirent  sus  et  envahirent  le  comté  de 
Namur 56 

CHAPITRE  XIX. 

Comment  fortune  envoyoit  au  duc  diverses  contrariétés    ...        60 

CHAPITRE  XX. 

t 

Comment  le  duc  députa  le  seigneur  de  Croy  pour  résister  aux 
Liégeois 62 

CHAPITRE  XXI. 

Comment  le  conte  de  Hontiton  vint  devant  Compiègne  pour 
renforcer  le  duc 64 

CHAPITRE  XXII. 

Comment  les  François  mirent  le  siège  devant  Vitry  en  Pertois, 
et  comment  les  villes  de  Crespy  et  de  Soissons  furent  ouvertes 
au  comte  de  Ligny 67 

CHAPITRE  XXIII. 

Comment  ceux  de  Gournay  rendirent  la  place  au  duc  de  Bour- 
gongne 68 

CHAPITRE  XXIV. 

Comment,  le  duc  s  étant  remis  arrière  au  siège  de  Compiègne, 
le  seigneur  de  Charny  lui  amena  grand  nombre  do  gens 
d'armes  du  pays  de  Bourgongne;  et  comment  les  François 
assiégèrent  Champigneux '.    .       00 


398  TABLE 

Page.. 

CHAPITRE  XXV. 

Comment  le  duché  de  Brabant  échut  en  succession  au  duc  de 
Bourgongne 72 

CHAPITRE  XXVI. 

Comment  on  imputoit  à  aucuns  des  privés  du  duc  de  Brabant  la 
charge  d'avoir  avancé  sa  mort 75 

CHAPITRE  XXVII. 

Comment  le  duc  Philippe  se  party  de  son  siège  de  Compiègne 
pour  prétendre  à  la  possession  de  Brabant 77 

CHAPITRE  XXVIII. 

Comment  le  duc  fut  partout  reçu  à  grande  joye  et  solempnité  ; 
et  comment  la  duchesse  douagière  se  tint  à  moult  grevée  .    .        83 

CHAPITRE  XXIX. 

Comment  le  conte  de  Ligny  reçutla  charge  du  siège  de  Com- 
piègne          86 

CHAPITRE  XXX. 

Comment  les  Françoys  orent  en  consel  de  rompre  le  siège  de 
Compiègne 92 

CHAPITRE  XXXI. 

Comment  les  François  assaillirent  les  bastides  des  assiégeans.        96 

CHAPITRE  XXXII. 
Comment  les  Bourgongnons  et  les  Englois  se  deslogièrent   .     .      105 

CHAPITRE  XXXIII. 
Suite  de  la  mesme  matière 109 

CHAPITRE  XXXIV. 

Comment  les  Liégeois  firent  une  furieuse  envahie  dans  la  conté 
de  Namur,  et  comment  ils  furent  reboutés  par  le  seigneur  de 
Croy 116 

CHAPITRE  XXXV. 

Comment  les  Françoys  assiégèrent  le  chastel  de  Clermont    .     .      117 


DES  MATIERES.  399 

Page». 

CHAPITRE  XXXVI. 

Comment  le  duc  Philippe  de  Bourgongne  fit  un  grant  mande- 
ment de  gens  d'armes 122 

CHAPITRE  XXXVII. 

Comment  les  Bourgongnons  et  les  Françoys  se  combattirent  à 
Garmegny 126 

CHAPITRE  XXXVIII. 

Comment  le  duc  Philippe  de  Bourgongne  assembla  sa  puissance 
pour  arrêter  les  Françoys 130 

CHAPITRE  XXXIX. 

Comment  les  Françoys  présentèrent  la  bataille  aux  Bourgon- 
gnons   134 

CHAPITRE  XL. 

Comment  le  duc  de  Bourgongne  prist  son  retour  vers  ses  pays 
où  il  estoit  durement  amé Hl 

CHAPITRE  XLI. 

Comment  à  partir  de  celle  année  les  faits  du  duc  Philippe  de 
Bourgongne  montèrent  en  gloire ,  comme  d'un  véritable 
Auguste 148 

e 

CHAPITRE  XLII. 

Comment  George  escrit  et  mentionne  les  louenges  vertueuses 
des  princes  de  son  temps,  pour  attaindre  ceux  qui  ont  clère- 
mentvescu 151 

CHAPITRE  XLIII. 

Comment  George  descrit  icy  les  caractères  des  deux  princes 
principaux  de  ce  temps,  le  roy  de  France  et  le  duc  de  Bour- 
gongne  177 

CHAPITRE  XLIV. 

Comment  les  gens  de  messire  Jehan  de  Luxembourg  furent 
desconfits  en  Laonnois 189 


400      .  TABLE 

Page.. 

CHAPITRE  XLV. 

Comment  Maillotin  de  Bours  et  messire  Hector  de  Flavy  se  com- 
battirent en  champ-clos  à  Arras 193 

CHAPITRE  XLYI. 
Comment  les  François  firent  une  emprise  sur  Corbie    ....      200 

CHAPITRE  XLVII. 
Comment  Jeliane  la  Pucelle  fut  jugiée  et  arse  à  Rouen.     .     .     .      202 

CHAPITRE  XLVIII. 

Comme  il  advint,  en  la  cité  de  Pragues,  une  merveilleuse  con- 
fusion entre  religieux  et  demoiselles  d'icelle  cité 210 

CHAPITRE  XLIX. 

Comment  le  pape  Martin  tint  un  concile  général  à  Basle  .    .    .      218 

LIVRE  III. 


SECONDE   PARTIE. 


CHAPITRE   PREMIER. 

Cy  fait  mention  comment  les  Gantois  se  rebellèrent  à  rencontre 
de  leur  seigneur  le  duc  de  Bourgongne,  dont  en  la  fin  le  com- 
parèrent cbièrement 221 

CHAPITRE  II. 

Comment  le  duc  de  Bourgongne  mist  garnisons  par  tout  son 
pays  de  Flandres  autour  de  Gand 227 

CHAPITRE  ni. 

Comment  nouvelles  vinrent  au  duc  de  Bourgongne  que  les  Gan- 
tois à  grande  puissance  avoient  mis  le  siège  devant  Aude- 
narde 233 


DES  MATIERES.  401 

Pages. 

CHAPITRE  IV. 

Comment  Jehan  de  Bourgongne,  comte  d'Estampes,  conquit  le 
pont  d'Espierres  sur  les  Gantois,  et  de  là  alla  à  Audenarde  ;  et 
des  grandes  vaillances  que  fit  messire  Jacques  de  Lalaing  .     .      235 

CHAPITRE  V. 

Comment  le  siège  d' Audenarde  fut  levé  par  le  comte  d'Estampes, 
et  des  belles  apertises  d'armes  que  y  fit  messire  Jacques  de 
Lalaing 246 

CHAPITRE  YI. 

Comment  le  duc  de  Bourgongne  se  partit  de  Grantmont  en  très- 
grant  haste,  pour  aller  après  les  Gantois,  lesquels  s'estoient 
levés  de  leur  siège  pour  retourner  à  Gaud  à  seureté  ....      249 

CHAPITRE  YII. 

Comment  le  seigneur  de  Lannoy,  le  seigneur  de  Humières  et 
messire  Jacques  de  Lalaing  allèrent  courre  devant  Locre;  et 
du  grand  danger  et  péril  en  quoi  fut  icelui  messire  Jacques 
de  Lalaing,  duquel  il  échappa  par  sa  grand'  prouesse;  et  des 
telles  apertises  d'armes  qu'il  y  fit 251 

CHAPITRE  VIII. 

Des  grands  vantises  que  firent  les  Gantois  quand  ils  furent 
rentrés  dedans  la  ville  de  Gand,  et  de  la  course  qui  fut  faite 
dedans  Overmaire,  où  messire  Jacques  de  Lalaing  fit  moult  de 
vaillances 260 

CHAPITRE  IX. 

Encore  de  celle  môme  course,  où  grant  foison  de  Gantois  furent 
morts  et  mis  en  fuite 2GS 

CHAPITRE  X. 

Comment  le  comte  d'Estampes  prit  par  force  d'armes  la  ville  de 
Nivelle  par  deux  fois  sur  les  Gantois,  lesquels  y  furent  morts 
et  occis  et  mis  en  fuite 269 

CHAPITRE  XI. 

Comment  le  comte  d'Estampes  reconquit  la  ville  de  Nivelle  sur 
lesGantoi.s 274 


402  TABLE 

CHAPITRE  XII. 


Pages 


Comment  le  comte  de  Cliarolois  ala  à  Brouxelles  voir  la  du- 
chesse de  Bourgongne,  et  de  la  belle  introduction  que  elle  lui 
bailla 276 

CHAPITRE  XIII. 

Comment  les  nations  estranges  estans  à  Bruges,  c'est  assavoir 
les  marchans,  alèrent  à  Gand  pour  trouver  moyen  de  appaiser 
le  discord  d'entre  ceuls  de  Gand  et  le  duc  de  Bourgongne, 
conte  de  Flandres,  leur  prince,  et  comment  les  Gantois  furent 
devant  Bruges  et  des  lettres  qu'ils  rescripvirent 280 

CHAPITRE  XIV. 

Cy-après  s'ensuit  la  copie  des  lettres  que  ceux  de  Bruges 
rescripvirent  au  duc  de  Bourgongne  leur  seigneur 283 

CHAPITRE  XV. 

Comment  ceux  de  Gand  envoyèrent  une  ambassade  devers  le 
duc  de  Bourgongne  en  la  ville  de  Tenremonde  pour  impétrer 
unes  trêves  de  demy  an  durant,  laquelle  le\ir  fut  accordée,    .      287 

CHAPITRE  XVI. 

Cy-après  s'ensieut  la  copie  de  la  response  faite  sur  la  cédule  que 
baillèrent  les  nations  des  marchans  estans  à  Bruges  au  duc  de 
Bourgongne 294 

CHAPITRE  XVII. 

De  la  bataille  qui  fut  auprès  de  Rupplemonde,  qu'on  nomma  la 
bataille  de  Barselle,  où  il  y  eut  grant  occision  de  Gantois,  et 
du  danger  où  fut  messire  Jacques  de  Saint-Pol 301 

CHAPITRE  XVIII. 

Comment  le  duc  se  party  de  Rupplemonde  et  ala  logier  à  Was- 
munstre,  où  les  ambassadeurs  du  roy  luy  requirent  d'aler  à 
Gand  pour  trouver  manière  de  faire  la  paix 307 

CHAPITRE  XIX. 

Comment  le  comte  de  Charolois  se  partit  de  Tenremonde  à  puis- 
sance, pour  aller  courre  devant  le  village  de  Mourbecque  .     .      312 


DES  MATIERES.  403 

Pages. 

CHAPITRE  XX. 

De  la  rompture  qui  fut  faite  afin  que  le  duc  n'allast  à  l'emprise 
qu'il  avoit  faite,  c'est-ù-savoir  sur  le  village  de  Mourbecque, 
dont  il  fut  moult  courroucé 313 

CHAPITRE  XXI. 

Comment  les  Gantois  qui  estoient  dedans  Aselle,  issirent  dehors 
pour  aller  mettre  le  siège  devant  Hulst  ;  et  des  grants  vail- 
lances et  grant  conduite  de  messire  Jacques  de  Lalaing.     .     .      317 

CHAPITRE  XXII. 

Comment  le  duc  de  Bourgongnefit  bouter  les  feux  dedans  Mour- 
becque et  autres  plusieurs  villages 324 

CHAPITRE  XXIII. 

De  la  course  qui  se  fit  devant  la  ville  de  Gand,  de  laquelle  course 
estoit  chef  le  duc  de  Clèves,  et  de  ce  qui  s'y  fit 327 

CHAPITRE  XXIV. 

Du  parlement  qui  se  fit  à  Lille,  où  estoit  l'ambassade  du  roi  de 
France,  pour  traiter  de  la  paix  au  duc  de  Bourgongne  pour  ses 
sujets  les  Gantois 332 

CHAPITRE  XXV. 

Cy  s'ensieut  l'abrégié  de  la  sentence  prononcbiée  parles  ambas- 
sadeurs du  roy  au  prouffit  du  duc  de  Bourgongne,  conte  de 
Flandres,  et  à  rencontre  de  ceux  de  Gand 334 

CHAPITRE  XXVI. 

Comment  ceux  de  Gand  ne  volrent  riens  tenir  de  ce  qui  estoit 
ordonné  et  conclu  par  les  ambassadeurs 311 

CHAPITRE  XXVII. 

Cy  devise  comment  les  nations  des  marchans  de  rechief  estans 
en  Bruges  firent  tant  devers  le  duc  de  Bourgongne  qu'à  leur 
prière  et  requeste  il  leur  ottroya  d'aller  à  Gand  pour  savoir 
s'ils  pourroicnt  faire  l'accord  do  ceux  de  Gand  devers  leur 
seigneur  le  duc  de  Bourgongne 348 


404  TABLE  DES  MATIERES. 

CHAPITRE  XXVIII. 


Pages 


Comment  le  duc  de  Bourgongne  se  party  de  la  ville  de  Courtray 
et  se  mist  aux  champs  à  grant  puissance  pour  subjuguer  les 
Gantois 357 

CHAPITRE  XXIX. 

Cy  fait  mention  comment  le  duc  de  Bourgongne  prit  le  cliastel 
de  Poucques  et  fit  pendre  tous  ceux  qui  dedens  estoient,  puis 
y  flst  bouter  le  feu 364 

CHAPITRE  XXX. 

Comment  ceux  qui  estoient  dedens  la  forteresse  de  Gavres  se 
rendirent  à  la  volenté  du  duc,  lesquels  furent  tous  pendus  et 
estranglés 3G6 

CHAPITRE  XXXI. 

Comment  les  Gantois  à  grant  puissance  saillirent  de  la  ville  de 
Gand  pour  venir  combattre  le  duc  de  Bourgongne  leur  sei- 
gneur, et  comment  il  leur  en  vint    367 

CHAPITRE  XXXII. 

Comment  le  seigneur  de  Wavrin  et  le  seigneur  de  Bocqueaux  et 
autres  allèrent  courre  devant  Gand,  et  comment  les  Gantois 
requirent  au  seigneur  de  Wavrin  qu'il  voulsist  retourner  de- 
vers le  duc  de  Bourgongne,  pour  luy  prier  qu'il  eust  mercy 
d'eux,  laquelle  chose  il  fist,  comme  vous  orez 283 

CHAPITRE  XXXIII. 

Cy  devise  la  manière  comment  les  Gantois  vinrent  au  due  de 
Bourgongne,  comte  de  Flandres,  leur  seigneur,  en  toute 
obéissance  lui  prier  mercy 389 


APPENDICE  :  Traduction  du  chapitre  XLIII  du  livre  II,  par  Pon- 
tus  Heuterus 393 


FIN  DE  LA  TABLE  DES  MATIERES. 


DC  Chastellain,    Georges 
611  Oeuvre  s 

B78C5 
t. 2 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


.vi  ;r'''iJiHilih>»«ii'î